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Ha'aretz
L’examen
de fin d’études de Boushra
Gideon
Lévy - Miki
Kratsman
Le
cahier taché de sang de Boushra, avec sa photo prise après sa
mort.
Elle gisait par terre, dans une mare de sang, son cahier à la
main
Haaretz,
4 mai 2007
www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml?itemNo=855596
Version anglaise : Bushra's final exam
www.haaretz.com/hasen/spages/855435.html
Un soir, dans sa chambre, dans le camp de réfugiés
de Jénine, une élève de 12e année se prépare pour
l’examen de grammaire. Un soldat de l’armée israélienne la
vise de loin et tire : une balle au milieu du front et deux
balles dans la porte du réfrigérateur.
Du
sang sur les mains : les empreintes pourpres de deux mains
tachent le mur blanc. Le sol en céramique étincelante dans les
tons bruns, les murs peints en blanc et dans des tons pastel doux :
leur nouvelle maison, après la destruction par l’armée israélienne
de leurs deux maisons précédentes. Les empreintes de mains
couvertes de sang demeurent tel un témoignage muet sur le mur de
la cage d’escalier intérieure qui conduit au deuxième étage
de la maison.
C’est
ici que se trouvait Rouqiya quand, terrorisée, elle a frappé le
mur de ses mains couvertes du sang de sa fille, criant son désespoir
et appelant les voisins à l’aide. Elle frappait, frappait,
laissant les empreintes de ses mains, tandis qu’au dehors, les
jeeps se tenaient en file, semant la terreur, que des tireurs d’élite
étaient postés sur le toit de l’immeuble à étages dans la
descente de la rue et que dans l’autre pièce, Boushra gisait,
morte, dans une mare de sang qui allait s’élargissant, un trou
au milieu du front.
Le
sang a coulé sur le cahier de grammaire, le trempant complètement.
Le stylo vert était lui aussi couvert de sang. Il est encore là,
entre ces parchemins de sang. Le cahier de grammaire de Boushra
Bargis (Al-Wahash), la matière scolaire d’une jeune fille qui
se préparait à son examen de fin d’études.
Entre
les pages du cahier devenu une espèce de livre souvenir, on a déposé
la photo de la morte : sourire contracté, yeux mi-clos et un
petit trou dans le front. Boushra, 17 ans, a été tuée par la
balle du tireur d’élite, une balle au milieu du front, alors
que la jeune fille allait et venait dans sa chambre, le cahier de
grammaire dans les mains, révisant la matière de l’examen du
lendemain. Un coup dans le mille. Les lampes étaient allumées
dans la pièce. On peut présumer que le sniper a vu sur qui il
tirait, quelle vie il ôtait avec une aussi terrifiante légèreté.
Divertissement
de sniper ? Une unique balle au milieu du front d’une
adolescente et deux balles dans la porte du réfrigérateur
« Amcor XL », dans la nouvelle cuisine située dans le
prolongement de la chambre de Boushra, l’endroit où se
cachaient les femmes de la maison : Rouqiya, sa fille
Souqeina âgée de 23 ans et sa petite-fille, Darine, 3 ans. Deux
femmes, une adolescente et une toute petite fille, dans une maison
où les soldats croyaient que se cachait un homme recherché, Abed
Al-Rahman Al-Wahash, le frère de Boushra. Dans un contraste
atroce avec la version de l’armée israélienne, tous les témoins
visuels rapportent que l’appel à sortir de la maison n’est
venu qu’après que le sniper eût assassiné Boushra de sang
froid. La logique conduit elle aussi à penser qu’il en a été
ainsi : aucune adolescente n’aurait continué à étudier
alors que les soldats appelaient d’en bas à évacuer la maison.
Trois balles de sniper, tirées d’une distance de 150 mètres
environ, ont coupé net la préparation de Boushra à son dernier
examen.
« Avanti
popolo », au checkpoint de Jénine. Deux soldats de l’armée
israélienne, des policiers militaires, parlent arabe entre eux,
en marchant de long en large, désœuvrés. Une voiture de
location fait irruption au checkpoint et il en sort un vieux
touriste britannique. « Est-ce qu’il faut attendre ici ? »,
demande-t-il surpris, convaincu qu’il s’agit de l’accès à
une route à péage. « Allez où ? », demande le
premier sergent Hikmat dans un anglais approximatif. « Jérusalem »,
répond le touriste qui s’empresse de sortir de la boîte à
gants de la voiture, en guise de preuve, une carte routière
qu’il a reçue de la société de location. Le Britannique
montre avec assurance le chemin le plus court jusqu’à la
capitale, en passant par Jénine, évidemment. La Ligne Verte est
morte sur les nouvelles cartes des sociétés de location et le
Britannique ne sait à quel saint se vouer.
Un
taxi jaune de Jénine nous conduit rapidement à l’intérieur du
camp de réfugiés. Son chauffeur est ébahi de l’identité de
ses passagers juifs. Le seul hôpital de la ville est encore fermé
du fait de la grève des travailleurs qui ne reçoivent pas leur
salaire. La nouvelle route du camp rénové est déjà semée de
trous.
L’armée
israélienne entre maintenant toutes les nuits dans le camp,
semant la terreur dans le cœur de ses habitants et en particulier
dans le cœur des enfants. Au début, il n’y avait pas de résistance
et les soldats faisaient sortir dans le froid, chaque nuit, des
dizaines d’hommes à moitié nus. Ces dernières semaines, les
jeunes gens armés du camp ont décidé de ne plus rester passifs
et ils ont commencé à accueillir les jeeps avec des charges
explosives bricolées à partir de bonbonnes de gaz qu’ils déposent
en bordure de chemin, au cœur du camp. Boum après boum, le bruit
des explosions et des tirs, les nuits ici sont maintenant des
nuits de cauchemars, des nuits blanches, avec des enfants qui
mouillent leur lit et des parents impuissants qui tremblent pour
eux.
Il
y a deux semaines, le samedi soir, cela a aussi été une nuit
agitée de ce genre-là. Dans l’après-midi, des soldats de
l’armée israélienne avaient tué trois hommes armés dans la
ville, et les esprits étaient démontés. Dans sa chambre du
deuxième étage de la maison rénovée située près de la mosquée
du camp, Boushra préparait son examen final de langue. Elle était
orpheline de son père, décédé il y a huit ans des suites
d’une maladie. Un de ses frères, Abdallah, a été condamné il
y a cinq ans à 23 ans de prison en Israël pour atteintes à la sécurité ;
un autre de ses frères, Abed El-Aziz, vient d’être libéré au
terme de deux années de détention administrative sans procès :
des soldats étaient venus chercher le troisième frère, Abed
El-Rahman, un militant du Jihad islamique recherché depuis deux
ans pour son activité au sein du mouvement, et ils avaient arrêté
Abed El-Aziz à sa place.
Pendant
des années, Boushra a été la seule de la famille à être
autorisée à aller voir Abdallah en prison. La mère, qui a
l’expérience de la souffrance, n’a été autorisée à rendre
visite à son fils que six fois en cinq ans. Depuis que Boushra a
été tuée, Israël n’a même pas laissé Abdallah parler au téléphone
avec sa mère en deuil. Il est détenu dans la prison d’Ashkelon,
est bien sûr au courant de l’assassinat de sa sœur et ne peut
pas réconforter sa mère. Abdallah a été arrêté en novembre
2002, le jour où l’armée israélienne a tué un employé de
l’UNRWA dans le camp, le Britannique Ian Hook. Il y a quatre
mois, sa sœur lui a rendu visite pour la dernière fois.
L’examen
terminal en histoire s’était tenu samedi matin, et Boushra s’était
ensuite rendue dans son ancienne école fondamentale qui
organisait une « journée portes ouvertes », avec
spectacles et buffet. Quelques jours plus tôt, Boushra avait reçu
un prix pour sa plus grande distinction dans ses études :
une horloge en forme de château coloré, avec une tourelle et des
fleurs à l’avant. L’horloge est arrêtée.
Dans
l’après-midi, elle était rentrée à la maison, elle avait
mangé et avait commencé à préparer l’examen de langue, fixé
au lendemain. Le samedi précédent, elle s’était encore accordé
de partir en excursion avec quelques camarades de classe. La photo
est là, qui sera donc la dernière photo de Boushra vivante :
quatre jeunes filles portant leur uniforme à rayures, la tête
couverte d’un foulard, s’appuyant doucement les unes contre
les autres, inondant l’appareil photo de sourires hésitants,
avec à l’arrière-plan le site touristique de Wadi Al-Badin,
sur la route de Naplouse. Les rayons du soleil percent à travers
les arbres. Aucune de ces jeunes filles ne savait que cette photo
deviendrait, une semaine plus tard exactement, une photo commémorative.
Boushra voulait devenir avocate.
Dans
l’après-midi, elle avait demandé à son frère de lui acheter
des stylos, pour ne pas tomber en panne le lendemain, à
l’examen. Abed El-Aziz lui en a acheté cinq à bon marché,
dont celui resté fiché entre les pages du cahier ensanglanté.
Ensuite mère et fille ont dit la prière du soir et de la nuit,
et entre les deux prières, Boushra a continué de réviser sa
matière.
Elle
avait l’habitude d’étudier en marchant. Mémorisant tout en
marchant de long en large. Aux alentours de neuf heures du soir,
on a entendu du bruit venant de la rue et la mère s’est empressée
d’aller ouvrir la fenêtre : tous feux éteints, une longue
file de jeeps approchait de la maison qui se trouve à la limite
du camp.
Boushra
est tout de suite allée chercher sa petite nièce Darine qui
dormait sur un matelas placé sous une fenêtre pour l’amener
dans la cuisine située à l’arrière de l’appartement et l’éloigner
de la tempête qui s’annonçait. Puis elle est retournée dans
sa chambre et a continué à étudier, face à la fenêtre
ouverte. Les autres femmes de la maisonnée se pelotonnaient dans
la cuisine. Les soldats n’ont pas donné l’ordre de sortir de
la maison et les femmes étaient convaincues que les soldats
avaient surgi à cause des troubles qui avaient eu lieu dans la
ville, au cours de cette journée tumultueuse et meurtrière.
Alors
que les femmes se serraient dans la cuisine et que Darine dormait
par terre, elles ont entendu un bruit étrange. Elles ont été
sidérées de découvrir deux balles fichées dans la porte du réfrigérateur.
Rappelons-le : la cuisine se trouve à l’arrière de
l’appartement, au deuxième étage, et pareil tir ne pouvait
partir que de la maison située en droite ligne avec la cuisine,
dans la pente de la route de sortie du camp, à environ 150 mètres.
Déjà dans le passé, des soldats et des tireurs d’élite s’étaient
cachés dans cette maison-là.
A
la vue des deux balles fichées dans le réfrigérateur, Rouqiya a
immédiatement appelé sa fille qui étudiait dans la chambre
voisine. Ne recevant pas de réponse, la mère a couru vers la
chambre : Boushra était étendue par terre, sur le dos, dans
une mare de sang qui se formait sous sa nuque, un trou dans le
front et son cahier à la main. Elle était étendue loin de la
fenêtre, au milieu de la chambre. Il n’est pas nécessaire d’être
un expert en balistique pour se convaincre que ces balles ne
peuvent avoir été tirées depuis les jeeps stationnées au pied
de la maison.
Rouqiya
savait que sa fille était morte. Elle s’est mise à appeler à
l’aide et à frapper le mur de la cage d’escalier, puis elle
est montée sur le toit de la maison d’où elle a encore appelé
à l’aide. Après que ses cris se soient fait entendre, et
seulement après que ses cris se soient fait entendre – selon ce
que disent les femmes de la maison ainsi que G. Z., un témoin
particulièrement fiable selon nous et qui se trouvait chez les
voisins – c’est seulement alors qu’on a entendu, par
haut-parleur, les soldats sommer les femmes de sortir de la
maison.
C’est
là un point central, parce que l’armée israélienne a déclaré
le lendemain que les femmes avaient été appelées à sortir et
que Boushra était restée seule dans la maison en dépit des
appels.
Elles
sont sorties dans la rue, sur l’ordre des soldats (dont aucun
n’osait sortir des jeeps stationnées au pied de la maison),
laissant derrière elles, dans sa chambre, Boushra ensanglantée
et déjà morte. « Vous avez tué ma fille », criait
Rouqiya aux soldats, en frappant de toutes ses forces sur le côté
des véhicules blindés. Mais nul n’en est sorti. Elle a dit aux
soldats que la porte de la maison était ouverte et qu’ils
pouvaient entrer, chercher l’homme recherché ou voir le corps
de sa fille morte, mais nul n’est entré dans la maison.
« Pourquoi
ne sont-ils pas entrés dans la maison ? Pourquoi ne nous
ont-ils pas dit tout de suite de sortir ? S’ils nous
avaient appelées plus tôt, nous serions sorties immédiatement »,
dit Rouqiya. Les soldats ont ordonné à Rouqiya de montrer sa
carte d’identité, mais elle dit avoir refusé. Elle a seulement
supplié de pouvoir, ainsi que sa fille, retourner auprès de
Boushra, mais elle dit que les soldats ne les y ont pas autorisées.
Une
demi-heure plus tard environ, une ambulance palestinienne est
arrivée, les infirmiers sont entrés dans la maison et ont
descendu Boushra sur un matelas jusqu’au seuil de la maison.
Dehors se tenaient sa mère, sa sœur et sa nièce, tremblant de
tout leur corps. Elles disent être restées comme ça environ une
heure, peut-être plus. Le corps étendu sur un matelas, à
l’entrée de la maison, et elles qui se tenaient là, agitées,
pieds nus dans la rue, avec la petite Darine terrifiée, blottie
dans les bras de sa mère, et les mains de Rouqiya encore couverte
du sang de sa fille, tandis que les soldats demeuraient à l’intérieur
des jeeps. Puis tout à coup, les soldats ont lancé des grenades
fumigènes et sont partis comme ils étaient venus, laissant les
femmes de la famille avec le corps.
Réaction
du porte parole de l’armée israélienne : « Le 21
avril, au cours d’une opération d’une unité de l’armée
israélienne qui se déplaçait à proximité du camp de réfugiés
de Jénine, plusieurs charges explosives ont été lancées contre
elle et elle a également essuyé des tirs à plusieurs reprises.
L’unité a riposté en direction de l’origine des tirs.
L’enquête a montré que l’unité avait repéré avec
certitude que l’on avait tiré à plusieurs reprises depuis une
fenêtre d’un bâtiment. A la fenêtre voisine, a été repérée
une silhouette tenant une arme et un tir a été effectué dans sa
direction. Après l’opération, une information est parvenue au
QG de coordination et de liaison, selon laquelle une jeune
Palestinienne avait été tuée. »
Le
tapis imbibé de sang a été roulé, monté sur le toit de la
maison et déposé à côté de l’antenne satellite. La maison
d’où il semble que le tireur d’élite ait tiré et tué
Boushra est visible en face. Une photo d’Abdallah, le
prisonnier, est accrochée au mur de la chambre où sa sœur a été
tuée. On y joindra maintenant, juste à côté, sa photo à elle.
Dans un cadre repose une très grande photo de Boushra,
l’adolescente qui ne s’est pas rendue, dimanche, à son examen
de fin d’études.
(Traduction
de l'hébreu : Michel Ghys)
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