Oumma.com
L'Iran, une menace ?
La leçon de Foucault (partie 1/2)
Mahmoud Senadji
Mercredi 11 mars 2009 Le 11 février 1979, sur
les ondes de la radio de Téhéran, fut prononcée la phrase qui
donnera sa configuration à la révolte qui secoue l’Iran dans son
ensemble depuis janvier 1978 et atteindra son apogée, son
point de non retour, dans le soulèvement général de l’automne où
tout un peuple, comme un seul homme, se dressant les mains nues
face à un pouvoir armé, rend sa volonté manifeste pour exiger le
départ du Chah.
Une phrase qui, avant
même d’être prononcée, avait déjà suscitée raillerie, moquerie,
contestation et accusation[i],
une phrase qui n’a cessé de faire débat et dont l’écho habite
notre présent d’une façon pressante, d’autant plus, qu’elle est
considérée comme étant la « menace » susceptible d’ébranler
l’harmonie du monde. Cette phrase logeait en son sein
l’avènement du monde de l’après-guerre froide qui s’est décliné
dans une conceptualisation - qui nous place au carrefour de
l’Histoire, devant un choix décisif où il n’y a plus place pour
le spectateur, dialogue ou choc des civilisations : « Ici la
voix de la Révolution islamique ».
Les railleries sont
déjà suggérées par Foucault, qui anticipe sur la réception de
son analyse des événements de Téhéran par ses
concitoyens : « Quel sens, pour les hommes qui habitent l’Iran,
à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous
avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance
et les grandes crises du Christianisme :
une spiritualité
politique.
J’entends déjà des Français qui rient, mais je sais qu’ils ont
tort[ii]. »
Comment Foucault en est-il arrivé à anticiper sur la réaction
des Français ?
Quel sens donner à
cette certitude d’un philosophe qui disait déjà en commentant la
révolte des détenus dans les prisons : « Depuis leur cellule,
certains détenus criaient le texte de mon livre à leur camarade.
Je sais que ce que je vais dire est prétentieux, mais c’est une
preuve de vérité - de vérité politique, tangible, une vérité qui
a commencé une fois le livre écrit. J’espère que la vérité de
mes livres est dans l’avenir[iii]. »
Cette vérité, dans le
cas de la Révolution iranienne, il la formulera explicitement
dans sa réponse à une lectrice iranienne qui lui reprochait
d’avoir pris parti pour la spiritualité musulmane : « Le
problème de l’islam comme force politique est un problème
essentiel pour notre époque et pour les années qui vont venir.
La première condition pour l’aborder avec tant soit peu
d’intelligence, c’est de ne pas commencer par y mettre de la
haine[iv]. »
C’est dans le climat de cette première
condition qu’il a parlé des railleries de ses concitoyens. La
spiritualité politique ne pouvait susciter, selon Foucault, dans
l’esprit des Français que moquerie et déraison. La politique
n’est devenue synonyme de progrès que parce qu’elle s’est
affranchie de la spiritualité pour épouser les Lumières de la
Raison.
La Révolution - la philosophie de l’Histoire-
à un sens qui ne parle que la langue de l’avenir, de
l’invention ; elle ne peut aucunement endosser l’habit
moyenâgeux de la religion synonyme de régression. Cette
révolution ne peut durer que le temps de l’amour d’un été, ce
temps d’une effervescence qui se dissipera lorsque le jeu
politique reprendra ses droits.
Cette attitude
n’avait pas cours uniquement en Occident mais partagée aussi en
Iran, en l’occurrence le Chah, qui dans une interview, ne
prenait nullement au sérieux l’opposition islamique, et prenait
ces partisans pour des « gens qui voudraient voir les choses se
passer comme au Moyen-Age[v] . »
La pensée dominante a fait de la religion une
chose du passé, et toute prétention à lui donner une dimension
politique au Présent est un sacrilège, un crime contre le
progrès, une atteinte à l’universalité des droits de l’homme.
Pourquoi Foucault,
façonné par l’héritage européen, porte-t-il un regard différend
sur le soulèvement iranien et dit à ses concitoyens qu’ils ont
tort ? Dans ce constat, où il n’ y a nullement la trace d’un
jugement, se loge un appel, une invitation adressée à ses
concitoyens à s’affranchir de leur vision dogmatique de
l’histoire, de leur foi dans les lendemains prometteurs des
Lumières et à s’ouvrir vers un exercice philosophique autre dont
l’enjeu « était de savoir dans quelle mesure le travail de
penser sa propre histoire peut affranchir de ce qu’elle pense
silencieusement et lui permettre de penser autrement[vi].
»
Penser autrement sa propre histoire dans sa
confrontation avec le présent est l’axe du projet philosophique
de Foucault ; penser autrement c’est à cela qu’il convie les
Français, et c’est cela aussi qui lui était reproché.
La spiritualité
politique en question n’est pas propre à la société iranienne
mais fait partie de l’histoire occidentale, mais « nous avons,
nous autres, oublié la possibilité ». C’est l’oubli de cette
possibilité qu’il convoque à la lumière de la révolution
iranienne pour réinterroger l’histoire de la rationalité
politique occidentale afin d’arracher les consciences à leur
dogmatisme : « Mais l’expérience m’a appris que l’histoire des
diverses formes de rationalité réussit parfois mieux qu’une
critique abstraite à ébranler nos certitudes et notre
dogmatisme. Des siècles durant, la religion n’a pu supporter que
l’on racontât son histoire. Aujourd’hui,
nos écoles de rationalité n’apprécient
guère que l’on écrive leur histoire, ce qui est sans doute
significatif[vii]
(c’est nous qui soulignons) ».
Il apparaît clairement que les écrits de
Foucault sur l’Iran s’inscrivent pleinement et entièrement dans
son projet philosophique et les deux s’éclairent et se
complètent mutuellement.
Une année après son
voyage en Iran, il prononce une conférence dont le sujet est
Vers une
critique de la raison politique
où il pose clairement la question de son rapport au pouvoir :
« ce qu’il faut remettre en question, c’est la forme de
rationalité en présence [viii] ».
Dans le cas de l’Iran, quelle est selon
Foucault la forme de rationalité en présence remise en
question ? Que signifiait, pour les Iraniens, ce rejet global du
régime ? Le régime symbolisait l’échec total de
l’occidentalisation forcée de la société iranienne entamée
depuis le début du siècle. Des décennies durant, les dirigeants,
n’ont cessé d’inscrire le destin de l’Iran dans une marche vers
le progrès en s’inspirant des Lumières : modernisation,
nationalisme, laïcisation et industrialisation de la société. A
quoi les Iraniens ont-t-ils abouti ? Au rejet global du régime.
A un retournement catégorique du peuple contre son
souverain.
L’un étant le
contraire de l’autre. La révolte symbolise le rejet par le
peuple de son destin politique : elle représente l’avenir de
l’Iran alors que le Chah est l’image de son passé, duquel il
fallait sortir car il n’était que le règne du despotisme et de
la corruption. La modernisation est la forme d’une rationalité
contre laquelle la population s’est révoltée car, au lieu d’être
un facteur d’émancipation et de patriotisme, elle est le lieu de
l’humiliation et de la misère économique et culturelle : « Une
modernisation
qui est en elle-même un archaïsme [ix] ».
Ce qui amène Foucault, dans son premier séjour, à faire le
procès de ce que nous pourrons nommer le désir
d’occidentalisation : « Oui, la modernisation comme projet
politique et comme principe de transformation sociale est en
Iran une chose du passé[x] ».
Et ce constat ne se
limite pas à l’expérience iranienne. Puisque l’Iran était le
porte-drapeau de l’occidentalisation du monde musulman, son
agonie signe la fin d’un « épisode qui s’est ouvert il y a
bientôt soixante ans : une tentative pour moderniser à
l’européenne les pays islamiques[xi] ».
Il suffit d’avoir à l’esprit l’image si
contrastée et si parlante de ces deux hommes, le Chah et
Khomeiny, l’un quittant l’Iran et l’autre y retournant. Le Chah,
au soir de son règne, dans la stature d’un homme de son siècle,
taillé à l’occidentale, devant lequel s’aplatissaient encore des
vassaux pour le retenir est l’image de cet Iran moderne dans sa
forme mais dont la volonté est sujette à la domination
étrangère.
Khomeiny, l’homme enturbanné, évoquant un
autre âge, mais dans le rôle politique du pasteur, n’ayant pour
seule offrande que le verbe pour faire la jonction entre hier et
aujourd’hui, entouré d’une jeunesse en plein enchantement,
incarnait, alors à lui seul, le destin de l’Iran. Comment
expliquer que le disciple de l’occidentalisation, lui qui
n’a fait que mettre en œuvre l’idée du progrès depuis un siècle
en est arrivé au point de représenter le passé de l’Iran, alors
que Khomeiny, incarnant l’élan religieux, faisait de l’Islam le
nom de la Révolution, le souffle de l’espoir, l’avenir de
l’Iran.
De quoi alors la Révolution iranienne
est-elle le nom ? Qu’avait-t – elle de si fort pour avoir
inversé tous les pronostics qui misaient sur son extinction
rapide ? Comment expliquer sa pérennité et son écho dans le
monde ?
De prime abord, c’est
un véritable ébranlement des fondations modernes qui ont fait de
la religion quelque chose de passé, de Dieu est mort de
Nietzche, nous voilà en face d’une Révolution qui place Dieu au
cœur de la cité même ; la religion, en l’occurrence l’Islam,
« cette année 1978, n’a pas été l’opium du peuple, justement
parce qu’il a été l’esprit d’un monde sans esprit[xii]. »
La révolution iranienne est une révolution
culturelle. Par cet aspect, elle appose un sceau sur la
véritable indépendance qui a fait défaut à l’ensemble du
mouvement de décolonisation du XXème siècle. L’indépendance
politique, qui n’est pas suivie ou ne repose pas sur une
indépendance culturelle, n’est qu’un leurre ; c’est pour cette
raison que les peuples libérés de la colonisation, dans un temps
très court, gagnés par le désenchantement national, ont fini par
voir dans l’indépendance une forme de colonisation intérieure
et, dans le cas de l’Iran, le régime comme une force
d’occupation.
La civilisation occidentale est un système
cohérent, le fruit d’une dynamique interne de l’ensemble de ses
composantes : morale, juridique, économique, philosophique,
scientifique… La civilisation est un tout. En transposant un
élément (industrialisation, rationalité, laïcité,
nationalisme …) de cette civilisation dans une société ayant une
autre histoire, un autre imaginaire, ses propres références, cet
élément ne peut jouer que le rôle de parasite dont la nuisance
se fera sentir.
La greffe opérée n’a nullement été
concluante : l’ensemble des pays arabes, restent des pays
boiteux pour ne pas dire paralysés. Il suffit de comparer l’Iran
avec l’ensemble des pays arabes, principalement l’Egypte et
l’Algérie, présentés comme des modèles de gouvernance moderne
qui font rempart à l’islamisme. Ces pays sont incapables
d’engendrer l’idée même d’alternance politique, alors que
l’Iran, en trente ans, après une guerre de huit ans, et faisant
face à un embargo et à une politique d’isolement, se présente
comme une puissance réelle.
Le développement commence par l’indépendance
de la pensée.
La révolution islamique sonne le glas de
l’imitation aveugle de l’Occident qui a perduré depuis
l’expédition en Egypte de Napoléon. L’indépendance culturelle
est la prise en main de son propre destin avec pour socle et
principe moteur la volonté d’être pleinement soi-même, un souci
de soi permanent pour ne pas sombrer dans l’aventure de
l’égarement et de la négation de soi.
La révolution
iranienne n’est que la réappropriation de soi des Iraniens qui
ont fait de l’Islam, non pas une coquille extérieure qui encadre
leur vie mais le principe moteur de leur existence.
Le nom même de la politique.
L’indépendance culturelle est ce que vise le programme politique
de Khomeiny. C’est pour cette raison que, après le départ du
Chah, il a félicité le peuple iranien plus pour avoir éliminé le
pouvoir étranger en Iran que pour avoir obtenu le départ du
Chah.
Le Chah n’existait que par la présence et
l’intervention étrangère. Et un siècle durant, et principalement
après la découverte du pétrole, le destin de l’Iran a dépendu
des enjeux des puissances occidentales rivales, et sur le plan
intérieur, une monarchie dépendante de l’étranger dans tous ses
aspects n’a fait que rendre le peuple étranger à lui même dans
une réalité qui l’assiégeait. Une minorité opulente, le corps en
Iran et les références en Occident et un peuple démuni, vivant
dans le culte du martyr, dans l’attente d’un discours vrai qui
le libérera de l’injustice du présent.
Ce discours vrai incarné par un homme dont
la vie est un dévouement total à l’islam et au peuple est un
modèle de conduite, l’image de l’espoir. Ces « Pieds-nus » -
cette expression méprisante et insultante des pauvres, de
quantité négligeable-, les voilà projetés sur la scène de
l’histoire, la Révolution parle en leur nom, l’islam étant la
religion des opprimés.
Cette révolution est à considérer, et a juste
titre, comme étant une grande naissance : elle incarne
l’avènement d’un nouveau destin politique pour l’homme musulman.
Elle s’inscrit dans la logique de la politique de décolonisation
qui a structuré le débat intellectuel de l’après-guerre. Par son
anti-colonialisme et son anti-occidentalisme, l’expérience
iranienne représente la vérité philosophique de ce mouvement.
Frantz Fanon
(1925-1961), la figure intellectuelle de la résistance contre
l’idéologie coloniale et le préfigurateur des études
postcoloniales, dans une lettre adressée à Ali Shariati
(1933-1977), une autre figure iranienne de la résistance,
écrivait : « Même si je ne partage pas les mêmes sentiments que
toi vis–à-vis de l’islam, j’accepterai ton propos en disant que
dans le Tiers Monde (et, si tu le permets, je préfère dire dans
le Proche et Moyen-Orient), l’islam a, plus que toutes les
autres puissances sociales et idéologiques, une capacité
anti-colonialiste et une nature anti-occidentale[xiii]. »
Ali Shariati, à l’image d’une autre figure de
l’époque, Malek Bennabi (1905-1973), fonde le principe de la
Nahda (renaissance) des sociétés musulmanes dans un rapport
dialectique entre le musulman et l’islam. Un rapport dans lequel
la lecture des textes s’accompagne inéluctablement d’une
transformation du sujet. Ces auteurs s’inscrivent dans la
continuité de l’esprit des réformateurs musulmans du XIXème
siècle. La transformation de la société à laquelle appelle ce
mouvement ne s’inscrit nullement dans un retour à un islam
d’origine mais dans une transformation de l’être musulman.
Bennabi utilise le concept de « colonisabilité » comme grille de
lecture pour l’approche et l’analyse du rapport colon-indigène.
Elle se comprend comme une forme
d’intériorisation de la défaite, du déni de soi, une infériorité
psychologique qui entraîne une paralysie morale et agit comme
une demande intérieure à la domination. La colonisation n’est
qu’une réponse à cette demande inconsciente d’un maître.
Pour Shariati, le
discours de l’intellectuel ne peut être un discours critique que
si les concepts qu’il élabore sont générés par l’histoire de son
peuple en lutte. Si produire des concepts est le travail de
l’intellectuel, les concepts ont une généalogie, laquelle ne
peut et ne doit être que le résultat de son histoire sociétale.
Car le discours de l’intellectuel ne peut se transformer en acte
révolutionnaire que si celui-ci se frotte à l’expérience du
combat et parle le langage du peuple. Les intellectuels aliénés[xiv]ne
font que perdurer l’oppression car ils sont étrangers au peuple,
ils ne se reconnaissent ni dans son image ni dans sa voix : ils
sont le « progrès » et lui la « régression ».
« Où t’es-tu perdu, marcheur solitaire ?
Il te faut revenir sur tes pas
Dans ce désert on ne trouve que mort et désespoir,
Il te faut revenir, marcheur solitaire !
Ce désert ne mène nulle part[xv]. »
La seule voie possible pour éviter que ce
désert ne finisse par nous engloutir est de puiser en nous les
éléments vivifiants de notre résurrection : le savoir spirituel.
L’assurance spirituelle arme la personne
d’une confiance en soi qui le protège contre tout sentiment
d’infériorité et l’élève au rang de bâtisseur, de constructeur
de sociétés nouvelles.
C’est la raison pour laquelle, les études
postcoloniales, qui s’inscrivaient dans l’optique fanonienne
n’ont pas pu générer de réponse à la domination coloniale : les
réponses qu’ils proposent sont inscrites dans l’horizon de la
pensée occidentale.
L’histoire de
l’humanisme européen est la structure et la limite de ses
lectures. « Nous devons redécouvrir le siècle des Lumières par
nous-mêmes[xvi] »
assure Appadurai. La seule manière de le sauver ou de le
réformer est de lui présenter un contre modèle, à partir duquel
il se regarde et se juge. La critique comme méthode présuppose
une sortie de l’Occident. Ou du moins, une sortie de
l’assignation de la philosophie des Lumières telle qu’elle s’est
présentée dans l’histoire moderne.
Une correspondance des esprits se trouve
entre Foucault et Shariati dans le sens où les deux, chacun dans
son champ culturel, s’engage tout en désirant entraîner à sa
suite ses concitoyens, à penser autrement leur héritage
historique.
En quoi l’expérience iranienne
s’inscrivait-elle déjà dans son travail philosophique et quel
écho a-t-elle gardé dans le développement de sa pensée ?
Pour aborder cette question, commençons par
présenter ce qui différencie la révolution iranienne comme
achèvement du mouvement réformiste musulman et l’histoire de
l’Occident depuis la Renaissance : l’idée de la justice a pris
place et lieu de l’idéologie du progrès.
Le progrès sous tendu par l’idée de la vérité
comme connaissance qui se déploie à l’infini comme maîtrise de
la nature et du monde est lié aux idéaux des Lumières.
Un progrès dont la
finalité était la domination de l’Autre au nom de l’idée de
civilisation. Foucault trouve dans la révolution iranienne le
moment historique par excellence qui s’offre à la pensée pour
repenser son histoire, dans son cas, l’histoire de l’Occident :
« Il me semble que l’enjeu, le défi que doit relever toute
histoire de la pensée, c’est précisément de saisir le moment où
un phénomène culturel, d’une ampleur déterminée, peut en effet
constituer, dans l’histoire de la pensée, un moment décisif où
se trouve engagé jusqu’à notre mode d’être de sujet moderne[xvii] ».
La Révolution iranienne constituait ce
phénomène culturel. Comment alors son mode d’être de sujet
moderne était-il engagé ?
Les trois grands
textes de Foucault qui se lisent comme le prolongement de ses
analyses sur l’Iran, hormis le texte déjà cité,
Critique de la raison politique,
sont l’herméneutique du sujet
et Qu’est ce que les Lumières de
Kant.
Dans ces trois textes, l’ombre de l’Iran est
présente. Ils se présentent comme une convocation de la pensée
occidentale pour analyser ce qui l’a amené à se penser seulement
en termes de puissance.
Nous retrouvons dans
la « Critique de la raison
politique » l’absence de l’image
politique du Pasteur devant une modernité où le pouvoir se pense
seulement sous la catégorie de la « Raison d’Etat ». Une raison
réduite au déploiement infini de son pouvoir de connaissance.
Alors que l’image du Pasteur est l’attention portée à
l’individu, à la singularité. Dans son analyse du pouvoir,
Foucault a toujours été sensible à la singularité qui s’élève
contre l’universel incarné par le pouvoir.
Dans le cas de l’Iran, la singularité qui
résiste était le peuple. Un peuple qui a placé toute sa
confiance et son amour dans un homme. Comment expliquer qu’un
seul homme a été dépositaire de la volonté de tout un
peuple ? D’où tirait-il cette légitimité ? Essentiellement de
son dévouement et son sacrifice pour la cause qui remettait en
question un siècle de l’histoire de l’Iran.
Dans ce dévouement et ce combat contre
l’injustice, Foucault ne peut qu’associer l’image du pasteur à
celle de Khomeiny. Si l’image du pasteur est de source orientale
et religieuse, elle est aussi présente chez Platon. L’important
est que dans cette image, la question éthique, est indissociable
de la question politique. Morale et politique sont liées.
La justice reste la
question
du politique chez Platon. Si le rôle du philosophe, pour
Foucault, est de fixer des limites au pouvoir, être l’ami de
l’opprimé, c’est, en quelque sorte, endosser l’habit du pasteur.
Khomeiny incarne l’homme politique et religieux qui lui permet
de se prévaloir du rôle de pasteur car en Iran, la religion
n’est pas seulement le pivot de la résistance mais le principe
d’une création politique. Foucault, de l’intérieur de l’histoire
occidentale, voit le rôle du pasteur échoir au philosophe. Comme
le pasteur, le philosophe veille.
Cette idée du pasteur
est présente dans son deuxième texte où l’accent est porté sur
le moment décisif de la dissociation entre sujet et vérité,
entre spiritualité et philosophie : le moment cartésien. En
excluant du champ philosophique la notion du « souci de soi » et
en donnant la primauté au « connais-toi toi-même », il a fait de
la connaissance le seul moyen qui permet au sujet d’accéder au
vrai, sans que cette vérité, en retour, n’affecte le sujet ou le
transforme. Cette dissociation entre sujet et vérité, entre
spiritualité et philosophie dont la pensée moderne est rendue
responsable embrume le présent : « Telle qu’elle est désormais,
la vérité n’est pas capable de sauver le sujet. […] nous dirons
que l’âge moderne des rapports entre sujet et vérité commence le
jour où nous postulons que, tel qu’il est, le sujet est capable
de vérité mais, telle qu’elle est, la vérité n’est pas capable
de sauver le sujet [xviii] ».
C’est ce lien entre
sujet et vérité que Foucault a rencontré en Iran : « Mais
surtout, il nous faut changer nous-mêmes. Il faut que notre
manière d’être, notre rapport aux autres, aux choses, à
l’éternité, à Dieu, etc., soient complètement changés et il n’y
aura de révolution réelle qu’à la condition d’un changement
radical de notre expérience.[…], la religion était pour eux
comme la promesse et la garantie de trouver de quoi changer
radicalement leur subjectivité [xix] ».
L’agir révolutionnaire transfigurait et illuminait leur être.
Cette transfiguration était la conséquence
du sujet qui est sorti, en dépassant sa peur, les mains nues
affronter une armée pour asseoir sur le pouvoir déchu de la
monarchie le principe de la justice qu’incarnait l’idée d’un
gouvernement islamique.
Dans
Qu’est ce que les Lumières de Kant,
il privilégie l’actualité, c’est-à-dire saisir ce qui se passe
dans aujourd’hui. Penser c’est réfléchir sur son propre présent
en cherchant « quelle différence aujourd’hui introduit- il par
rapport à hier[xx] » ?
La question des Lumières ne se pose plus en termes d’acceptation
ou de réfutation.
Il ne s’agit plus
d’être pour ou contre les Lumières, il s’agit aussi de ne plus
voir dans les Lumières l’origine et le fondement de la modernité
et adopter une attitude qui agit comme une critique permanente
de notre être historique. Les Lumières sont-elles la structure
métaphysique opératoire qui conditionne cette mise en œuvre de
cette attitude critique du présent ? Foucault est catégorique à
ce sujet : « Je ne sais s’il faut dire aujourd’hui que le
travail critique implique encore la foi dans les Lumières ; il
nécessite, je pense, toujours le travail sur nos limites, c’est
à dire un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la
liberté[xxi] ».
Les Lumières ne sont donc plus pour lui la
vérité sur laquelle s’analyse et se juge le présent.
L’universalité des Lumières est transformée en idéologie qui
ramène le réel à ses dogmes et se refuse de saisir ce qu’il y a
d’original et de neuf dans les événements qui affectent le
présent de par le monde.
C’est cette question qui le préoccupe dans
son expérience en Iran. « Aujourd’hui » qu’introduit-il comme
différence par rapport à hier ?
Ce travail critique
qui donne forme à l’impatience de la liberté, Foucault l’a
expérimenté dans cette ivresse révolutionnaire en Iran : « « La
volonté collective », on ne l’a jamais vue, et
personnellement, je pensais que la volonté collective, c’était
comme Dieu, comme l’âme, ça ne se rencontrait jamais. Je ne sais
si vous êtes d’accord avec moi, nous avons rencontré à Téhéran
et dans tout l’Iran la volonté collective d’un peuple. Eh bien,
ça, ça se salue, ça n’arrive pas tous les jours [xxii] ».
Même en tant qu’observateur, et si de
surcroît cet observateur est aussi attentionné que Foucault,
comment ne pas être transporté par ce soulèvement inouï, par ce
mouvement qui excède toute analyse de la révolution telle
qu’elle a été théorisée auparavant ? Ce n’est ni un groupe
social, ni un parti, ni une avant garde qui tracent le chemin de
l’avenir mais la volonté d’un peuple qui embrase le pays, fait
corps avec lui et devient son destin.
Une volonté collective qui a fini par
désarmer toute force susceptible de lui résister sans avoir eu
recours ni aux barricades ni à la révolte armée ! Certes, la
spiritualité était la matrice de cette volonté politique.
Lorsque le besoin de changement s’est fait sentir, la religion,
comme discours vrai, sans effusion de sang, a été là pour servir
comme principe et force opératoire de changement et de
transformation du monde ici-bas.
La révolution
islamique ne révolutionne pas seulement l’Iran mais aussi nos
certitudes, nos préjugés (la religion est l’opium des peuples,
l’image sanguinaire et barbare de l’Islam…..). Cette attitude de
Foucault a soulevé un scandale : il a été accusé d’avoir adhéré
à l’idée de l’avènement d’une ère nouvelle où les révolutions
religieuses supplanteraient les révolutions rationnelles. Là où
ses détracteurs dénonçaient le scandale de l’adhésion[xxiii],
il n’y avait place que pour l’honnêteté de l’intellectuel devant
les faits et l’insistance sur leur originalité. Une originalité
qui invite au questionnement.
Une originalité qui mérite accueil et
intéressement. Une attitude critique ouverte à l’événement alors
que ses détracteurs ne pouvaient admettre et tolérer qu’une
révolution épousant la visée de l’Universel ne parlait pas en
nom des Lumières. C’est cela qui lui a été reproché. Et c’est de
cela que la pensée de Foucault s’était affranchie.
Mais cela n’empêchait pas Foucault de
s’interroger sur la forme sociétale qu’allait incarner cette
volonté politique. Mais aurait-il été dans son rôle en
anticipant sur l’avenir ?
Avait-il le sentiment
d’être doté d’un quelconque magistère pour prodiguer des
conseils aux Iraniens ? « Mais la question est de savoir quelle
forme prendra cette volonté nue et massive [….] C’est le
problème pratique de toutes les révolutions, c’est le problème
théorique des philosophies politiques.
Avouons que nous serions nous autres
Occidentaux mal placés pour donner, sur ce point, un conseil aux
Iraniens [xxiv](c’est
nous qui soulignons) ». A propos du phénomène révolutionnaire,
Foucault demande au savoir occidental de faire preuve de
silence. C’est une attitude intellectuelle et éthique à la fois.
Cette attitude fondée historiquement, pour
Foucault, par ses lectures philosophiques de Platon et la
fascination et l’intérêt qu’avait celui-ci pour la Perse,
intellectuellement sur les lendemains embrumés et ensanglantés
des révolutions séculières de l’Occident, est une leçon éthique
de pudeur et de retenue qui porte en soi l’idée de la rencontre
de l’Autre, l’idée de lui aménager un espace d’accueil et
d’écoute pour saisir ce qu’il a de propre à dire et en quoi ce
qu’il a à dire nous parle.
La spiritualité que Foucault a vu en oeuvre
en Iran n’a cessé de lui parler et de l’accompagner à
l’intérieur de sa propre histoire en la revisitant pour saisir à
quel moment, dans l’histoire européenne, le lien unissant
spiritualité et philosophie s’est rompu. Foucault ne s’était pas
fourvoyé dans sa rencontre avec la révolution iranienne,
celle-ci lui a permis, de mieux saisir et d’approfondir ce qui
définit pour lui la condition humaine : « se soucier de soi » .
Cette république de religieux et de
déshérités contre laquelle on prédisait qu’elle ne vivra pas
plus de quinze jours vient de fêter ses trente ans d’existence
par un exploit scientifique : l’envoi dans l’espace d’un
satellite de fabrication proprement iranienne.
La révolution islamique a-t-elle réalisé les
idéaux pour lesquelles le peuple s’est soulevé ?
[i]
Je fais référence à la réception des reportages effectués
par Foucault sur l’Iran. Voir « Une iranienne écrit », le
Nouvel observateur 730 (6 novembre 1978).
[ii]
Michel Foucault, Dits et écrits,
III 1976-1979, Gallimard, Paris, 1994, p.694
[v]
Arte « Iran, une puissance dévoilée », 11/02/09
[vi]
M. Foucault, l’usage des plaisirs, 15. Cité par Lawrence
Olivier, Sylvain Labbé « Foucault et l’Iran : A propos du
désir de révolution », revue canadienne de science
politique, XXIV :2 (juin 1991), Imprimé au Canada.
[vii] Michel
Foucault « Omnes et singulatim. Vers une critique de la
raison politique », le débat,
septembre-novembre 1986, n°41, p. 34
[ix]
Dits et écrits, ibid, p 680.
[xiii] Lettre écrite
par Frantz Fanon citée dans Ali Shariati,
Histoire et destinée,
Sindbad, Paris, 1982, p.45
[xiv] Voir la
préface de J.P.Sartre des damnés de la terre de Frantz Fanon
où il fait allusion à la catégorie d’intellectuels du
tiers-monde fabriquée par l’Europe ( l’indigénat d’élite)
qui reprenaient en chœur, jusqu’ au confins de l’Afrique et
de l’Asie les slogans lancés en Europe.
[xvi] A. Appadurai,
« violence et colère à l’âge de la globalisation »
entretien, Esprit,
mai 2007 cité par J.C Guillebaud « L’Occident dans une
plante décentrée », entretien,
Esprit, février 2009.
[xvii] Michel
Foucault, L’herméneutique du sujet, cours de collège de
France, 1981-1982, Gallimard/Le Seuil, 2001, p 11.
[xix] Dits et
écrits, p.746
[xx]
Dits et écrits IV 1980-1988, Gallimard, p.564
[xxii] Dits et
écrits , III , p 746
[xxiii] Voir
Frédéric Tellier, l’heure de
l’Iran, Ellipses, 2005. [….] Le
diagnostic de Foucault est juste, c’est l’adhésion - fort
brève – du philosophe qui est déplacé. p24, […] Nous l’avons
dit, c’est l’adhésion de Foucault à l’épisode iranien[..]
qui pose problème, pas le diagnostic. p28.
[xxiv] Dits et
écrits, ibid., p.703-704.
Mahmoud Senadji.
L'Iran, une menace ? La leçon de Foucault (partie 2/2)
Mahmoud Senadji, Ancien professeur à l’Ecole
Supérieure des Beaux-Arts d’Alger
Publié le 24 mars 2009 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
|