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Jérusalem, ville
sacrée dans la tradition islamique (partie 1/2)
Pierre Lory
Photo CPI
Mardi 22 juillet 2008
La ville de Jérusalem se trouve placée actuellement au centre
d’âpres débats qu’il est inutile d’évoquer ici au présent, tant
ils surgissent pour ainsi dire quotidiennement dans notre
actualité - au point de devenir ordinaire, malgré leur étrangeté
fondamentale. L’enjeu du débat autour du statut politique de
cette cité n’est bien sûr pas simplement territorial et
géographique, mais pour une large part également symbolique.
C’est cette dernière dimension dont je vais tenter de rappeler
les données dans l’espace religieux et culturel musulman
classique. On entend couramment dire que Jérusalem est une ville
sacrée en Islam. C’est effectivement ce que signifient les noms
arabes de la ville : al-Quds, le
sanctuaire, ou encore Bayt al-Maqdis
(le Temple du sanctuaire) ou al-Bayt al-muqaddas
(le Temple sanctifié). Historiquement, l’origine et les
attributs de cette sacralité ne se laissent toutefois pas
définir très aisément. Des historiens de tendance
pro-israélienne ont exposé des recherches documentées dans le
but de démontrer que Jérusalem a toujours occupé une place
secondaire dans l’imaginaire comme dans la politique musulmane
au cours des siècles passés. Ces affirmations sont justifiées
dans une certaine optique, dans la mesure où le centre
symbolique unique et incontestable de la communauté musulmane
est La Mecque. Celle-ci est « la mère des cités », toutes les
prières rituelles quotidiennes de tous les Musulmans du monde se
tournent vers elle.
Elle seule contient les sanctuaires du grand pèlerinage vénérés
par tous les Musulmans. La ville de Médine, où Mahomet a fondé
le premier état musulman et a vécu les dix dernières années de
sa vie (622-632), est également très respectée et visitée ; mais
on ne peut la qualifier de « ville sainte » qu’à un degré très
atténué par rapport à La Mecque. Jérusalem apparaît « au
classement » en troisième position dans la conscience musulmane,
exprimée du reste par un hadîth (parole attribuée au prophète) :
« Une prière accomplie dans la mosquée de Jérusalem vaut mille
prières ; une prière faite dans la mosquée de Médine vaut dix
mille prières, et une prière dans la mosquée de La Mecque vaut
cent mille prières ».
Toutefois, ce classement par trop simple rend mal compte du rang
très particulier de la ville palestinienne. Le statut de
celle-ci est en effet chargé d’une vocation à la fois discrète
et mystérieuse : celle de représenter à la fois un sanctuaire
des origines, un terme de l’expérience mystique, et un lieu des
accomplissements eschatologiques.
I. Le sanctuaire des origines
Les origines que l’historiographie religieuse se plaît à situer
dans al-Quds sont de deux ordres. Il existe tout d’abord toute
une série de traditions prophétiques, de hadîths, mentionnant le
site de Jérusalem. L’auteur palestinien du XII° siècle Abû al-Ma`âlî
al-Maqdisî les a regroupés dans son traité Des vertus de
Jérusalem (Fadâ’il Bayt al-Maqdis). Jérusalem aurait été créé
avec La Mecque et Médine avant le reste du monde. Elle était une
partie du Paradis. Plus encore, elle est le nombril du monde. Le
rocher autour duquel fut construit le fameux Dôme porterait la
trace du pied de Dieu qui, ayant achevé la création et la mise
en ordre de la terre, l’aurait quittée là pour rejoindre son
Trône. Sous ce rocher jaillit la source qui alimente tous les
fleuves et les mers, et le souffle qui anime tous les vents et
les nuages. Jérusalem est la ville la plus proche du ciel ; elle
est en fait une porte ouverte en permanence vers le ciel (cf
Fadâ’il Bayt al-Maqdis pp. 104 s. et 147 s.).
On reconnaîtra sans peine ici des idées et des formulations
issues de la tradition juive. Mais il faut bien souligner ici
que la conscience musulmane les a entièrement reprises à son
compte dans une vision moniste de l’histoire sacrale des hommes.
Selon le Coran, tous les prophètes de l’humanité depuis Adam
(Noé, Abraham, Moïse, Jésus...) n’ont fait que professer une
doctrine monothéiste unique et universelle, dont la prédication
de Mahomet ne serait que l’ultime reprise et l’accomplissement.
La prééminence que la tradition juive accordait au site de
Jérusalem est réassumée dans la longue histoire prophétique qui
aboutit à Mahomet. Elle n’est plus perçue comme relevant d’une
tradition particulière, mais comme élément de l’unique Tradition
se poursuivant depuis les origines.
Dans cette optique historique, Abraham a été un des protagoniste
de ce monothéisme unique. Cette religion épurée et restaurée que
Dieu lui a enseignée, il l’a transmise à ses deux fils. Isaac
l’a en effet à son tour enseignée à ses descendants, le peuple
d’Israël (les Banû Isrâ’îl du Coran) ; et Ismaël aux siens, les
Arabes de la péninsule. Abraham aurait d’ailleurs rejoint Ismaël
dans le désert d’Arabie, et ils auraient ensemble construit la
Kaaba et les différents éléments du sanctuaire de La Mecque.
Dans cette optique, il n’existe donc pas de peuple
particulièrement élu, et, répétons-le, l’histoire du peuple juif
relève de celle du monothéisme en général. La geste d’Abraham
est celle de la foi unique, et ne relève donc pas d’une
confession particulière. Le Coran relate sa conversion et son
émigration, ainsi que le sacrifice inachevé de son fils - non
nommé, mais que la majorité des Musulmans identifient à Ismaël.
Par voie de conséquence, les sites et sanctuaires se rapportant
à la personne d’Abraham comme à celle des autres prophètes de la
tradition monothéistes seront vénérés également par les
Musulmans. David et Salomon, Marie et Jésus se rejoignent ainsi
dans une tradition unique ; et tel ou tel vestige supposé de
leurs actions a été vénéré pendant des siècles par les pieux
Musulmans.
La densité des souvenirs prophétiques de la ville de Jérusalem
était d’ailleurs connue. Si Antioche a conservé un seul tombeau
de prophète, rapporte une tradition, Damas en abrite cinq cent
et Jérusalem mille (Fadâ’il p.206). Mais revenons à la figure
d’Abraham, fondatrice à plus d’un titre. Cette vénération pour
le souvenir d’Abraham, Mahomet ne la conçut tout d’abord pas
comme distincte de la tradition juive. Rappelons qu’il commença
sa prédication vers 612 à La Mecque, où elle fut assez mal reçue
par les clans dominants, et le groupe assez réduit des premiers
Musulmans fut obligé d’émigrer à Médine en 622. A Médine
résidait une importante communauté juive regroupée en trois
tribus, et Mahomet s’efforça d’effectuer un rapprochement avec
elle - rapprochement en cohérence avec l’idée d’unité
fondamentale des monothéismes enseignée par le Coran.
C’est ainsi que l’orientation de la prière rituelle musulmane se
faisait alors en direction de Jérusalem. Cette disposition
cultuelle ne dura pas. En 624, un verset coranique fut révélé
ordonnant de se tourner désormais en direction du sanctuaire -
abrahamique lui aussi, nous l’avons vu - de La Mecque (Coran II
143). La décision fit des remous, certains abjurèrent même
l’Islam, d’autres accusèrent Muhammad de chauvinisme, comme en
témoignent les traditions rapportées notamment par l’exégète
Tabarî (cf Etudes Arabes 1988, pp.49-53) . La formulation même
du verset ( « Nous n’avions établi la direction vers laquelle tu
te tournais que pour distinguer ceux qui suivent le Prophète de
ceux qui se détournent ») suggère cet embarras : il s’agissait
d’une épreuve envoyée par Dieu lui-même. Quoiqu’il en fut,
l’évolution ultérieure fut inexorable : l’Islam se sépara
définitvement de ses attaches juives ou chrétiennes et se
constitua en religion totalement indépendante et revendiquant
pour elle-même l’universalité.
Peu de temps après, en 636, la ville de Jérusalem se rendit sans
combat aux armées musulmanes. En 638, le calife Omar, second
successeur de Mahomet à la tête de l’état musulman, se rendit
dans la ville. Il ordonna que fût déblayée l’esplanade de
l’ancien temple de Salomon, qui était devenue une décharge
publique à l’époque. Mais il aurait pris soin d’effectuer sa
prière rituelle au sud de ce site, afin de se trouver
directement face à La Mecque, et de ne pas prier devant
l’emplacement de l’ancien temple. Geste hautement symbolique :
bien que se réclamant de la tradition des prophètes bibliques,
les Musulmans se posaient désormais en re-fondateurs d’un rituel
et d’une foi complètement autonomes.
La Mecque assumait désormais toutes les prérogatives de la ville
sainte. Certes, Jérusalem ne fut pas oubliée. Les califes de la
dynastie omeyyade, qui régnèrent durant la deuxième moitié du
VII° et la première du VIII° siècle sur l’empire musulman,
embellirent la ville. On leur doit en particulier la
construction du Dôme du Rocher (faussement appelé parfois
« mosquée d’Omar », alors qu’elle ne joue pas le rôle de
mosquée) ainsi que la mosquée al-Aqsâ sur l’esplanade de
l’ancien temple. Les deux bâtiments subirent de nombreux dégâts
et destructions au cours des siècles, mais furent toujours
reconstruits selon leur modèle originel, ce qui témoigne de
l’attachement des communautés musulmanes à leur endroit. La
ville ne joua cependant qu’un rôle cultuel et religieux plutôt
effacé, et sa fonction administrative fut des plus discrètes. Il
fallut le choc des expéditions des Croisés pour ranimer la
ferveur envers les sites de Jérusalem et réactualiser toute leur
valeur symbolique.
A suivre...
Bibliographie :
AMIR-MOEZZI
Mohammad Ali (sous la direction de), Le voyage
initiatique en terre d’Islam - Ascensions célestes et
itinéraires spirituels, Louvain - Paris, Peeters et
Bibliothèque de l’EPHE - Section des Sciences Religieuses. Voir
notammment les deux premiers articles (de C.Gilliot et J.van Ess)
concernant le voyage nocturne et l’ascension céleste de Mahomet.
AMIR-MOEZZI
M.-A. (sous la direction de), Lieux d’Islam -
Cultes et cultures de l’Afrique à Java, Editions Autrement,
1996.
Etudes Arabes n°74 (1988) est
consacré au thème Al-Quds - Textes arabes sur
Jérusalem et comporte un choix intéressant de textes anciens
et modernes, en arabe avec leur traduction française.
MAQDISI Abû
al-Ma`âlî ibn al-Murajjâ al-, Fadâ’il Bayt al-maqdis
wa-al-Khalîl wa-Fadâ’il al-Shâm, edited with an introduction
by Ofer Livne-Kafri, Shfaram, Almashreq Ltd, 1995
Pierre Lory
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
(Sorbonne)
Jérusalem, ville
sacrée dans la tradition islamique (partie 2/2)
Publié le 31 juillet 2008 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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