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L' « Islam des
quartiers », un impensé sociologique ? (2/2)
Nasser Demiati
Mardi 28 octobre 2008
2. L’héritage théorico-politique
de la sociologie des banlieues
Certains sociologues, spécialistes
des banlieues, ont à l’égard de l’ « Islam des quartiers » un
rapport qui doit nous renvoyer à la genèse de la sociologie
française dans le dernier quart du XIXème siècle et au contexte
politique à partir duquel elle a émergé. En effet, héritière du
positivisme comtien et de sa philosophie sociocratique,
la tradition durkheimienne a redéfini les contours du phénomène
religieux dans son sens le plus extensif en le vidant des
conceptions monothéistes de la « croyance religieuse ».
C’est en compulsant quatre grandes
revues historiques et académiques de la sociologie française (L’Année
sociologique, La Revue française de sociologie, Les Cahiers
internationaux de sociologie et Les Actes de la recherche en
Sciences Sociales) que nous avons constaté un vide dans la
recherche sociologique sur l’Islam. Du traitement systématique
de ces revues depuis leur création, il est apparu que l’absence
de « cumulativité »
des savoirs sociohistoriques sur les coutumes et rites
islamiques n’ont pas permis de patrimonialiser des connaissances
objectives sur la religion musulmane du continent africain
transplantée dans une société sécularisée.
On voudrait alors montrer ici, que
ces carences conceptuelles nourrissent une ambivalence, dont les
enquêtes citées plus haut en sont la conséquence : celle des
mœurs des sociétés maghrébines et du système de valeurs
musulmanes des populations issues des anciennes colonies
françaises, et plus précisément de l’Algérie et du Maroc. Ainsi,
une première raison pour laquelle l’ « Islam des quartiers » est
représenté à travers les traditions populaires du Maghrébin
vient sans nul doute de l’image qu’en ont donnée les
orientalistes depuis le début du XIXème siècle. Il
existe très peu de référence sur ce sujet.
Pourtant, nous avons débusqué un des
rares articles de sociologie sur cette problématique épineuse.
François Pouillon
a donné une contribution de quelques pages au débat sur les
représentations de l’Islam à partir de l’art figuratif dans les
œuvres picturales de certains orientalistes.
Dans cet article, il décrypte les
tableaux de Delacroix, de Fromentin et de deux peintres
orientalistes : Jean-Léon Gérôme et Étienne Dinet.
L’impossibilité d’entrer dans les mosquées a réduit le travail
des deux premiers à des descriptions impressionnistes :
« Exclus de son foyer principal, les peintres se sont attardés à
en saisir les formes marginales et subalternes. (…) Les
processions confrériques égayent les vues de marabouts. On n’en
retient qu’un élément de couleur dans les présentations des
grandes liesses populaires, des attroupements, ou même dans le
spectacle quotidien de la rue. Il s’ensuit une laïcisation du
religieux, un enracinement dans le social qui n’est pas sans
fondement. Mais ainsi la religion n’apparaît toujours pas comme
thème central du tableau. »
Tandis que les deux autres, Gérôme
« le peintre-ethnographe » et Dinet « le peintre converti »,
vont apporter une nouvelle démarche dans la figuration picturale
de la pratique religieuse en insistant plutôt sur les postures
de la prière que sur les ornements des mosquées. Mais Pouillon y
voit tout de même des contradictions ; d’une part un manque de
vraisemblance dans les peintures de Gérôme au regard des
connaissances encyclopédiques sur la pratique de la « salat »
dans l’Islam.
Dans La prière publique dans une
mosquée (1870, New York, Metropolitan Museum of Arts),
Pouillon relève trois détails suspects qui l’intriguent :
« d’abord, dit-il, l’attirail impressionnant de coutelas et de
pistolets qui dépasse de la ceinture de l’officier au premier
plan va l’encombrer dans ses dévotions ; à l’opposé, dans un
contraste sans doute délibéré, la quasi-nudité du pieux mendiant
à gauche de la toile est contraire aux règles islamiques, enfin,
la nuée de pigeons qui égaye la scène paraît difficilement
admissible dans une salle de prière qu’ils souillent de leurs
déjections. Peut-être tolérait-on dans les mosquées du Caire des
militaires en armes et des fakirs dénudés. Le problème est que
la toile de Gérôme ne constitue pas, sur ce point, un témoignage
valable car nous pouvons établir qu’il n’a pas vu la scène qu’il
rend avec une précision photographique. »
En effet, à la même époque, Paul
Lenoir
rend compte d’une expédition en Égypte qu’il retranscrit dans un
journal de notes où il décrit l’état de ruine dans lequel se
trouve le monument mis en peinture. « En somme, l’élément
réaliste de la scène, ce sont les pigeons qui devaient
effectivement pulluler dans les vénérables ruines. »
Enfin, Alphonse-Étienne Dinet semblerait occuper une place à
part dans cet illusionnisme figuratif. Selon Pouillon, il est
irréprochable : « Il se livre à une représentation quasi
systématique de la prière aux différents moments du jour, celle
des grandes célébrations religieuses. Il décompose la série des
postures canoniques. Il analyse méticuleusement la richesse
gestuelle des mains. Il scrute l’expression des visages, les
regards et la spiritualité particulière qui s’y exprime. Il
célèbre avec chaleur l’émotion collective qui en émane. »
Dinet, converti à l’Islam en 1913,
porte depuis le prénom de Nacer-Edine. Après un premier voyage
d’études dans le sud algérien à Bou Saâda en 1884, il y retourne
en 1905 pour y vivre définitivement.
François Pouillon analyse cette immersion comme un obstacle car
pour Dinet, en fin de compte, « l’Islam constitue un trait
folklorique parmi d’autres de la vie indigène ».
Il poursuit et considère que les toiles des scènes religieuses
« participent complètement de la philosophie de
l’orientalisme pictural : saisir les manifestations d’une
culture étrange et lointaine comme les attributs d’une essence
éternelle. »
Même Dinet aurait échoué à brosser
avec réalisme la société dans laquelle il accepta de
s’acculturer dans la mesure où son œuvre laisse apparaître pour
le public français, dans un outil de communication de masse (la
carte postale), un double registre : le premier se focalise sur
les villes coloniales à travers lesquelles on peut lire
« L’Algérie, c’est la France ! », puis un deuxième registre
intitulé « scènes et types » où s’expriment l’exotisme et
l’étrangeté de la société algérienne pour un public occidental.
Mais on ne trouve jamais les deux
figurations dans une même carte postale. Ce qui fait dire à son
dernier biographe : « La colonisation a besoin aussi que
l’Algérie reste à quelques égards « exotique », manière de dire
que la société indigène est figée dans une spécificité hors du
temps et que le progrès ou même l’histoire ne peuvent lui venir
que de l’extérieur. » Plus loin il ajoute : « C’est une
vérité très générale que le travail sur l’identité implique un
rapport pervers à l’histoire. Et doublement si cette identité
supposée est imputée de l’extérieur. »
Le cas de l’Algérie de la Troisième
République ne saurait être abordé sur le même plan que celui de
l’Égypte de la période napoléonienne. Le projet Ferry de l’École
républicaine greffée à la société indigène et porté par les
parangons de la « mission civilisatrice de la colonisation » a
anéanti le système des valeurs traditionnelles et religieuses au
Maghreb.
Dans ses différents travaux sur la
domination coloniale en Algérie, Fanny Colonna démontre qu’à
cette époque il n’existe que deux positions concernant la
situation de l’Islam ; il y a « ceux qui pensent que la
religion joue un rôle essentiel dans la vie sociale au Maghreb
[mais] ne croient pas qu’ils aient affaire là à une religion
complexe, à une version du monothéisme, comme la propre religion
de l’Occident, mais plutôt à une religion primitive. (…) [et]
ceux qui décident que la religion n’entre pour rien dans
l’organisation de la cité, (…) ils pensent que l’explication
religieuse relève du passé. »
Le mérite de cette sociologue est
d’avoir montré que la question de l’Islam à travers l’histoire
coloniale de la France est peut-être moins un problème politique
qu’un enjeu intellectuel.
Selon elle, « L’Islam, pas plus au
XIXème siècle qu’en 1950, ou en 1995, n’est un
« inconscient tyranique », un « Ça », qui travaillerait chaque
Algérien en particulier et les masses prises comme un béton
toutes ensembles ! C’est une vision du monde historicisée,
évolutive, cohérente et composite à la fois, tout comme le
christianisme ou le judaïsme l’étaient avant-hier, hier, et le
sont aujourd’hui (…) », or, l’Islam à cette époque est dans
une position dérangeante pour trois raisons ; d’abord parce que
l’Islam maghrébin ressemble sur bien des aspects au catholicisme
de l’Ancien Régime ; ensuite parce que l’Islam est une menace
pour l’État ; enfin parce que « le poids du positivisme, nous
explique Fanny Colonna, dans le développement des sciences
sociales, en particulier de la sociologie et de l’anthropologie,
joint à une méfiance toute républicaine envers les conditions
politiquement très impures de production d’un savoir
incontrôlable – parce qu’élaboré dans le cadre colonial – vont,
en fait, détourner pendant longtemps la recherche loin du
Maghreb et de l’islam vécu et donc contribuer à un non-savoir,
en particulier sur les aspects les plus ordinaires et les plus
quotidiens du rôle de l’Islam dans la vie des gens. »
On voit bien ici poindre la
difficulté pour le chercheur de proposer une grille de lecture
objective nettoyée de la mémoire idéologique d’une science de
l’homme qui a sa généalogie dans l’affirmation d’un nouveau
projet de société. Ceci nous amène à une deuxième raison.
L’institutionnalisation de la sociologie comme discipline à la
fin du XIXème siècle prend tout son sens dans le
projet politique de la Troisième République naissante.
Dans son ouvrage d’histoire de la
sociologie, Laurent Mucchielli,
à juste titre, met en exergue le contexte politique, culturel et
intellectuel, favorable à l’émergence du programme
théorico-politique d’Émile Durkheim. En effet, il a su s’imposer
en chef charismatique dans le champ des sciences humaines à
l’époque où morale catholique et morale laïque sont en débat.
Il a dans le même temps réduit au silence deux autres figures de
la science sociale : Gabriel Tarde et René Worms, et inscrit
dans les fondements mêmes de la sociologie, de par ses prises de
positions idéologiques de l’époque, le principe de laïcité. Sans
toutefois réduire la complexité de l’œuvre du fondateur de la
sociologie française à une volonté de pouvoir, sa pensée du
social est avant tout une pensée politique et morale.
Pour Durkheim, la sociologie est à
envisager comme une « physique des mœurs et du droit [qui] a
pour objet l’étude des faits moraux et juridiques. Ces faits,
ajoute-t-il, consistent en des règles de conduite sanctionnées.
Le problème que se pose la science est de rechercher : 1°)
comment ces règles se sont constituées historiquement,
c’est-à-dire quelles sont les causes qui les ont suscitées et
les fins utiles qu’elles remplissent ; 2°) la manière dont elles
fonctionnent dans la société, c’est-à-dire dont elles sont
appliqués par les individus. »
Cette science des mœurs ne se réduit
pourtant pas aux quatre ouvrages fondamentaux de Durkheim dont
le dernier, Les formes élémentaires de la vie religieuse
(1912), en constitue plus un commencement qu’un aboutissement.
Car, en réalité, le phénomène religieux a toujours fait partie
de sa vie jusqu’en 1895 où il dit avoir eu une « révélation » en
trouvant le « moyen d’aborder sociologiquement l’étude de la
religion. »
Cette conception d’avant-guerre de la
religion se trouve d’emblée dans le programme scientifique de
l’École française de sociologie et de son approche du phénomène
religieux. Le projet du courant durkheimien émerge dans le même
contexte que l’instauration des lois républicaines. Dans un
environnement institutionnel de plus en plus hostile à toute
forme d’enseignement ou de morale religieuse, Émile Durkheim,
proche du pouvoir républicain, engage ses réflexions dans
différents domaines dont principalement celui de l’éducation
dans les sociétés contemporaines.
Cependant, il n’exclut pas l’étude
des sociétés primitives à partir desquelles il développe sa
théorie sociologique de la Religion. Au même moment,
l’ethnologie française avec son mode d’investigation empirique
se constitue en discipline universitaire sous son patronage
alors qu’elle souffrait d’une crise d’identité scientifique.
« Indépendamment de sa rentabilité épistémologique, observe
Victor Karady, le recours à l’étude des religions archaïques
pour fonder une sociologie religieuse répondait pour les
durkheimiens à un impératif plus proprement idéologique. »
Plus loin, ce spécialiste du durkheimisme ajoute que « le
recours aux religions « élémentaires » pour l’approche du
phénomène religieux dans sa généralité apparaît comme une issue
dans l’entreprise de conciliation d’intérêts idéologiques
contradictoires : fonder une théorie de la religion applicable
au présent et en conserver l’objectivité scientifique ».
Mais les religions monothéistes sont
restées en marge des études durkheimiennes. En effet, dans le
champ de la sociologie française, les monothéismes ont connu un
traitement toujours en décalage par rapport aux religions
primitives
(les travaux de Durkheim, Mauss,
Lévy-Bruhl, Levi-Strauss sont là pour le confirmer).
Ces dernières se sont imposées comme
objet suprême de la science sociale. Pendant ce temps, l’étude
du christianisme et du judaïsme avançait doucement tandis que
l’Islam n’a toujours pas de grands noms à rattacher à sa
généalogie, si ce n’est Louis Massignon et Henri Corbin, mais
sans aucune filiation avec le durkheimisme.
On voit bien combien la position de l’Islam comme sujet de
recherche constitue aussi un facteur de dissonance dans les
travaux des sociologues des banlieues, car il est mis de côté
par la tradition sociologique française et s’inscrit dans une
histoire coloniale et nationale qui risque de pousser des
chercheurs trop curieux vers des sentiers non autorisés par
l’académisme.
Pour conclure
Finalement, ces sociologues des
cultures populaires sont dans un tel rapport académique à leur
objet d’analyse qu’ils en oublient que ces banlieues ont
peut-être aussi quelque chose à nous apprendre sur les
changements contemporains de l’identité nationale française.
Or, cette myopie intellectuelle est
marquée par la sécularisation de leur propre rapport au
religieux. Ce rapport s’inscrit dans un long processus
d’éradication du savoir scolastique par la transmission des
connaissances admises par l’institution d’où a été écartée, dès
l’âge d’or de la sociologie, l’étude des monothéismes.
Aussi, est-il délicat, voire
impossible de parler de spiritualité, qu’elle qu’en fut
l’origine, sans faire ressurgir encore aujourd’hui les
réminiscences idéologiques d’un anticléricalisme virulent. Dans
ces conditions, le sociologue en tant que citoyen ne peut faire
abstraction de la mémoire collective de son groupe social
d’appartenance.
Il n’échappe pas à ce va-et-vient
entre le dedans au risque du sociologisme et le dehors au péril
de l’objectivisme. En revanche, les instruments de rupture
épistémologique devraient lui permettre d’échapper au
« sociocentrisme »,
véritable piège du métier de sociologue, et de considérer les
recommandations profanes mais éminemment suggestives qu’Émile
Durkheim, rationaliste laïc, a formulé de manière étonnante
quelques années avant de mourir lors d’une communication face à
un auditoire de « libres penseurs » et de « croyants » : « ce
que je demande aux libres penseurs, c’est de se placer face à la
religion avec l’état d’esprit du croyant. C’est à cette
condition seulement qu’il peut espérer la comprendre. Qu’il la
sente telle que le croyant la sent, car elle n’est véritablement
que ce qu’elle est pour ce dernier. Aussi quiconque n’apporte
pas à l’étude de la religion une sorte de sentiment religieux ne
peut en parler ! Il ressemblerait à un aveugle qui parlerait de
couleurs. Or, pour le croyant, ce qui constitue essentiellement
la religion, ce n’est pas une hypothèse plausible sur l’homme ou
sa destinée ; ce qui l’attache à sa foi, c’est qu’elle fait
partie de son être, c’est qu’il ne peut y renoncer, lui
semble-t-il, sans perdre quelque chose de lui-même, sans qu’il
en résulte une dépression, une diminution de sa vitalité, comme
un abaissement de sa température morale (…) Il ne peut pas y
avoir une interprétation rationnelle de la religion qui soit
foncièrement irreligieuse ; une interprétation irreligieuse de
la religion serait une interprétation qui nierait le fait dont
il s’agit de rendre compte. Rien n’est plus contraire à la
méthode scientifique. »
Nasser Demiati. L' « Islam des quartiers », un impensé
sociologique ? (1/2)
Bibliographie
BOURGOIS Ph., En quête de respect.
Le crack à New York, Paris, Seuil, Liber, 2001.
CINGOLANI P., La République, les
sociologues et la question politique, Paris, La Dispute,
2003.
Nasser Demiati
Sociologue et membre du groupe CLARIS (Clarifier le
débat public sur la Sécurité – www.groupeclaris.org)
Publié le 29 octobre 2008 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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