II. Le lieu de l’expérience
mystique
Si nos
données se limitaient à ces quelques références historiques, le
rôle de Jérusalem apparaîtrait donc bien ancien : un souvenir
chargé tout au plus. Mais la réalité est en fait plus complexe,
est cela notamment à cause d’un événement à la fois énigmatique
et impalpable, mais qui a marqué cependant profondément la
configuration symbolique de l’imaginaire musulman : j’entends ce
qui est désigné comme « le voyage nocturne » du Prophète, c’est
à dire à un mystérieux trajet qu’il aurait accompli une nuit, et
durant lequel il aurait vécu une expérience visionnaire
décisive. Le Coran fait allusion à ce voyage, mais en terme à
vrai dire très sybillins. Il s’agit du premier verset de la
sourate XVII intitulée précisément Al-isrâ’, « le voyage
nocturne » : « Gloire à Celui qui fit aller de nuit son
serviteur du sanctuaire sacré au sanctuaire le plus éloigné dont
nous avons béni les alentours, afin de lui montrer (certains) de
nos signes. Il est celui qui entend et sait tout ! ».
L’exégèse
des premiers siècles a été partagée quant à l’explication de ces
versets. Le « sanctuaire sacré » fut rapidement identifié par
consensus à celui de La Mecque. Mais quel était le « sanctuaire
le plus éloigné » dont les alentours étaient bénis ? Deux
interprétations ont été émises. Selon la première, il s’agirait
du lieu le plus élevé dans le ciel. Le Prophète aurait été
enlevé et aurait connu une ascension de ciel en ciel, jusqu’au
« sanctuaire ultime », le dernier que puisse approcher un être
humain. Là aurait eu lieu le face à face suprême entre le
Prophète et son Dieu. Selon la seconde, il s’agirait du
sanctuaire de Jérusalem. Des historiens contemporains ont fait
valoir qu’à l’époque de ce rêve (616 ou 617) il n’existait plus
aucun sanctuaire à Jérusalem, puisque le site de l’ancien temple
n’était plus qu’un terrain vague servant de décharge publique.
Mais c’est là faire bon marché de la portée symbolique de ce
voyage nocturne. D’un point de vue symbolique, les deux
explications ne s’excluent pas, tant la prégnance d’une
dimension céleste de Jérusalem était forte, comme nous le
verrons. D’ailleurs, l’exégèse qui a finalement prévalu en
Islam, la seule qui ait été retenue par l’imaginaire
communautaire, résulte précisément d’un assemblage de ces deux
traditions. Si l’on fait la synthèse des versions
traditionnelles tardives (distinctes des hadîths anciens, cf
Le voyage intiatique en terre d’Islam, et notamment
l’article de J.van Ess) concernant le voyage nocturne, on
obtient le récit suivant :
Une nuit,
alors qu’il dormait (chez lui ; ou près de la Kaaba), Muhammad
est réveillé par des messagers (l’ange Gabriel est expressément
nommé). On lui présente une monture fabuleuse et, montée sur
elle, il s’envole de La Mecque vers Jérusalem. Là, il retrouve
plusieurs grands prophètes, dont, selon les versions les plus
courantes, Abraham, Moïse et Jésus. Tous y effectuent ensemble
la prière rituelle derrière Mahomet, qui assume en l’occurrence
la fonction éminemment symbolique d’imam. Puis Mahomet, toujours
guidé par Gabriel monte de ciel en ciel depuis l’endroit précis
qui, à Jérusalem, relie les deux dimensions de l’univers. Il
contemple le paradis et l’enfer. A chaque ciel, il rencontre un
prophète qui en est comme le préposé. Au-delà du septième ciel,
où il retrouve Abraham, il vit une rencontre en quelque sorte
immédiate avec Dieu lui-même. Ce récit de l’ascension céleste
connaîtra de multiples amplifications. Il sera lu, diffusé,
commenté et illustré abondamment. Il sera même traduit en
castillan ou en catalan, puis en latin, et ce Livre de
l’Echelle de Mahomet (Liber Scale Machometi) fournira
une part non négligeable du symbolisme de l’au-delà de la
Divine Comédie de Dante Alighieri. Quoiqu’il en soit, la
tradition retenue est fondée sur la double expérience de cette
nuit : le trajet de La Mecque à Jérusalem d’une part,
l’ascension céleste de l’autre. Je pense toutefois qu’il faut
éviter de séparer les deux, ou d’y voir un simple subterfuge
destiné à concilier des données exégétiques contradictoires. Le
récit signifie explicitement que Jérusalem est la porte du ciel,
que sur elle repose l’axe qui conduit au Trône de Dieu (cf la
biographie courante - la Sîra - du prophète, ou encore le
Livre de l’Echelle de Mahomet, chap. V). Il rejoint
d’autres traditions, rapportées par Abû al-Ma`âlî, décrivant
Jérusalem comme un lieu d’où la lumière céleste ruisselle en
permanence sur la terre (p.164).
Le récit de
ce voyage nocturne - quelqu’en ait été la première forme - joua
un assez grand rôle dans l’histoire de la première communauté
musulmane. Lorsque Mahomet le raconta le lendemain autour de
lui, cela suscita les sarcasmes des Mecquois païens et plusieurs
Musulmans croyants eurent du mal à y ajouter foi La tradition
postérieure spécifie certes que Mahomet fut en mesure de leur
décrire par le détail le trajet et la ville de Jérusalem, et que
tout cela fut corroboré par le témoignage d’une caravane qui en
revenait précisément. Le même courant, confronté à la question
de savoir si le voyage avait eu lieu en esprit ou
corporellement, s’il s’agissait d’une vision ou d’un enlèvement
miraculeux, trancha en faveur de la seconde solution (cf Le
voyage initiatique..., l’article de G.Monnot). Mais notons
que l’alternative existe beaucoup moins pour ceux qui tiennent
compte de la dimension imaginale des expériences de ce type.
Retenons en tout cas de ce récit du voyage nocturne un point
décisif : si le culte extérieur des Musulmans a lieu à La Mecque
et nulle part ailleurs, le culte spirituel, celui qui prélude à
la rencontre avec le divin, a eu lieu en rapport avec le
sanctuaire de Jérusalem.
III. Le
lieu eschatologique
Une
troisième dimension met en relief le rôle axial de Jérusalem
dans la tradition musulmane : son rapport avec les conflits de
la fin des temps. Ceux-ci sont évoqués dans une série de hadîths,
dont le degré d’authenticité peut être discuté, mais qui en tout
cas circulent couramment dans toutes les classes sociales et
culturelles. Il ne s’agit pas d’une apocalypse au sens strict du
terme, car nous n’avons pas affaire à un texte composé, mais
simplement à des recueils de paroles attribuées au Prophète et
simplement juxtaposées dans les chapitres de collections plus
vastes. Ceci dit, on peut en tirer une série de tableaux assez
homogènes. Schématiquement, le récit suivant se dégage :
- à la fin
des temps, l’humanité connaîtra un retour au paganisme et à
l’adoration des idoles. Les hommes, y compris les Musulmans,
sombreront dans l’ignorance, la religion et la débauche la plus
complète. La Loi musulmane, la sharî`a, ne sera plus
respectée, et les valeurs seront subverties. Les enfants ne
respecteront plus les parents, les femmes s’habilleront comme
les hommes, le nombre d’hommes décroîtra de façon spectaculaire.
- un être
maléfique surgira, figure inversée de celle des prophètes. Il
accomplira toutes sortes de prodiges et séduira la grande masse
des hommes. Il est désigné comme l’Antéchrist (al-masîh al-dajjâl
= le christ imposteur).
- les
forces musulmanes restées fidèles seront rassemblées par un chef
salvateur, descendant du Prophète, appelé le Mahdî. Il sera aidé
par Jésus, qui selon le Coran n’est pas mort et reviendra alors
sur terre. Il tuera l’Antéchrist de ses propres mains à la porte
de Ludd en Palestine.
- une
guerre terrible aura lieu, amplification à l’échelle mondiale
des premiers combats du Prophète. Les Juifs, comme aux premiers
moments, prendront le parti des païens. Cette guerre se
déroulera dans la région syrienne, palestinienne plus
précisément, et s’achèvera par la victoire du Mahdî qui
investira Jérusalem et y accomplira avec Jésus la prière
rituelle.
- à ce
moment, la Kaaba sera apportée processionnellement à
Jérusalem. Toutes les mosquées se transporteront également
dans la ville des prophètes, redevenue dès lors le centre
spirituel unique d’une humanité réunifiée. En effet, la terre
entière sera alors devenue musulmane et connaîtra une période de
paix qui se prolongera jusqu’aux bouleversements cosmiques de la
fin du monde au sens propre. Alors, au moment de la
Résurrection, le Jugement dernier se tiendrait à Jérusalem.
C’est là que la Balance des actes humains sera installée,
dignité destinée à compenser le changement de la direction de la
prière de Jérusalem vers La Mecque. La ville redeviendra enfin
et définitivement un lieu du paradis (cf Etudes Arabes
n°74, p. 59-61).
Ces
récits, rappelons-le, n’ont pas de valeur canonique. Leur portée
est néanmoins considérable, puisqu’ils pointent un fait
essentiel : au moment où le monde aura retrouvé son unité dans
l’obéissance à une seule Loi divine, c’est Jérusalem qui
redeviendra le centre rituel et sans doute spirituel des hommes.
Je
n’insisterai bien sûr pas sur toutes les interprétations et
usages qui peuvent être faits actuellement de ces récits
concernant Jérusalem. Il importe de les remettre dans la
perspective historique de leur diffusion, et notamment dans la
mobilisation des lettrés musulmans à l’époque des Croisades qui
avaient attiré brutalement l’attention sur la charge symbolique
que représentaient les sanctuaires de Palestine. Mais le propos
concernant ici les « contrées secrètes », je me bornerai à
rappeler la question du sens posée ici. Jérusalem, nous l’avons
vu, est dans l’histoire le lieu où l’histoire sacrale se rend
témoignage à elle-même. Ainsi avec Abraham, Jésus - et Mahomet à
l’occasion de son ascension céleste. Ce qui importe, ce n’est
donc pas le territoire concret ou les bâtiments qui ont été
construits dessus ; ce sont les réalités - spirituelles en
l’occurrence - auxquelles il renvoie. Ils désignent la
possibilité d’une rencontre directe et pour ainsi dire concrète
avec le divin. En ce sens, la contrée de Jérusalem « bénie par
Dieu » selon la parole du Coran est une province de l’esprit,
c’est une Terre de lumière comme celles que Henry Corbin se
plaisait à évoquer. C’est l’exégèse que l’on peut proposer d’un
hadîth concernant cette ville : « Quiconque prie à Jérusalem,
c’est comme s’il priait dans le ciel ».
Bibliographie :
-
AMIR-MOEZZI Mohammad Ali (sous la direction de), Le voyage
initiatique en terre d’Islam - Ascensions célestes et
itinéraires spirituels, Louvain - Paris, Peeters et
Bibliothèque de l’EPHE - Section des Sciences Religieuses. Voir
notamment les deux premiers articles (de C.Gilliot et J.van Ess)
concernant le voyage nocturne et l’ascension céleste de Mahomet.
-
AMIR-MOEZZI M.-A. (sous la direction de), Lieux d’Islam -
Cultes et cultures de l’Afrique à Java, Editions Autrement,
1996.
- Etudes
Arabes n°74 (1988)
est consacré au thème Al-Quds
Textes arabes
sur Jérusalem et comporte un choix intéressant de textes
anciens et modernes, en arabe avec leur traduction française.
- MAQDISI
Abû al-Ma`âlî ibn al-Murajjâ al-, Fadâ’il Bayt al-maqdis wa-al-Khalîl
wa-Fadâ’il al-Shâm, edited with an introduction by Ofer
Livne-Kafri, Shfaram, Almashreq Ltd, 1995
Pierre Lory
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
(Sorbonne)