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Opinion
Interview du Président syrien Bashar al-Assad [1/4]
Le Président Bashar al-Assad
In The Wall Street Journal, 31
janvier 2011
http://online.wsj.com/article/SB10001424052748703833204576114712441122894.html
Le Président Bashar al-Assad, qui
a hérité un régime tenant le pouvoir depuis quatre décennies en
Syrie, a dit qu’il pousserait à davantage de réformes politiques
dans son pays et cela montre à quel point la violente révolte
que connaît l’Egypte est en train de contraindre les dirigeants
du Moyen-Orient de repenser leurs approches respectives.
Au cours d’une rare interview, M.
Assad a déclaré au Wall Street Journal que les protestations en
Egypte, en Tunisie et au Yemen nous font entrer dans une
« nouvelle ère » au Moyen-Orient et que les gouvernants arabes
auront sans doute à faire davantage pour satisfaire les
aspirations montantes de leurs peuples, tant sur le plan
politique que sur le plan économique.
The Wall
Street Journal (WSJ) : Nous avions beaucoup de questions à vous
poser, la semaine passée, et voici que nous en avons d’encore
plus nombreuses…
Le Président Assad (Assad) : C’est
le Moyen-Orient… Ici, chaque semaine, vous êtes confronté à
quelque chose de nouveau ; si bien que quoi que vous disiez
cette semaine ne sera plus valable la semaine prochaine ;
La Syrie est
située, géographiquement et politiquement, au cœur du
Moyen-Orient. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes
concernés par la plupart des problèmes, cela depuis toujours,
pour ainsi dire, que cela soit directement ou indirectement…
WSJ : Merci
encore de nous recevoir. Nous apprécions ce privilège. Peut-être
pourrions-nous commencer précisément par la situation dans la
régionale, qui fait toutes les unes. En tant que président de
la Syrie, que pensez-vous de ce qui se produit
en Tunisie, en Egypte, en Algérie et en Jordanie ? Dans quel
sens pensez-vous que se déroulent ces changements, et qu’est-ce
que cela signifie, pour la Syrie ?
Assad : Cela signifie que si vous
avez de l’eau stagnante, vous allez avoir de la pollution et des
microbes. Et parce que nous avons connu cette stagnation, depuis
des dizaines d’années, et en particulier durant les dix
dernières années, en dépit des vastes changements qui affectent
le monde et certaines zones du Moyen-Orient, dont l’Irak, la Palestine et
l’Afghanistan, parce que nous avons eu cette stagnation, nous
sommes infectés par les microbes. Donc, ce que vous voyez
actuellement, dans cette région, c’est une sorte de maladie.
Voilà, c’est ainsi que nous voyons les choses.
Si vous voulez parler de la Tunisie et de l’Egypte, nous sommes
extérieurs à ce problème ; en fin de compte, nous ne sommes ni
les Tunisiens ni les Egyptiens. Nous ne pouvons pas être
objectifs, d’autant que la situation est toujours trouble et pas
du tout claire. Rien n’a été encore réglé. Donc quoi que vous
entendiez ou quoi que vous lisiez, en ce moment, ne peut être ni
vraiment réaliste, ni vraiment précis ou objectif. Mais je peux
vous parler de la région de manière générale plutôt que vous
parler de la Tunisie ou de l’Egypte, parce que
nous sommes la seule et même région. Nous ne sommes pas des
copies les uns des autres, mais nous avons beaucoup de choses en
commun. Si bien que je pense que le problème, c’est le
désespoir.
Dès lors que l’on a une
insurrection, il est évident qu’il y a de la colère, mais cette
colère est nourrie par le désespoir. Le désespoir a deux
causes : une cause interne et une cause extérieure. La cause
interne, c’est notre faute à nous, en tant qu’Etats et en tant
que responsables officiels, et la cause externe, c’est vous qui
en êtes responsables, en tant que grandes puissances ou en tant
que ce que vous appelez, vous autres, en Occident, la
« communauté internationale », alors que pour eux (les peuples
du Moyen-Orient, ndt), la fameuse communauté internationale
n’est constituée que des Etats-Unis et de quelques pays, mais
certainement pas du monde entier. Aussi appellerai-je ces pays
les ‘grandes puissances’, qui ont été impliquées dans cette
région, depuis des décennies.
Quant à la cause interne, elle
tourne autour de la nécessité de changer, de changer la société,
et nous devons être à la hauteur de ce changement, en tant
qu’Etat et en tant qu’institutions. Vous devez progresser afin
d’être à la hauteur du progrès réalisé par la société. Quelque
chose doit être réalisé afin d’obtenir cet équilibre. C’est la
question la plus importante. Pour l’Occident, tout tourne autour
des problèmes que nous connaissons dans notre région du monde,
l’absence de paix, l’invasion de l’Irak, ce qui se passe en
Afghanistan, et ses répercussions, aujourd’hui, au Pakistan et
dans d’autres régions. Cela a conduit à ce désespoir et à cette
colère. Ce que je vous dis là, ce ne sont que les grands titres
de chapitres, quant aux détails, vous pourriez en avoir assez
pour en parler des jours durant, si cela vous dit. Je ne vous
indique ici que la manière dont nous voyons la situation de
manière générale.
WSJ : Quelles
sortes de changements ? Comment définiriez-vous les mutations en
cours ?
Assad : Parlons d’abord de tout ce
qui n’a pas changé jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à ce jour, nous
n’avons que deux choses… Mais si vous voulez parler de choses
nouvelles dans notre vie, vous aurez de nouveaux espoirs, et de
nouveaux conflits. Vous avez beaucoup de gens qui arrivent sur
le marché du travail et qui ne trouvent pas d’emploi, et vous
avez de nouveaux conflits, qui créent du désespoir. Donc, je
vous le rappelle : une cause interne et une cause extérieure.
Bien entendu, si vous voulez parler des changements internes, il
en est de plusieurs sortes : politiques, économiques et
administratifs.
Ce sont les changements dont nous
avons besoin. Mais, en même temps, vous devez faire progresser
la société, et cela ne signifie pas la faire progresser
techniquement au moyen de qualifications supérieures. Non, cela
signifie ouvrir les esprits. De fait, les sociétés, au cours des
trente années passées, en particulier depuis les années 1980,
sont devenues de plus en plus fermées en raison d’un
renfermement des mentalités ayant entraîné de l’extrémisme.
Cette tendance aura des répercussions en termes de moindre
créativité, de déficit de développement et de recul de
l’ouverture des esprits. Or, vous ne pouvez pas réformer votre
société ou vos institutions sans ouvrir votre esprit. Donc, le
problème central, c’est de savoir comment ouvrir les esprits,
comment ouvrir la société dans son ensemble, et cela concerne
tout le monde, dans la société, cela concerne chaque membre de
la société. Je ne parle pas ici de l’Etat, ni des classes
moyennes ou de Monsieur Tout-le-Monde. Non, je parle de chacun
d’entre nous, responsables y compris : si vous avez l’esprit
fermé, en tant que responsable officiel, vous ne pouvez pas
faire progresser votre société, et inversement.
Voilà pour la situation vue de
l’intérieur. Vue de l’extérieur, quel rôle joue l’Occident ?
Cela fait maintenant vingt ans que nous avons commencé le
processus de paix (en 1991). Qu’avons-nous réalisé ? La façon la
plus simple de répondre à cette question consiste à nous
demander si la situation est meilleure, ou si au contraire elle
est pire ? Nous pouvons dire, par exemple, que la situation est
5 % meilleure que ce qu’elle était avant que nous ayons
entrepris le processus de paix. Je peux vous dire, franchement,
que la situation est bien pire. C’est la raison pour laquelle
vous avez beaucoup plus de désespoir encore. C’est le résultat
final. Si vous parlez de l’approche, j’ai toujours mis en garde
contre le fait que le problème générerait un cycle de désespoir,
en particulier en matière de paix. C’est bien ce dont je parle
maintenant. Nous avons d’autres facteurs : vous avez, par
exemple, les négociations, d’où découlent des espoirs exagérés,
suivis par l’échec ; vient alors un autre espoir, puis un autre
échec. Ainsi, avec le temps, le diagramme se poursuit, et c’est
effectivement ce qui s’est produit : un petit mieux, et puis un
bien plus grave recul. C’est un exemple (de ce que je vous
disais), à propos de la paix.
En interne, la question a trait à
l’administration et aux sentiments du peuple, à sa dignité ;
elle a trait à la participation du peuple au processus de
décision de son pays. C’est une autre question très importante.
Je ne parle pas ici à la place des Tunisiens et des Egyptiens ;
je parle des Syriens. C’est une attitude que nous adoptons
toujours ; nous avons un contexte plus difficile que la plupart
des autres pays arabes, mais malgré cela,
la Syrie est
stable. Pourquoi ? Parce que nous partageons toujours,
étroitement, les convictions du peuple. C’est la question
essentielle. Quand il y a divergence entre votre politique et
les intérêts et les convictions du peuple, vous avez ce vide qui
génère les perturbations. Le peuple ne vit pas que d’intérêts
matériels ; il vit aussi de convictions, en particulier liées à
des considérations tout ce qu’il y a de plus idéologiques. Tant
que vous n’aurez pas compris la dimension idéologique de notre
région, vous ne pourrez comprendre ce qu’il s’y passe.
WSJ : Si la Syrie est plus en ligne avec son peuple
en termes de politique étrangère, pourquoi la réforme politique
y représente-t-elle un tel défi interne ? C’est là une chose à
laquelle vous avez œuvré, mais les gens ont le sentiment qu’il
n’a pas été réalisé de grand progrès en la matière ?
Assad : Nous avons entrepris les
réformes dès mon accession au pouvoir. Mais la manière dont nous
considérons la réforme diffère de la vôtre. Pour nous, vous ne
pouvez pas mettre la charrue avant les bœufs. Si vous voulez
commencer à compter, vous allez compter 1,2,3,4… ; vous ne
pouvez pas commencer par le 6, et puis revenir en arrière. Pour
moi, le 1, c’est ce que je viens de mentionner : comment faire
progresser l’ensemble de la société. Pour moi, en tant que
gouvernement et qu’institutions, la seule chose que je puisse
faire, c’est, disons, publier des décrets et des lois. De fait,
ça n’est pas ça, la réforme. La réforme pourrait commencer par
quelques décrets, mais la vraie réforme, c’est la méthode
permettant d’ouvrir la société et d’initier un dialogue.
Le problème, avec les Occidentaux,
c’est qu’ils commencent par les réformes politiques pour obtenir
la démocratie. Si vous voulez aller vers la démocratie, la
première chose que vous devez faire, c’est impliquer votre
peuple dans le processus de décision, et non pas de prendre les
décisions à sa place. La question, ça n’est pas ma démocratie, à
moi en tant que personne, c’est notre démocratie à nous, en tant
que société. Par conséquent, comment allons-nous commencer ?
Vous allez commencer en créant le dialogue. Comment ? Nous
n’avions pas de médias privés, avant ; nous n’avions pas
Internet, nous n’avions pas d’universités privées, nous n’avions
(même) pas de banques. Tout, absolument tout, était contrôlé par
l’Etat. Vous ne pouvez pas créer la démocratie que vous exigez
de cette manière là. Il existe différentes manières de créer la
démocratie.
WSJ : Parce
que, si je vous comprends bien, si vous faites cela avant
d’avoir ouvert les mentalités chez votre peuple, cela a pour
conséquence l’extrémisme ?
Assad : Non, non ; ça n’est pas
pour ça, mais parce que le dialogue est une pratique et que vous
devez vous entraîner sur la façon d’entretenir un dialogue.
Quand vous ne parlez pas et puis que, de but en blanc, vous vous
mettez à parler, vous ne parlez pas de manière pertinente ni de
manière productive. Nous sommes en train d’apprendre, mais nous
apprenons cela de nous-mêmes. Vous n’apprenez rien de qui que ce
soit, dans ce monde. Quand vous faites des réformes, cela doit
être des réformes nationales. Vous pouvez apprendre, si vous
voulez, des expériences d’autrui, ou de certains aspects de ces
expériences, mais vous ne pouvez faire vôtres ces expériences
dans leur globalité. La première chose que vous ayez à
apprendre, c’est comment mener un dialogue et comment faire en
sorte que ce dialogue soit productif. Ainsi, nous avons commencé
à avoir un dialogue, en Syrie, via les médias, il y a de cela
six ou sept ans. Aujourd’hui, la situation est à cet égard
meilleure qu’il y a six ans, mais elle n’est pas optimale. Nous
avons encore beaucoup de chemin à faire, car il s’agit d’un
processus. Si j’avais été élevé dans un contexte différent… ;
mais je dois me former et, pour être réalistes, nous devons
attendre la prochaine génération pour faire cette réforme.
Premier point. Deuxième point, en Syrie, nous avons un principe
très important, que je fais mien : si vous voulez être
transparent vis-à-vis de votre peuple, ne pratiquez aucune
politique cosmétique, que ce soit pour le tromper ou pour
mériter quelque applaudissement en Occident. En Occident, les
gens veulent vous critiquer : laissez-les vous critiquez et ne
vous en souciez pas. Soyez transparent avec votre peuple et
dites-lui quelle est la réalité. Ce que vous faites aujourd’hui
pourrait être mauvais, aujourd’hui, mais excellent l’année
prochaine. Par conséquent, le temps est quelque chose
d’extraordinairement important, en matière de réforme ; tout
dépend de l’ampleur des avancées que vous pouvez réaliser au
temps ‘t’.
Pour reprendre l’image de l’eau
stagnante, nous avons besoin d’eau courante, mais la question
est celle de la vitesse de ce flux. Si elle est très élevée, il
peut être destructeur, ou il peut nous inonder. Par conséquent,
ce qui est requis est un flux d’eau claire s’écoulant
paisiblement.
WSJ : De ce
que nous avons vu en Tunisie et en Egypte ces dernières
semaines, retirez-vous la conclusion qu’il y a certaines
réformes que vous devriez accélérer, chez vous, en Syrie ?
Etes-vous préoccupé par l’idée que ce qui se passe en Egypte
pourrait se reproduire en Syrie ?
Assad : Si vous n’aviez pas vu le
besoin de réforme avant ce qui s’est produit en Egypte et en
Tunisie, il est trop tard pour faire une quelconque réforme.
Primo. Secundo, si vous le faites simplement à cause de ce qui
s’est produit en Tunisie et en Egypte, alors, ça sera une
réaction, et non pas de l’action ; et dès lors que ce que vous
faites, vous le faites en réaction à quelque chose, vous allez
échouer. Donc, il vaut mieux que la réforme soit pour vous une
conviction, et c’est ce que je répète à chacune de mes
interviews ou à chacune de mes interventions publiques. Nous
disons toujours que nous avons besoin de réforme, mais nous
précisons le genre de réforme dont nous avons besoin. Premier
point. Second point, si vous voulez comparer ce qui se passe en
Egypte et ce qui se passe en Syrie, vous devez regarder les
choses d’un point de vue différent : pourquoi la Syrie est-elle stable, alors que ses
conditions sont plus dures que celles de l’Egypte ? L’Egypte est
soutenue depuis longtemps financièrement par les Etats-Unis,
alors que nous sommes soumis à embargo par la plupart des pays
du monde. Nous avons de la croissance, alors que nous manquons
de beaucoup des choses nécessaires pour notre peuple. En dépit
de tout ça, le peuple syrien ne se révolte pas. Donc, le
problème ne se résume pas à la réforme et à la satisfaction des
besoins. C’est une question d’idéologie, de croyance, la
question, c’est celle de la cause qui est la vôtre. Grande est
la différence entre avoir une cause et avoir un vide. Ainsi,
comme je vous l’ai dit, nous avons beaucoup de choses en commun
(avec les Egyptiens et avec les Tunisiens, ndt), mais nous avons
aussi quelques différences.
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
L'interview 2/4
L'interview 3/4
L'interview 4/4
Les traductions de Marcel Charbonnier
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