Opinion
Grandeur et
décadence d'un journal au-dessus de tout
soupçon
Ahmed Bensaada
Ahmed
Bensaada
Dimanche 6 octobre 2013
Les différents conflits sanglants qui
ont éclos lors de cet interminable
« printemps » arabe ont été accompagnés
de propagande et de mensonges éhontés
[1]. Comme pour toutes les guerres, bien
sûr. Mais aussi étrange que cela puisse
paraître, plus un pays se targue d’être
démocratique, plus la propagande est
flagrante et les ficelles un peu trop
grosses. Il n’y a qu’à se remémorer les
« dangereuses » fioles de Colin Powell
ou les « chaudes » larmes de
la fille de l'ambassadeur koweïtien à
Washington.
Il y a cependant une autre forme de propagande, bien plus pernicieuse,
qui prolifère en démocratie et qui
s’administre à petites doses sous un
enrobage facile à avaler. C’est celle
distillée par certains propagandistes « embedded »
dans des journaux de renom d’où ils
tirent une visibilité, une
respectabilité, voire la reconnaissance
d’une certaine expertise. Une sorte de
« commensalisme » journalistique,
pourrait-on dire, pour autant que
l’hébergé ne nuit pas à l’hôte.
Un exemple patent de cette situation est l’hébergement par le grand
quotidien Le Monde du blog « Un
œil sur la Syrie » d’un certain Ignace
Leverrier, présenté comme ancien
diplomate français et « spécialiste » de
la Syrie
[2].
Un rapide survol de la toile et des médias sociaux montre que la
majorité des lecteurs avertis se sont
rapidement aperçu du manque de
crédibilité de ce blog, tant les idées
avancées par son auteur sont
exclusivement orientées vers la défense
du camp des anti-Bachar et ce, quelles
que soient leurs mouvances. Un
« spécialiste » de la Syrie ne
devrait-il pas nuancer ses propos et
proposer des analyses qui tiennent
compte de tous les paramètres du
conflit?
Apparemment, ce n’est pas le cas de ce blogueur qui se fait appeler
Ignace Leverrier alors que son vrai nom
est Wladimir Glasman (Glas : verre en
allemand). Il est vrai que de nombreux
auteurs et journalistes écrivent sous
des pseudonymes, mais ils sont connus et
reconnus comme tels. Cependant, dans le
cas d’un analyste politique qui disserte
abondamment dans un journal qui a
pignon sur rue, pourquoi aurait-il
besoin de changer de nom? C’est comme si
Einstein avait publié ses fameux
articles en physique sous le nom de
Lapierre (Stein : pierre en allemand) et
la comparaison avec ce savant s’arrête
là.
D’après les renseignements qu’il a lui-même publiés sur un média social,
Glasman déclare qu’il a été
bibliothécaire à l’Institut français des
études arabes de Damas (1984-1988) puis
conseiller au Ministère des affaires
étrangères français (1988-2008) [3].
Par contre, à chaque fois que son nom est cité sur la toile, les
épithètes fleurissent: ancien diplomate,
universitaire, spécialiste du
Moyen-Orient, diplomate arabisant,
chercheur, spécialiste du monde arabe,
etc. Et comme s’il voulait prouver à
tout le monde (et probablement à
lui-même) qu’il était réellement un
« expert », Glasman publie une étrange
et interminable liste de courriels
provenant de personnes qui de le
solliciter pour une entrevue et qui de
lui demander de l’éclairer de sa science
infuse
[4].
Le parti pris de Glasman pour la rébellion syrienne peut se comprendre
par ses relations pré-« printanières »
avec les membres de l’opposition
syrienne vivant à l’étranger. Ainsi, on
retrouve son nom et celui de
Radwan Ziadeh, membre du Conseil
national syrien (CNS) et activiste
financé par l’administration américaine
[5], dans les mêmes conférences de dénonciation du « régime syrien »
[6] ou dans la liste des signataires
d’une lettre adressée à Nicolas Sarkozy
pour la libération d’un dissident syrien
emprisonné à Damas [7].
Le 24 juillet 2013, Glasman a été l’un
des initiateurs d’une lettre demandant à
François Hollande de prendre des mesures
contre « le régime despotique et mafieux de Bachar El-Assad » en mettant en
place une zone d’exclusion aérienne et
en aidant militairement les « brigades
de l’Armée libre indépendantes des
groupes islamistes radicaux »
[8].
Parmi
les premiers signataires de cette
lettre, on pouvait lire les noms de
Bourhan Ghalioun et de Basma Kodmani
respectivement premier président et
ancienne porte-parole du CNS.
Pour compléter le portrait, citons René Naba : « Le dispositif
politico-médiatique
français pour la bataille de Syrie présentait la configuration suivante:
trois franco syriens, -drôle de
direction constituée par trois
binationaux-, Bourhan Ghalioun, premier
président de l’opposition offshore, sa
porte-parole Basma Kodmani, la sœur de
cette dernière, Hala, chargée dans un
premier temps de la rubrique Syrie au
Journal Libération. Deux français
émargeant sur le budget de l’état
français, Ignace Leverrier de son vrai
nom Wladimir Glasman, ancien diplomate
français en poste à Damas dans la
décennie 1980, et Jean Pierre Filiu,
ancien diplomate recyclé dans
l’enseignement, blogueur attitré du
journal en ligne Rue 89, membre du
groupe du Nouvel observateur. Cinq faux
nez de l’administration française.
En tandem avec Nabil Ennasri, Ignace
Leverrier a effectué une tournée de
sensibilisation sur la Syrie dans la
zone périurbaine de Paris, en décembre
2011. Les deux compères tiennent des
blogs propagatoires au sein du journal
Le Monde, chargés d’amplifier les thèses
de la doxa officielle française,
couvrant de gloire et d’éloges les
«combattants de la liberté» jusqu’au
désastre du cannibalisme djihadiste, de
la prédation sexuelle des dignitaires du
golfe à l’assaut des pubères syriennes
et des déboires de l’opposition offshore
pétromonarchique »
[9].
Il n’y a pas que les articles qui attirent l’attention dans le blog de
Glasman. La banderole l’ornant présente,
elle aussi, un indéniable intérêt. En
effet, elle montre un logo très connu
par les activistes du monde entier : le
poing fermé. Ce poing a été popularisé
par les dissidents serbes d’Otpor, puis
est devenu le symbole des révolutions
colorées. Plus récemment, ce logo a été
repris par tous les activistes du
« printemps » arabe
[10].
Le logo d'Otpor
Le logo du blog « Un œil sur la Syrie »
Ce logo a été décoré avec le drapeau de
la rébellion syrienne, prouvant par ce
fait que le blog n’est autre qu’une
tribune de l’opposition anti-Bachar. Et
tout cela, sous le toit douillet et
réconfortant du fameux journal Le Monde.
D’ailleurs, les titres des derniers articles de « l’ancien diplomate »
sont éloquents à ce sujet : « Syrie.
Le Président de la Coalition nationale
demande à l’ONU de soutenir une solution
politique » (26
septembre 2013), « Syrie.
La Coalition Nationale dénonce les
agissements de l’État Islamique d’Irak
et du Levant » (24
septembre 2013), « Syrie.
Mise au point du président de la
Coalition Nationale » (23
septembre 2013), « Syrie.
La Coalition Nationale demande de
« mettre fin à la catastrophe
humanitaire dans la Ghouta et les
quartiers sud de Damas » (23
septembre 2013), etc. À se demander
si Glasman n’est pas le porte-parole de
la Coalition nationale et Le Monde son
organe de presse
[11]!
Même dans les articles aux titres non explicites, Glasman arrive à
placer, dans leur intégralité, des
communiqués de la Coalition nationale
[12].
Glasman n’aime pas trop qu’on le contredise. Il s’attaque à tous ceux
qui ne partagent pas ses opinions et ne
s’en prend pas uniquement à leurs idées,
mais émet aussi des jugements de valeur
sur leurs personnes
[13].
Dans un récent article sur le « djihad
ennikah » (le djihad du sexe) en Syrie,
il a balayé du revers de la main toutes
les informations qui tendent à prouver
que cette pratique existe dans les rangs
rebelles. Pour Glasman, «
vous allez être déçus : le
"djihad du sexe" en Syrie n’a jamais
existé! » [14]. À ses yeux, tout n’est qu’un vaste
complot pour discréditer les
« valeureux » guerriers qu’il est censé
protéger. Et, pour cela, il fait fi des
déclarations du ministre tunisien de
l’intérieur [15], des journalistes d’Echourouk
[16], de ceux de CounterPunch [17], de
la télévision tunisienne [18], du
syndicat des imams tunisiens [19], etc.
Non,
pour lui, tous ceux qui ne sont pas dans
son camp allaient être déçus, comme si
ces derniers pouvaient trouver un
quelconque plaisir dans le malheur
d’autrui.
M. Glasman doit comprendre, une fois pour toute, que dans le journalisme
et l’analyse politique, l’important
n’est pas de savoir si les rebelles sont
des « gentils » et les pro-Bachar des
« méchants » (ou l’inverse). Le plus
important consiste à chercher la vérité
avec des arguments valables et
pertinents afin de pouvoir offrir aux
lecteurs une information juste, honnête
et non partisane. Le chercheur qu’il se
vante d’être doit savoir que dans ce
genre de conflit, il n’y a ni noir, ni
blanc, mais juste des nuances de gris.
Évidemment, comme le blog « Un œil sur la Syrie » est « cautionné » par
Le Monde, la conclusion de cet article a
été reprise par plusieurs médias « mainstream »
comme s’il s’agissait de la
démonstration d’un théorème
mathématique.
Il y a quelques semaines, le journaliste Hervé Kempf démissionna du
journal Le Monde (après quinze années de
bons et loyaux services) tout en
dénonçant la censure qui y règne. Le
Monde, dit-il « est devenu un média
comme les autres qui, comme les autres,
est aux mains des capitalistes
[…].
Et si ces gens investissent dans les
médias, ce n’est pas pour le plaisir et
la liberté de la presse, même s’ils
peuvent avoir un sincère intérêt
intellectuel pour les médias, mais aussi
pour influencer » [20].
En laissant partir des « Kempf » et en
gardant des « Glasman », Le Monde
confirme qu’il n’est plus ce qu’il était
sur le plan du professionnalisme et de
l’éthique journalistiques. Car laisser
partir des « Kempf » et garder des « Glasman »,
c’est un peu comme remplacer les
abeilles ouvrières d’une ruche par de
vulgaires guêpes.
Et ce, au grand détriment des lecteurs
assidus du journal Le Monde.
Ahmed Bensaada
www.ahmedbensaada.com Montréal, le 4 octobre 2013
Références
1- Ahmed
Bensaada, « Le
« printemps arabe » et les médias:
maljournalisme, mensonges et mauvaise
foi », Le Quotidien d’Oran, 22
septembre 2011,
http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=138:
le-l-printemps-arabe-r-et-les-medias-maljournalisme-mensonges-et-mauvaise-foi-&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119
2- Ignace
Leverrier, « Un
œil sur la Syrie »,
http://syrie.blog.lemonde.fr/
3- LinkedIn, «
Wladimir Glasman »,
http://fr.linkedin.com/pub/wladimir-glasman/15/7ab/25a
4- Un œil sur la
Syrie, « À
propos »,
http://syrie.blog.lemonde.fr/a-propos/
5- Ahmed
Bensaada, « Syrie : le dandy et les
faucons », Reporters, 15 septembre
2013, http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=234:syrie-le-dandy-et-les-faucons&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119
6- Voir, par
exemple, Science Po Monde Arabe, « La Syrie et les droits de l’homme : bilan des dix ans de pouvoir de
Bachar Al-Assad », 10 juin 2010,
http://sciencespomondearabe.com/conferences/2009-2010/
7- FIDH, « Syrie :
une prison pour les militants; Appel à
Monsieur Nicolas Sarkozy, Président de
la République française », 26
octobre 2010,
http://www.fidh.org/fr/Maghreb-Moyen-Orient/Syrie,137/Syrie-une-prison-pour-les
8- Le Nouvel Obs,
« SYRIE.
Une lettre ouverte au Président de la
République », 24 juillet 2013,
http://tempsreel.nouvelobs.com/la-revolte-syrienne/20130724.OBS0791/syrie-une-lettre-ouverte-au-president-de-la-republique.html
9- René Naba, « Le
Qatar, une métaphore de la France en
phase de collapsus », 5 juin 2013,
http://www.renenaba.com/le-qatar-une-metaphore-de-la-france-en-phase-de-collapsus/
10- Ahmed Bensaada, « Arabesque
américaine : Le rôle des États-Unis dans
les révoltes de la rue arabe »,
Éditions Michel Brûlé, Montréal (2011),
Éditions Synergie, Alger (2012), chap.1.
11- Un œil sur la Syrie, « Archives
de l’auteur »,
http://syrie.blog.lemonde.fr/author/syrie/
12- Ignace Leverrier, « Vous
allez être déçus : le « djihad du sexe »
en Syrie n’a jamais existé ! », Un
œil sur la Syrie, 29 septembre 2013,
http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/09/29/vous-allez-etre-decus-le-djihad-du-sexe-en-syrie-na-jamais-existe/
13- Voir la première note qui suit
l’article suivant : Ignace Leverrier, « Un
nouveau rapport sur la Syrie… partiel,
partial et « fabriqué » », Un œil
sur la Syrie, 16 février 2013,
http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/02/16/un-nouveau-rapport-sur-la-syrie-partiel-partial-et-fabrique/
14- Voir référence 12
15- AFP, « Des
Tunisiennes partiraient en Syrie pour le
"djihad du sexe" », Le Monde, 20
septembre 2013,
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2013/09/20/des-tunisiennes-partiraient-en-syrie-pour-le-djihad-du-sexe_3481428_3218.html
16- El
Habib El Missaoui, « Le
retour des victimes du « djihad ennikah » »,
Alchourouk, 22 septembre 2013,
http://www.alchourouk.com/...
17- Reem Haddad, « Sex
and the Syrian Revolution »,
CounterPunch, 17 juillet 2013,
http://www.counterpunch.org/2013/07/17/sex-and-the-syrian-revolution/
18- Youtube, « Une
tunisienne raconte son expérience du
djihad ennikah en Syrie », vidéo
publiée le 25 mai 2013,
http://www.youtube.com/watch?v=MXOeUgCW-io
19- Zohra Abid, « Tunisie
: Le «jihad nikah» oppose les imams au
gouvernement », Kapitalis, 25
septembre 2013,
http://www.kapitalis.com/politique/18333-tunisie-le-jihad-nikah-oppose-les-imams-au-gouvernement.html
20- Benjamin Sire, « Hervé
Kempf : « il faut être malade pour être
obsédé par l’idée de gagner des millions
d'euros » », RageMag, 19 septembre
2013,
http://ragemag.fr/herve-kempf-il-faur-etre-malade-pour-etre-obsede-par-lidee-de-gagner-des-millions-deuros-42761/#comments-title
Publié sur
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