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Ha'aretz
Ils
sont de nouveau près de la fenêtre
Jénine
by night
Gideon
Lévy
Haaretz, 3 août
2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=889350
Version anglaise : Jenin by night
www.haaretz.com/hasen/spages/889287.html
Quelques heures après que le drone a commencé à
striduler dans le ciel, le convoi est arrivé, constitué d’un
bulldozer et de jeeps Hummer, et il s’est arrêté dans un énorme
vacarme. Mon âme a failli s’échapper. Deux heures et demie du
matin. Le camp de réfugiés de Jénine.
« Cette
nuit, vous n’avez pas besoin d’être journaliste, cette nuit
il vous faut être poète », nous dit notre hôte, Jamal
Zubeidi, à notre arrivée. C’est le début de la soirée, une
lumière crépusculaire, grise, enveloppe les maisons du camp et
un agréable vent d’été caresse le visage des nombreux enfants
qui jouent dehors. Le camp de réfugiés de Jénine se rassemble
à l’approche de sa nuit. La télévision est réglée sur
« Al-Aqsa », la station
du Hamas émettant depuis Gaza, et qu’on appelle ici « Al-Afah »,
le serpent. Une foule de gens s’attroupent devant l’échoppe
à falafel, afin d’acheter un repas du soir pour quelques sous.
Une
de nos connaissances entre dans la maison : Zakariya Zubeidi.
Il a vu notre voiture garée et est venu dire bonjour. En T-shirt
et, pour la première fois, sans arme, il était en route pour la
Mouqata'a où, selon l’accord conclu avec Israël, il est censé
passer ses nuits. Il est maintenant étudiant en travail social.
Le vieux ventilateur du plafond disperse un peu la chaleur de la
pièce dont les murs sont ornés de photos de combattants tués.
L’écrivain libanais Elias Khoury a envoyé, il y a peu, un
courriel à Zubeidi insistant pour qu’il ne suive ni le Hamas ni
le Fatah. « Les gens d’ici sont assez perdus », dit
l’oncle de Zakariya, Jamal. « Suivre Abou Mazen, c’est
s’aligner sur l’Amérique et suivre le Hamas, c’est
s’aligner sur la religion. Tous deux sont mauvais. »
J’ai l’impression d’être le seul dans cette pièce à
craindre la nuit qui tombe. Un esprit poétique règne sur ceux
qui sont là : « Nous avons semé et d’autres récolteront »,
dit Zubeidi douloureusement.
Nous
sommes venus pour passer une nuit normale, une nuit de routine
dans le camp de Jénine pour voir ce que l’on voit d’ici,
depuis les chambres à coucher, depuis les chambres d’enfants,
depuis les toits des maisons où les habitants restent maintenant
jusqu’au milieu de la nuit pour échapper à la chaleur confinée
à l’intérieur des maisons. Il n’y a pas un seul
conditionnement d’air dans le camp et la fourniture d’eau est
limitée à un jour par semaine. La nuit se passe comme ça
jusqu’à l’arrivée des soldats et de leurs monstres d’acier
au plus profond de la nuit, quasiment chaque nuit.
Premiers
bruits de coups de feu, jeux d’enfants. On tire en l’air. Nous
sortons faire un tour dans le camp et la ville. Jénine by night.
Une lumière bleuâtre inonde l’habitacle de la vieille Subaru
dans laquelle nous roulons. Dans la radiocassette : l’idole
des filles, le chanteur libano-palestinien Fadel Shaker. Les
ruelles du camp et les rues de la ville sont encore bruyantes,
bien plus que pendant la journée. Il est déjà neuf heures passées
et il est encore possible d’acheter n’importe quoi, de la
viande de mouton ou un réfrigérateur. Même sans le réseau de
magasin « AM :PM », les petits magasins sont
ouverts au moins jusqu’à minuit. Une lune rouge se lève
au-dessus des maisons du camp. Nuit de pleine lune. « Full
moon party » à Jénine. Cet endroit frappé, blessé,
s’éveille à la vie la nuit venue.
Nous
montons jusqu’à un point d’observation, dans les collines qui
dominent le camp, au sud, un endroit d’où les soldats lancent
presque chaque nuit leurs incursions, avec les blindés. Afoula et
Nazareth à l’horizon, le camp en bas dans la vallée, une même
continuité, le grand Israël. Une faible lumière luit des
maisons du camp avec, en leur milieu, quelques taches vertes
vacillantes, les minarets des mosquées. Le tapage fait par les
hommes remonte du camp, voix d’enfants et postes de télévision
qui laissent petit à petit la place aux aboiements des chiens
enragés, des bruits qui nous ont accompagnés toute la nuit.
Un
lampadaire projette une pâle lueur sur la route, le trafic des
voitures diminue. D’ici quelques heures, plus personne n’osera
sortir de chez lui. En attendant, les hommes sont assis sur des
chaises en plastique, sur le seuil des maisons. La ville des
hommes, café et cigarettes, café et cigarettes. De temps à
autres, des femmes apparaissent, marchant d’ici à là avec
leurs enfants. Jamais, au grand jamais, elles ne s’assoient pour
bavarder, la nuit, à l’entrée des maisons. Le « Pizza
Hut » est désert, de même que le café Internet. Il n’y
a que dans les quartiers cossus de Jénine, aux maisons de pierre
stylisées, celles des nouveaux riches, qu’on ne s’assied pas
dehors. Ici, l’armée israélienne ne vient jamais.
Qu’irait-elle chercher dans les maisons des riches ? Une
mobylette avance en toussotant, portant un énorme ordinateur, une
antiquité ; elle s’arrête au barrage tenu par des
policiers palestiniens. Ils confisquent les mobylettes volées.
Premier
café, chez Khaled, contremaître à la municipalité, sous la
treille qui se trouve en face de sa maison, dans la rue. Avec sur
la droite, une terrifiante montagne de carcasses de voitures,
rebuts de la casse, et sur la gauche, un enclos à chèvres,
l’endroit prend quelque peu des allures d’hallucination. En
face, la nouvelle mosquée est en cours de construction. Elle
porte le nom du martyr Mahmoud Tawalba, un commandant de la
branche armée du Jihad Islamique dans le camp, qui a été
assassiné [par Israël].
Le
petit Hamoudi apporte de l’eau. Il y a environ trois mois, du
haut du bâtiment d’en face, un sniper de l’armée israélienne
a tiré sur une élève du secondaire, Boushra al-Wahash, alors
qu’elle préparait son dernier examen de fin d’études, la
tuant sur son cahier ([i]). Hamoudi demande à son père
qui sont ces Juifs à qui il offre du café. Les seuls juifs
qu’il ait vus de près, ce sont les soldats qui ont menotté son
père sous ses yeux, il y a quelques années, avant de l’emmener
loin de lui. Depuis lors, chaque fois que l’armée israélienne
pénètre dans le camp, le petit Hamoudi se dépêche de se
blottir dans les bras de son père et ne le lâche plus.
« Il
n’y a pas de sécurité », soupire Khaled, « Impossible
de sortir la nuit avec un enfant malade ou une femme sur le point
d’accoucher ». Les muezzins du camp appellent à la dernière
prière du soir. D’une voix forte, Allah
hou akbar. S’il se trame ici, dans l’obscurité de la
nuit, de dangereux complots, il est bien difficile de les
apercevoir.
La
conversation en vient à la question de l’eau : dans ce
camp de réfugiés, il n’y a d’approvisionnement en eau dans
les maisons qu’une fois par semaine. Les deux hommes, Jamal et
Khaled, s’interrogent l’un l’autre sur ce qui leur reste
d’eau dans leurs citernes. Représentez-vous juillet et août
quasiment sans eau, à un quart d’heure d’Afoula. Ils se
consolent en se disant qu’en septembre, le mois où les eaux
souterraines sont au plus bas, ce sera pire. Le haut-parleur de la
mosquée annonce la mort d’un habitant du camp, Sami Hamad, un
diabétique amputé des deux jambes, dont le nom résonne d’un
bout à l’autre du camp. Les personnes en deuil commencent déjà
à se rassembler près de la maison du défunt. La tente de deuil,
annonce le haut-parleur, sera ouverte demain près de la maison de
son frère. C’est comme ça qu’ici on annonce le décès
d’habitants du camp, diabétiques ou terroristes suicide. Une
femme passe dans la rue, portant des casseroles ; il est
presque dix heures. « La peur commence à dix heures »,
dit Khaled qui s’empresse de rentrer les chaises en plastique.
D’autres
coups de feu isolés. Encore des jeux d’enfants. L’employé de
la station à essence nous soupçonne d’être des soldats israéliens
déguisés en civils palestiniens, et son visage tourne au jaune
curcuma. Près de l’hôpital, il y a encore de l’agitation,
mais la salle de billard est complètement déserte, nous nous
rendons en voiture à la limite nord du camp, pour une autre
visite chez quelqu'un. Plus exactement dans la rue de quelqu'un.
C’est une fois encore sous la vigne, dans la rue, que nous reçoit
le religieux Cheikh Khaled dont le frère Jamal, un infirme cloué
à son fauteuil roulant et faible d’esprit, est mort écrasé
dans sa maison détruite lors de l’opération « Muraille
de Protection » sans qu’on retrouve jamais son corps –
il est le seul disparu du camp. Cheikh Khaled soupçonne les
soldats d’avoir caché le corps de son frère, une fois démontré
que le martyr était un handicapé. Tous les membres des martyrs
ont été identifiés ; seul Jamal n’a pas été retrouvé.
Son fauteuil roulant se trouvait parmi les ruines de la maison qui
avait d’abord été touchée par un missile puis passée au
bulldozer. Le voisin de la maison d’en face a lui aussi été tué,
38 jours plus tard : c’était l’un des cinq policiers
palestiniens que l’armée israélienne a tués dans leur
sommeil, alors qu’ils étaient dans leur poste, à côté de la
tour-antenne qui domine le camp. « Nous ne haïssons pas les
Juifs », dit Cheikh Khaled, à notre centième café de la
soirée. Bientôt 23 heures.
Une
petite et mystérieuse balle de feu traverse tout à coup le ciel
d’ouest en est. « Nous sommes votre champ de manœuvres »,
soupire le Cheikh. Lorsque nous nous taisons un moment, nos hôtes
– parce que seules leurs oreilles sont sensibles à pareilles
nuances – perçoivent l’étrange stridulation qui a commencé
à nous tenir compagnie. Bonsoir, drone ! A partir de
maintenant et jusqu’aux premières lueurs du matin, cette
stridulation nous accompagnera sans interruption, étouffée,
lointaine et agaçante, très menaçante. Si un revolver apparaît
au premier acte, il y aura un meurtre au dernier : si
l’avion sans pilote stridule au commencement de la nuit, on sait
dans le camp qu’à la fin de la nuit, il y aura une opération
de l’armée israélienne. Nos hôtes tentent de nous
tranquilliser : peut-être l’opération de cette nuit
aura-t-elle lieu dans un des villages proches et pas dans le camp.
Voilà qui ne me tranquillise nullement. Tzrrrrr,
le drone continue de striduler, de striduler.
Nous
rentrons rapidement dans la maison où nous attend la direction du
Front Populaire pour le camp. Ils s’appellent les uns les autres
« rafik », camarade, comme autrefois, et ils
ressemblent davantage aux combattants anti-fascistes de la guerre
civile en Espagne. Vieux pantalons de gabardine, mèche sur le
front. « Rafik », c’est comme ça aussi qu’ils
appellent l’ivrogne du camp qui nous rejoint, sentant l’arak
qu’il a bu depuis l’après-midi. Lui aussi appartient au Front
Populaire. Il n’y a pas d’alcool dans le camp, mais dans le
proche village de Zabada, il y a moyen d’obtenir un petit verre
et encore un petit verre. Le commandant du Front Populaire qui est
là dans le salon a déjà connu onze détentions administratives.
Bientôt
minuit, et nous montons sur le toit de la maison pour le repas du
soir. Tout le camp monte sur les toits. Les familles s’y réunissent
entre les réservoirs d’eau, noirs, et les antennes
paraboliques, pour regarder la télévision ou rêvasser, dans le
petit vent agréable de la nuit. Chacun sous son drone : la
stridulation ne cesse pas un instant ; ici, Big Brother voit
tout. Nous nous appuyons sur le rebord du toit : là, entre
les arbres, deux soldats israéliens ont été tués, et ici, dans
la cour, ont été inhumé cinq habitants du camp, et ici en bas,
c’est Taha ([ii])
qui a été enterré. Une terre abreuvée de sang.
Le
premier rapport arrive par téléphone à 00h40 : un convoi
de jeeps progresse, venant de la route de Nazareth. Venant du
nord, c’est la nuit mauvaise qui s’inaugure. Nous continuons
de manger – houmous, salade et dinde – sous le ciel du drone,
face au convoi de jeeps dont les lumières scintillent au loin,
comme si de rien n’était. Pour plus de sécurité, on éteint
les lampes sur le toit. Je ne quitte pas des yeux les lumières
des jeeps qui disparaissent puis reviennent alternativement sur la
ligne sombre de l’horizon. Jamal téléphone à son fils resté
dans la rue, pour qu’il rentre. Les gens du camp rentrent dans
les maisons. L’armée israélienne sur le terrain.
En
chœur, les coqs me sortent brusquement de ma fausse quiétude :
tous les coqs du camp ont commencé à lancer leur appel à grands
cris, bien avant l’aube, criant et caquetant, comme la bande
sonore du drame qui se prépare. Peut-être les coqs savent-ils
quelque chose que j’ignore ? Je suis le seul à m’émouvoir
des événements à venir. De la pastèque est servie sur la
table, sur le toit. Il est déjà une heure et quart et les jeeps
ne cessent d’approcher. Je presse mes hôtes à quitter, enfin,
le toit.
A
1h30, nous avons décidé d’aller dormir. Advienne que pourra.
Je me suis immédiatement endormi. J’espérais me réveiller le
matin. 55 minutes plus tard, la nuit blanche du camp de Jénine
prenait fin.
A
2h25, Jamal nous réveille à voix basse : « jeish,
jeish (soldats, soldats). L’armée est dehors. Le conseil de
Miki, le photographe, de dormir avec nos vêtements, était le bon :
nous bondissons de nos lits tout habillés. Un grand vacarme
dehors. Les moteurs des jeeps Hummer et le piaulement du
bulldozer, juste dans le cadre de la fenêtre. Le bulldozer avance
devant les jeeps (dans des ruelles dont la largeur est à peu près
celle de ces machines d’acier) : pour le cas où des
charges explosives auraient été posées. Généralement, cela évolue
vers un échange de coups de feu et de charges explosives qui
accueillent ces hôtes indésirables. Cette nuit, pour une raison
ou une autre, c’est le calme. Le camp de Jénine accueille
paisiblement les forces israéliennes. Piaulement du bulldozer
faisant marche arrière, près de la fenêtre de ma chambre qui
s’ouvre directement sur la gueule du Hummer qui se trouve
dehors, me jetant dans une terreur profonde.
Nous
nous levons, nous parlant à voix basse, pour ne pas être
entendus des soldats qui sont dehors, et nous avançons vers la
cage d’escaliers, seul espace protégé. Diablerie : le
convoi s’est arrêté à côté de la maison. Le Hummer dans l’encadrement de la fenêtre. Je vois son extrémité
se pointer derrière le rideau écarté. Que va-t-il arriver
maintenant ? Combien d’habitants ont-ils été tués comme
ça, alors qu’ils faisaient un mouvement qui n’était pas le
bon, face à des soldats à la gâchette facile ? Tous les
habitants de la maison sont déjà rassemblés, assis dans les
escaliers, collés les uns aux autres, hébétés de sommeil,
rompus aux manières de faire de ce Hummer.
Mes
pensées vagabondent à l’intérieur des jeeps Hummer :
les jeunes soldats qui sont dans ces engins d’acier, que
savent-ils de la frayeur qu’ils sèment, nuit après nuit, parmi
des milliers d’habitants, dont des enfants et des bébés ?
Jeunes et soumis au lavage de cerveau, y pensent-ils même
seulement ? Et la majorité des Israéliens, que sait-elle de
ces raids de la terreur et de la vie sous ceux-ci ? A quelle
fin faut-il pénétrer chaque nuit dans le camp et susciter tout
cet émoi ? Simplement pour rappeler qui est le seigneur et
maître du pays ? Le camp tout entier se réveille, comme
chaque nuit, mais personne n’ose jeter un coup d’œil par la
fenêtre ni allumer une lumière. On attend que ça passe. On ne
parle pas, on ne bouge pas, on reste assis dans les escaliers, les
épaules basses, pétrifiés, silencieux, les yeux rougis par le
manque de sommeil. J’ai failli défaillir.
Le
timbre d’un téléphone trouble tout à coup le silence à
l’intérieur de la maison : Zakariya Zubeidi appelle depuis
la Mouqata'a pour savoir comment nous allons. Jamal coupe le
courant du réfrigérateur pour mieux entendre le murmure du
drone. Un peu moins d’une heure plus tard, il dit à voix basse :
le convoi s’est éloigné, on peut retourner dormir.
J’essaie
de m’apaiser et je parviens finalement à m’endormir. Bientôt
3h30. Je m’endors. Quarante minutes d’un sommeil troublé,
puis de nouveau ils sont là, près de la fenêtre. Je décide
cette fois de faire le mort et de ne pas bouger de mon lit. Les Hummer
et le bulldozer font des allées et venues, et encore des allées
et venues. On ne voit pas clairement pourquoi. Que cherchent-ils
ici ? « Je vous ai dit que cette nuit, vous deviez être
poète, pas journaliste », me rappelle mon hôte, Jamal,
alors que le soleil s’était levé et que nous étions de
nouveau sur le toit.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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