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Opinion
Interview du Président syrien Bashar al-Assad [4/4]

Le Président Bashar al-Assad
In The Wall Street Journal, 31
janvier 2011
http://online.wsj.com/article/SB10001424052748703833204576114712441122894.html
WSJ : Certes, mais le principe dont vous venez de parlez vaut,
de manière général, dans une autre situation, comme celle du
Hezbollah, dans lequel l’Iran a des intérêts, et qu’il continue
à soutenir. Mais les Etats-Unis sont opposés à cela, et la Syrie
se retrouve coincée entre les deux ?
Assad : Tout d’abord, je veux dire que
beaucoup de pays soutiennent le Hezbollah, secrètement ou
publiquement ; il ne s’agit pas seulement de l’Iran. Ensuite, la
question du Hezbollah est liée à celle de la paix ; l’approche
que vous indiquez n’est pas appropriée, la question n’est pas
celle de l’Iran. Si vous voulez traiter avec le Hezbollah et
avec le Hamas, et
même avec la Syrie, comme je vous l’ai déjà dit, si vous voulez
traiter de la question de la paix, si et lorsqu’il y aura une
paix, qu’adviendra-t-il de ces deux partis ? C’est ainsi que
vous présentez la question. Vous ne pouvez pas parler seulement
de vos relations avec l’Iran en tant qu’abstraction, ou de
manière abstraite, cela n’est pas réaliste. C’est pourquoi je
vous ai dit : eh bien, dites-moi donc ce qu’est l’Iran. Que
signifie ce mot : Iran ? L’Iran est mauvais ? Très bien. Israël,
aussi, est mauvais : comment, par conséquent, allez-vous faire
la paix avec ce pays. Si Israël et puisqu’Israël est mauvais, je
ne vais pas rencontrer ce pays : telle est la logique dont vous
usez. Si je veux faire la paix avec Israël et que je n’aime pas
les Etats-Unis, je vais mettre la condition suivante : si je
veux faire la paix avec vous, alors vous n’aurez plus de bonnes
relations avec les Etats-Unis ? Est-ce logique ? Non, c’est
totaleement illogique. Aussi, s’ils n’aiment pas l’Iran, cela ne
signifie pas que vous ne deviez pas traiter avec ce pays.
WSJ : Mais en ce qui concerne la question
de savoir si à tort ou à raison la Syrie n’est plus un soutien
idéologique du Hezbollah, la perception est encore, là encore à
tort ou à rison, que la Syrie soutient le Hezbollah
militairement, et que cela crée une situation très dangereuse
dans laquelle un conflit à plus grande échelle amènerait la
Syrie à y prendre part ?
Assad : En réalité, ils veulent que la
Syrie fasse la police. Je leur ai dit pourquoi serions-nous les
gendarmes ? Pourquoi voudriez-vous que je fasse la police
d’Israël alors qu’Israël n’esquisse pas le moindre pas vers la
paix ? Nous ne serons pas les gendarmes d’Israël, permettez-moi
de le dire bien clairement et franchement. Nous n’avons pas à
être ses complices, parce que si vous n’êtes pas effectivement
de la police, dans cette région, tout le monde…
WSJ : … parce que vous serez perçu comme un
contrebandier, tout ce qui entre au Liban étant considéré comme
de la contrebande ?
Assad : Même en situation normale, je ne
suis pas en mesure de contrôler ma frontière avec l’Irak, par
exemple. Je suis confronté à une contrebande d’armes à partir de
l’Irak ; c’est une situation normale, dans notre région : tant
qu’il n’y existera pas de stabilité, vous constaterez ce genre
de choses. La contrebande est quelque chose de normal, que
personne ne peut contrôler ; même si vous déployez une armée sur
la frontière, vous ne pourrez pas la contrôler. Donc, là encore,
traitons de la question principale, le processus de paix, c’est
là où nous pouvons résoudre toutes les questions d’un coup ;
vous n’avez pas à traiter du moindre petit détail, c’est en cela
que nous pouvons résoudre tout le conflit en bloc ; vous n’avez
pas à résoudre séparément tous les petis problèmes, si bien que
la situation devient comme du mercure : vous n’arriverez jamais
à l’attraper.
WSJ : Puis-je vous poser une question plus
générale ? Je sais que le grand problème, dans la région, depuis
l’Iran jusqu’à la Syrie et à Israël, c’est l’instauration d’une
région sans armes de destruction massive, une région
dénucléarisée. D’un côté, je sais que la Syrie et d’autres pays
ont été très intéressés à pousser Israël à signer le traité de
non-prolifération sous les auspices internationaux et que cela
ne s’est pas produit. Mais en même temps, il existe un conflit
larvé avec l’AIEA autour d’allégations selon lesquelles la Syrie
aurait ce genre de technologies nucléaires menées cladestinement.
Pouvez-vous nous parler de ces allégations et de la manière dont
il serait possible d’obtenir un Moyen-Orient dénucléarisé et
régler votre conflit avec l’AIEA, y a-t-il un moyen d’obtenir
une résolution au sujet de ces accusations ?
Assad : En 2002 et 2003, nous avons été
membre du Conseil de Sécurité de l’Onu, et il y a eu, durant ce
mandat, un projet de loi syrien visant à libérer le Moyen-Orient
des armes de destruction massive et, bien entendu, qui s’y est
opposé ? C’est l’administration Bush, car cette résolution
incluait Israël, elle existe d’ailleurs encore, etje pense qu’on
lui a donné la forme d’un ‘bleu’, c’est-à-dire qu’elle n’a pas
été rendue effective. C’est notre point de vue : le Moyen-Orient
est une région de conflits depuis des siècles, et non pas
seulement depuis quelques décennies. En ce qui concerne l’AIEA,
Israël a attaqué un site, en Syrie, et nous avons dit qu’il
s’agissait d’un site militaire. Bien entendu, au début, ils
n’ont pas dit qu’il s’agissait d’un site nucléaire. Non ; ils
ont attendu huit mois, puis, après que nous ayons reconstruit ce
site, ils ont affirmé qu’il s’agissait d’un site nucléaire. On
devrait sanctionner les Etats-Unis et Israël, mais en
particulier, les Etats-Unis : pourquoi avez-vous attendu huit
mois avant d’affirmer qu’il s’agissait d’un site nucléaire ?
C’est le premier point. Le second point, c’est ce qui s’est
passé avec l’AIEA. Ils nous ont demandé la permission d’envoyer
des experts chez nous ; étant particulièrement confiants, nous
avons dit que ces experts pouvaient venir chez nous. Ils sont
venus en Syrie, ils ont prélevé quelques échantillons, puis ils
sont allés à Vienne, je pense, puis ils ont dit qu’ils avaient
découvert des particules radioactives. Vous savez, si vous
disposez d’une centrale nucléaire, vous ne permettez à qui que
ce soit au monde de venir la voir, si vous voulez la maintenir
secrète. Voilà, déjà, pour commencer…
Ensuite, ils ont dit qu’Israël aurait
attaqué un site nucléaire en construction, avant même que
celui-ci ait commencé à fonctionner. Si ce centre était en
construction et si c’était avant qu’il ait commencé à
fonctionner, comment auriez-vous pu trouver ces particules
radioactives ? D’où seraient-elles venues ? En effet, vous
n’amenez pas de matières fissiles sur un site nucléaire avant
que celui-ci soit en état de fonctionner, avant qu’il soit fini
de construire, n’est-ce pas ? Voilà pour le deuxième point. Il y
en a un troisième : comment peuvent-ils détruire un site sans
enregistrer de pertes, sans avoir de plan, alors même que
celui-ci est considéré nucléaire ? Et les radiations ? Tout le
monde peut aller sur ce site aujourd’hui, il est ouvert et vous
pouvez le traverser. Donc, il est clair pour tout le monde qu’il
ne s’agit pas d’un ancien site nucléaire. Mais la question est
celle-ci : pourquoi ont-ils attendu huit mois ? Parce que dès
lors qu’ils ont attendu huit mois et que nous avons reconstruit
ce site, il est facile, pour eux, d’affirmer qu’il était bel et
bien nucléaire, comprenez-vous ?
WSJ : Oui…
Assad : Parce que s’ils pensaient que ce
site était un site nucléaire, ils auraient dû procéder à cette
inspection sans attaquer le site. S’ils veulent créer un
problème à la Syrie, ils auraient pu dire à l’AIEA : regardez,
nous avons des images satellite, allez en Syrie, et vous pourrez
la coincer. Qu’aurions-nous pu faire : nous avons un site, nous
allons donc leur permettre de le voir, tel qu’il est. C’est
pourquoi ils ont d’abord détruit ce site, ils ont attendu que la
Syrie le reconstruise, après quoi ils ont prétendu que c’était
un site nucléaire. Attendez : « était ». Comment pouvez-vous
prouver ce qu’un site « était » ? Mais telle est la question
compliquée et tordue qu’ils ont réussi à créer, et comment
apporter des preuves ? C’est ainsi : dès lors que vous n’êtes
pas en mesure de prouver que ce site était nucléaire, c’est donc
qu’il l’était !
WSJ : Alors que, catégoriquement, il ne
l’était pas ?
Assad : Catégoriquement, ça n’était pas un
site nucléaire. Les événements l’ont d’ailleurs prouvé, car si
vous l’attaquez, comment était-il, avant, où sont les
matériaux ? Nous n’en avons pas, les experts s’y sont rendus, et
vous avez une vie normale, dans les parages ; comment
pourriez-vous avoir des radiations, après l’attaque, et ne pas
avoir mis en œuvre le moindre plan d’urgence ? Ils ont des
satellites, ils ont des images jour après jour : ils s’en
seraient rendu compte. La seule chose que nous ayons faite,
c’est que nous avons collecté les débris, nous les avons emmenés
ailleurs, et nous avons reconstruit le site. Nous n’avons pas
nettoyé (vous ne pourriez le faire, même si vous le vouliez) les
radiations : celles-ci seraient restées décelables durant des
siècles, pour ainsi dire à jamais. Donc, c’est totalement
irréaliste, et ils le savent. Il y a une autre question, qui est
celle d’un petit réacteur expérimental, bien entendu sous la
supervision de l’AIEA ; ils viennent de temps à autre en Syrie
pour l’inspecter. Ils l’ont fait, cette fois encore, et ils ont
dit avoir découvert des matériaux illégaux, disent-ils, et nous
sommes toujours en train de discuter de ce sujet avec eux, parce
que nous avons une usine de phosphates, et nous avons du yellow
cake dans ses effluents, sur lequel nos scientifiques font des
expériences, et ce qui est drôle, c’est que ces expériences ont
fait l’objet de publications dans les revues scientifiques ; ces
expériences n’ont donc rien de secret, et eux, ils affirment que
c’est une infraction ! S’ils veulent, mais cela est public, ça a
été publié dans une revue scientifique, ça n’a rien de secret.
Donc, il y a eu ce genre de conflit, et ils veulent trouver un
lien entre le premier site et ce deuxième site, mais celui-ci
n’a rien à voir avec le premier.
WSJ : Pensez-vous que ce problème avec
l’AIEA puisse être résolu ?
Assad : Oui, je pense. Nous sommes en train
de discuter avec eux, actuellement. De fait, la plupart des
problèmes sont d’ordre technique et juridique.
WSJ : Autoriserez-vous autant d’inspections
que cela sera nécessaire, quoi que veuille l’AIEA, ou bien
êtes-vous encore en train de négocier avec elle ?
Assad : Non, de fait, il y a une
coopération entre la Syrie et l’AIEA au sujet des questions
normales, comme ce réacteur expérimental et les sous-produits de
yellow cake ; nous ne discutons pas de cela tous les six mois,
ni même tous les ans, nous avons des règles. Mais cette fois-ci,
ils ont demandé à la Syrie de signer un protocole additionnel
selon lequel ses inspecteurs peuvent venir en Syrie à tout
moment. Non, nous n’allons pas signer ce protocole.
WSJ : Ils veulent venir à tout instant, et…
partout ?
Assad : De toutes les manières, nous ne
signerons pas. Nous pouvons seulement respecter le traité de
non-prolifération dont nous sommes signataires, et cela ne nous
pose aucun problème. Personne n’accepterait de signer ce
protocole additionnel ; c’est contraire à notre souveraineté :
sous le prétexte de pouvoir venir
à tout instant faire des inspections sous le prétexte de
la vérification d’activités nucléaires, vous pouvez ‘inspecter’
absolument ce que vous voulez. Nous avons beaucoup de secrets,
comme tout autre pays, et aucun pays ne les autoriserait à faire
cela…
WSJ : Vous redoutez que ces inspections
soient détournées ?
Assad : C’est une évidence, elles
serviraient à tout autre chose…
WSJ : Je souhaiterais simplement savoir
quelque chose sur un point, depuis le tout début, car vous avez
dit que les changements, dans la région, ont commencé avec la
Révolution islamique de 1979 en Iran, puis, en même temps, vous
saviez simplement que ce qui se passe depuis quelques semaines
suggérait qu’il y avait une nouvelle ère qui s’ouvrait dans le
monde arabe lui-même. Je voudrais simplement confirmer que vous
considérez qu’il y a une nouvelle ère en train d’émerger dont
personne n’entrevoit exactement ce qu’elle sera au juste, mais
que c’est simplement votre impression, à savoir que nous sommes
en quelque sorte dans une ère nouvelle avec des gens qui auront
plus leur mot à dire et des Etats-Unis et d’autres pays qui
considèrent que dans ces pays, comme, vous savez, l’Egypte, la
Jordanie, ils seraient à même de faire passer leur politique.
Cette ère est en quelque sorte en train de parvenir à un terme.
Comment voyez-vous cela ?
Assad : Je ne dirais pas qu’il s’agit d’une
fin, parce qu’en réalité, je n’obéis pas aux Etats-Unis, mais
j’aimerais avoir de bonnes relations avec eux, j’aimerais
dialoguer, et le dialogue signifie l’interaction ; le dialogue
ne signifie pas dire non-non-non. Je ne veux pas être influencé
par vous (les Etats-Unis, ndt). Nous devons nous influencer
réciproquement. Donc, soyons modérés et réalistes. Non, je ne
pense pas que tout le monde doive couper ses relations avec qui
que ce soit, ni avec cette grande puissance, mais je pense que
deux choses, une positive et une négative, sont en jeu. La chose
positive : s’agira-t-il d’une nouvelle ère où nous irons vers
davantage de chaos, ou vers davantage d’institutionnalisation ?
Telle est la question posée. C’est la raison pour laquelle j’ai
dit qu’au début, tout est encore nébuleux ; nous ne pouvons
comprendre les raisons avant d’avoir vu la fin, et cette fin
n’est pas encore claire.
WSJ : Et cette situation comporte-elle une
leçon pour la Syrie, vous semblez vouloir en retirer une ?
Assad : Elle comporte une leçon pour tout
le monde ; bien entendu, vous ne pouvez prétendre que vous ne
recevez pas de leçon…
WSJ : Et cette leçon, c’est d’aller plus
vite, ou au contraire de ralentir ?
Assad : La bonne chose, pour la Syrie,
c’est ces choses nombreuses que j’ai évoquées en tant
qu’analyses, en tant que bonnes choses que nous pouvons adopter,
mais à quel point pouvez-vous être éloigné de votre peuple,
telle est la question, qu’il s’agisse des considérations
internes ou des considérations externes. J’ai des relations avec
de nombreux officiels des Etats-Unis, que je reçois ici en
Syrie, et nous parlons de coopération, mais ils ne me font pas
de reproches, car ils savent que je ne suis pas leur
marionnette.
WSJ : Ainsi, vous pensez que dans le court
terme, vous n’avez pas réellement à changer, parce que vous êtes
sous le contrôle de votre peuple. Mais, à plus long terme, la
question serait la construction d’institutions, une construction
en quelque sorte plus lente, et non pas plus rapide ?
Assad : Exactement, parce que mêm si vous
voulez parler de la démocratie et de la participation, cela doit
se réaliser à travers des institutions. C’est ainsi qu’il faut
généraliser cette participation via des institutions améliorées
et rendues plus performantes.
WSJ : Mais, à n’en pas douter, beaucoup de
gens vous diraient que non, la leçon doit être une réforme
politique beaucoup plus rapide, une représentation du peuple
beaucoup plus rapide, et une amélioration beaucoup plus rapide
des droits de l’homme, non ?
Assad : Eh bien non ; je ne pense pas que
la question soit une question de temps opportun, la question,
c’est celle de l’espoir. En effet, si je dis que d’ici cinq ou
dix ans, nous serons peut-être en mesure de faire cela, si la
situation s’améliore, il faut savoir que les gens sont patients,
dans notre région. Le problème étant que si vous leur dites « je
ne vois aucune lumière au bout du tunnel », là, ça sera un
problème. Donc, la question n’est pas d’être plus rapide ou plus
lent. Je pense qu’être plus rapide pourrait être bon, mais cela
peut être mauvais ; aller plus vite, cela peut signifier avoir
davantage d’effets secondaires, et aller plus lentement pourrait
être mauvais, mais nous pourrions aussi avoir moins d’effets
pervers. Donc, chaque attitude a des avantages et des
inconvénients. Nous devons être réalistes : les deux démarches
ont du bon.
WSJ : Avez-vous le sentiment d’aller dans
la bonne direction ?
Assad : Vous devez bouger. C’est pourquoi
je vous ai dit que tant que vous avez un cours d’eau, vous
n’avez pas de stagnation et vous n’avez pas d’eau croupissante.
Quant au flux, rapide ou lent : chacun a ses avantages. C’est
ainsi que nous devons envisager la situation, plutôt que nous
focaliser sur la rapidité du flot. La question n’est pas de
savoir à quelle vitesse cette eau s’écoule, mais bien, plutôt,
si elle s’écoule ou non.
WSJ : Mettez-vous la question des droits de
l’homme parmi ces institutions nécessaires ?
Assad : Oui, bien sûr. Les droits de
l’homme en font partie, mais, en fin de compte, les droits de
l’homme ont trait à la manière dont… quand je parle de société
arabe, la question est de savoir de quelle manière chaque
société comprend la question des droits de l’homme en fonction
de ses propres traditions, car nous sommes en train de parler
d’une région idéologique, nous parlons de milliers d’années de
traditions ; vous ne pouvez rien faire, ici, en fonction de la
charte des Nations unies, tout ce que vous pouvez faire doit
être relatif à la charge de notre propre culture. C’est pourquoi
l’on a besoin de ce débat : les droits de l’homme ne sont pas
quelque chose que vous apportez de l’extérieur. Nous avons
besoin d’un dialogue national, et vous, vous avez besoin de
comprendre que dans notre région du monde, nous avons – je ne
parlerai pas de polarisation – une diversité incroyable.
Parfois, vous avez deux cultures qui coexistent dans un même
pays. Donc, il ne s’agit pas d’une
culture, mais d’une multitude de cultures.
WSJ : Dans ce dialogue national, quels sont
les trois choses qui vous semblent les plus importantes :
qu’est-ce qui est en train de bouger, en Syrie ?
Assad : Cela dépend de vos priorités.
Disons que les priorités doivent être fondées sur deux
facteurs : le premier, c’est quelles sont les questions sur
lesquelles vous pouvez évoluer plus rapidement, et le second,
c’est quelle est la question la plus urgente ? Qu’est-ce qui est
le plus urgent, pour le peuple ? Quand je suis devenu président,
c’était l’économie, parce que où que vous alliez, en Syrie, vous
aviez de la pauvreté. Or, la situation ne cesse d’empirer jour
après jour, nous avons traversé cinq années de sécheresse, c’est
la cinquième année où nous subissons un déficit de la
pluviométrie. Nous aurons donc moins de blé ; habituellement,
nous exportions du blé et du coton chaque année, mais cette
année, nous avons des problèmes. Nous allons avoir de
l’immigration (interne). Cette année, trois millions de Syriens,
sur les vingt-deux millions que nous sommes, seront affectés par
la sécheresse. C’est donc notre priorité immédiate.
WSJ : Précisément, parce que l’économie
pourrait être réformée plus rapidement ?...
Assad : Mais après le 11 septembre, qui
s’est produit un an après mon accession au pouvoir, puis au
début de 2002, il y a eu l’invasion de l’Afghanistan, puis celle
de l’Irak, puis le chaos généralisé qui a été créé et
l’extrémisme causé par cette politique erronée, mas première
priorité est devenue la stabilité, avant même l’alimentation.
Donc, vous changez de priorié en fonction des circonstances.
Ainsi, la sécurité est devenue la priorité numéro un ; comment
pouvez-vous stabiliser votre pays, comment pouvez-vous prémunir
votre société de l’extrémisme, comment vous pouvez combattre le
terrorisme, sachant que vous avez des cellules dormantes,
partout, dans cette région. Ensuite, l’économie est la deuxième
urgence. En troisième lieu, nous pouvons mettre tout le reste.
Ainsi, la réforme politique est importante, mais elle n’est pas
aussi importante ni si urgente que le fait d’avoir des
concitoyens qui se réveillent tous les matins et qui veulent
avoir à manger, préserver leur santé et pouvoir envoyer leurs
enfants dans de bonnes écoles. C’est ça, ce que veulent les
Syriens. Je veux me sentir en sécurité dans mon propre pays ;
c’est mon objectif.
WSJ : Vous avez une situation
raisonnablement stable, surtout pour le Moyen-Orient, votre
programme économique va de l’avant. Par conséquent, les
questions de la réforme politique et des droits de l’homme
vont-elles venir bientôt au premier plan ?
Assad : Certes, nous allons de l’avant,
nous l’avons fait par le passé, déjà. Mais je suis en train de
parler ici de priorités ; cela ne signifie nullement que je les
traite toutes sur le même plan, mais que j’insiste sur celles
qui doivent être traitées dans l’immédiat et celles sur
lesquelles nous devons nous focaliser. Par exemple, la réforme
de l’administration locale est très importante, sur le plan
juridique. Nous en faisons une priorité parce que c’est
l’échelon où les citoyens peuvent élire leurs édiles ; nous
pouvons d’ores et déjà élire nos conseils municipaux, mais nous
avons voulu réformer cette loi et la rendre plus démocratique et
plus efficiente, parce que les citoyens, partout dans le pays,
ont affaire au premier chef avec leurs élus municipaux. C’est
donc la réforme administrative la plus urgente. De fait, nous
l’avons ajournée en raison du conflit. Nous avons pris cette
décision en 2005 lors d’un congrès de notre parti. A l’époque,
le conflit déclenché par la France, la Grande-Bretagne, les
Etats-Unis et d’autres visaient à déstabiliser la Syrie. Nous
avons dit : OK, oublions cette réforme, nous avons une nouvelle
situation. Aujourd’hui, nous sommes très sérieusement en train
de la mener à bien. La seconde réforme porte sur la société
civile ; nous devons l’améliorer. Nous sommes en train de
finaliser la loi y ayant trait. Nous en débattons depuis deux
ans. Pourquoi ? Parce que nous voulons que tout le monde, en
Occident et en Orient, voit quel est le meilleur modèle que nous
puissions utiliser, et après l’avoir finalisé, beaucoup de
personnes de la société civile ont fait part de leurs
commentaires et ont dit que nous devions encore l’amender. C’est
ce que nous sommes en train de faire.
WSJ : Ce sont les deux choses que vous
ferez sans doute avant la fin de cette année ?
Assad : Pas cette année. Je ne sais pas si
nous pourrons venir à bout de la réforme de l’administration
locale cette année, puisque, par exemple, nous avons eu besoin
de cinq années pour modifier le code du travail, en raison de la
puissance des syndicats, chez nous, en Syrie. Ils se sont
opposés à la réforme, comme les employeurs d’ailleurs, et il
nous a fallu cinq années pour finaliser cette loi, l’année
dernière. Cela n’a pas été facile : la loi a été soumise au
Parlement, et il y a eu beaucoup de débats. En ce qui concerne
l’administration locale, cela pourrait être prêt à la fin de
l’année. La loi sur la société civile aurait dû être finalisée
l’an dernier, mais nous avons voulu avoir davantage de
délibérations avec différents secteurs de la société, et nous
avons donc pensé plus sage d’ajourner la finalisation de cette
loi à l’année prochaine.
WSJ : Fondamentalement, cette loi autorise
la constitution d’ONG ?
Assad : Nous avons moins de 2 000 ONG en
Syrie, mais nous voulons rendre la loi plus efficiente afin
d’avoir plus d’ONG, grâce à une diminution de la bureaucratie.
WSJ : Vous avez repoussé cette loi d’une
année, c’était donc de 2010 en 2011 ?
Assad : Oui, de fait, cela doit être
finalisé, en théorie, en décembre de cette année. Par
conséquent, lorsque je dis l’année prochaine, cela signifie de
fait dans un mois au deux.
WSJ : Ah, d’accord. Donc, l’année pour ce
faire, c’est cette année même ?
Assad : En fait, cela était supposé se
conclure l’an dernier, donc nous pourrons sans doute avoir
terminé le mois prochain. Nous sommes au début du mois de
février. Parfois, ça n’est pas une question de temps, parce que
beaucoup de personnes veulent participer, et c’est bien. Parfois
les gens nous demandent de surseoir et ils nous expliquent
qu’ils nous soutiendront d’autant plus qu’il y aura un nombre
important de participants au débat. Si vous menez des travaux
avec une moindre participation, ils attaqueront la loi. Il est
donc préférable d’avoir un consensus, c’est très important pour
la stabilité. C’est un de nos principes parmi les plus
importants : plus vous avez de consensus sur un maximum de
questions, plus vous pouvez aller de l’avant en douceur et dans
la stabilité, cela signifie que vous serez plus alourdi et donc
moins rapide, mais plus stable. C’est notre façon de voir la
situation.
WSJ : Y a-t-il du changement en ce qui
concerne les médias ? Je sais que vous avez parlé de cela.
Assad : Nous parlons aujourd’hui d’une
nouvelle manière de considérer les médias et, bien entendu, nous
avons supprimé certaines sanctions car parfois nous faisons de
grandes choses et parfois nous faisons du racommodage dans
l’attente de la nouvelle configuration. Donc, nous ne voulons
pas nous arrêter en chemin ; nous sommes très dynamiques, en
Syrie. Nous faisons de petits progrès, mais quand nous avons une
vision claire, nous faisons les choses en grand, et nous
adoptions des lois fondamentales susceptibles de changer les
choses de manière drastique. Mais parfois, nous ne disposons pas
de la vision nécessaire sur un problème donné, comme la
différence entre les médias et un site ouèbe, ou sur les
nouveaux sites. C’est la raison pour laquelle j’ai pris la
décision de repousser l’adoption de la loi sur les publications.
Nous n’avons pas encore assez bien délimité ce qui relevait de
l’information ou de la publication commerciale, etc.
WSJ : Et votre plan quinquennal est
particulièrement ambitieux. Pensez-vous être en mesure de
réaliser cette croissance, en dépit des sanctions et de tout : 6
ou 7 % annuellement ?
Assad : Notre croissance est de 5 %. Mais
ça n’est pas une question de chiffre, parce que nous avons déjà
essayé cette piste purement économique ; nous avons des
résultats excellents, en particulier pour un pays comme la
Syrie, mais la question est celle de savoir comment faire que
toute la population profite de cette croissance. Ce n’est pas le
cas. Nous sommes en train d’améliorer notre administration, mais
elle n’est pas aussi performante qu’elle devrait l’être pour que
tout le monde bénéficie de la croissance enregistrée par notre
pays.
WSJ : Fondamentalement, il faut que vous
créiez des emplois ?
Assad : Oui, exactement, parce qu’encore
aujourd’hui, nous en sommes au tout début, nous avons peu de
gens qui atteignent ces résultats, et c’est normal, pour un
commencement. Nous parlons ici de millions de personnes, mais
nous avons quelques centaines de personnes seulement qui
bénéficient de la croissance beaucoup plus que les autres. Par
le passé, cette inégalité était moindre, de très loin. Nous
devons donc associer tout le monde à la croissance ; tel est le
défi. Et vous ne pouvez pas généraliser cette participation si
vous ne développez pas les performances de l’administration.
Mais nous devons tenir compte du fait que soixante pourcents de
notre population sont des paysans, si bien que soixante
pourcents de notre économie dépendent de l’eau. Donc, quand vous
avez moins d’eau, vous avez moins de croissance. Comme vous le
savez sans doute, j’étais médecin, et je me souviens qu’en 1992,
un de mes amis qui avait obtenu son doctorat en médecine était
allé s’établir dans une région agricole. Il était venu me rendre
visite et je lui avais demandé comment allait son travail de
médecin. Mon ami m’avait répondu que cela allait mal parce qu’il
n’avait pas assez plu. Je lui ai demandé comment cela se
faisait, il était médecin, après tout ? Il m’avait dit : « Parce
qu’il n’a pas plu, beaucoup de gens ont remis à plus tard même
les opérations chirurgicales qu’ils devaient subir ». Ainsi,
vous comprenez à quel point l’eau peut influencer tous les
aspects de notre économie. Par conséquent, quatre années
successives de grande sécheresse ont eu des conséquences
dramatiques pour notre économie. Difficile, pour moi, de dire
que j’ai un plan très clairement défini pour chaque domaine.
Comme vous le voyez, il y a beaucoup de facteurs complexes dont
nous devons tenir compte.
WSJ : Diriez-vous qu’aujourd’hui votre
principal partenaire économique est la Turquie ? Je veux dire :
il semble bien que la Turquie représente un pays modèle en
matière d’investissement ?
Assad : C’est tout à fait vrai ; la Turquie
est notre modèle, car nous avons le même type de composition
sociale et nous avons des traditions similaires. C’est un modèle
parmi d’autres, parce qu’en fin de compte, vous n’avez aucun
modèle à prendre en totalité, vous prenez seulement certains
aspects. En fin de compte, l'Occident soutenait la Turquie. Et
maintenant, l’Occident est contre la Turquie. Les Turcs ont plus
de technologie que nous, nous n’avons pratiquement pas de
technologie, nous ne parlons pas seulement de réforme, nous
avons aussi besoin de technologie. Il n’y a pas de réforme sans
de hautes qualifications. Nos universités ont été soumises à
embargo, par conséquent, comment pourrais-je avoir les
meilleures ressources humaines ? Les Turcs ont des ressources
humaines bien supérieures aux nôtres. A la fin, vous devez
envisager l’ensemble des événements, l’ensemble du contexte.
Nous ne pouvons nous en tenir ce que sont aujourd’hui la Turquie
et la Syrie.
WSJ : La technologie, est-ce ce qui est le
pire, dans les sanctions imposées par les Etats-Unis ?
Assad : Non, il y a pire encore que
l’embargo sur la technologie. Un de mes amis, qui a travaillé
douze ans aux Etats-Unis, possède un laboratoire médical, et il
ne peut pas importer des matériaux de base pour ce laboratoire.
Cela influence la vie des gens, si vous ne disposez pas du
calibreur approprié pour vos analyses biologiques, par exemple ?
Cela signifie que vous donnez aux gens des résultats médicaux
erronés. Vous diagnostiquez un cancer chez quelqu’un, alors
qu’il n’a pas de cancer. Qu’est-ce que les Syriens ont donc fait
aux Etats-Unis pour mériter cela ? En ce qui concerne les
avions, quel est le rapport entre la politique et le fait que
des gens meurent à cause de crash d’avions dus à un manque de
pièces de rechange ? Mais d’un autre côté, nous sommes le pays
qui connaît la plus forte croissance dans l’utilisation de
l’Internet au Moyen-Orient. Et cela est dû au caractère des
Syriens ; ils sont généralement très ouverts sur la société, ils
veulent apprendre, et ils réussissent. Nous avons des expatriés
dans le monde entier, nous sommes en contact avec le reste du
monde depuis au moins un siècle et demi, ce qui est plus que
tous les autres pays du Moyen-Orient, nous avons en proportion
plus d’expatriés que tous les autres pays de cette région du
monde.
Il y cinq millions de réfugiés
palestiniens. L’estimation la plus faible dont nous disposions
du nombre des expatriés syriens, c’est dix millions, soit le
double, et certains spécialistes disent que nous avons en
réalité dix-huit millions d’expatriés dans le monde entier. Vous
pouvez comprendre, sachant cela, quelle est la diversité des
cultures dans notre société, elle est liée aussi à la diversité
de nos contacts avec le monde entier. Donc nous ne pouvons pas
dire que cet embargo aurait tué notre société, certes non. Non,
il affecte certains secteurs, principalement du point de vue
humanitaire. Je veux dire, en fin de compte, vous pouvez obtenir
les matériels nécessaires au marché noir, mon ami, qui achetait
ses matériels aux Etats-Unis, se fournit depuis lors en France,
par exemple. Récemment, nous avons acheté deux avions, mais pas
des gros porteurs, à la France, car nous ne pouvions pas les
obtenir des Etats-Unis. Donc, les gens se rapprochent de
l’Europe. Aujourd’hui, vous pouvez acheter à la Chine, ou à
l’Inde, nous avons évolué désormais dans cette direction, nous
nous tournons vers l’Orient. Nous avions l’habitude de regarder
vers l’Occident, et maintenant nous regardons de plus en plus
vers l’Orient. C’est très important. Nous ne sommes pas les
seuls à le faire, c’est aussi le cas de pays qui ont de bonnes
relations avec les Etats-Unis. Même leurs alliés ne sont plus
assurés que les Etats-Unis pourront les aider un jour ; ils
veulent diversifier leurs ressources, leurs relations, leurs
intérêts, bref : tout. Ils veulent avoir de bonnes relations, en
particulier avec la Chine et avec l’Inde.
WSJ : Merci beaucoup, M. le Président.
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
L'interview 1/4
L'interview
2/4
L'interview 3/4
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