Aufeminin.ca : On dit que ca prend
la paix entre les religions pour avoir
la paix dans le monde, vous y croyez ?
TR : « Je pense que les religions
sont autant un facteur de guerre qu’un
facteur de paix. Dans chaque religion
spécifique, il faut comprendre ce qu’est
la paix en exigeant de l’autocritique.
La paix, ce n’est pas juste un état. On
ne fait la paix avec l’autre que quand
on est autocritique avec soi-même. S’il
n’y a pas de conscience, ni de sens et
d’autocritique, et bien il y a
instrumentalisation. Alors quand on veut
parler de paix, il faut savoir parler de
droits de l’homme, de violence et
comment dealer avec toutes les
religions ».
Aufeminin.ca : Pensez-vous qu’il
soit facile de développer plus de paix
et de compassion dans notre société
actuelle ? Ca semble utopique…
TR : « Oui c’est utopique si on
affirme seulement ‘‘je veux la paix dans
le monde, point’’. Mais si on se dit “
je veux faire progresser la question de
la paix’’ et bien oui, ça c’est
possible. Mais la paix, ca ne veut pas
dire la cessation de la protestation.
Prend l’exemple de la Tunisie récemment,
et de ceux qui sont descendus dans la
rue. Selon moi, la paix, ca ne se rêve
pas. Ca se construit. Et le meilleur
moyen d’agir contre la peur, c’est d’en
parler sans s’en occuper vraiment .Le
bon moyen d’aller vers la peur, c’est de
s’en occuper avant d’en parler en tant
que tel. Pour moi, c’est vraiment un
travail à faire. Et c’est un vrai
message universel. Je prends souvent
l’image de la montagne en me disant ‘’le
sommet est le même mais les chemins sont
différents”. Tous les chemins peuvent
mener à une paix. Pour moi, ce qui est
une paix, c’est le fait que vous, avec
vos croyances et votre histoire, vous
pouvez rester tel que vous êtes, que je
puisse en faire de même et que nous
puissions vivre dans le même espace.
C’est le respect ».
Aufeminin.ca : La population est
en train de revenir à des références
religieuses. Et la plupart des étudiants
développent un esprit critique. Quels
seraient vos messages à la nouvelle
génération, aux jeunes ?
TR : « Mon travail porte sur la
question du sens. Tout doit se
questionner. Je travaille sur le
développement d’une philosophie
pluraliste. J’essaye de soulever des
questions sur comment les gens se
réunissent, la prise de conscience, la
place de la religion et enfin, une
réflexion autour de l’Islam.
Effectivement, la quête de sens est très
importante pour les jeunes. Mais
atention, le retour à la religion comme
refuge est dangereux. Le retour à la
religion comme épanouissement du sens,
ça c’est positif. Et c’est exactement là
ou doit se situer l’éducation. La
spiritualité, c’est un épanouissement
qui peut se manifester sous n’importe
quelle forme, comme dans ma façon de
vous saluer, ma façon d’être. La
spiritualité, c’est la lumière de
l’action. »
Aufeminin.ca : Les soulèvements
arabes ont suscité beaucoup de
débats…quel est votre point de vue ? En
tant qu’égyptien d’origine, comment
voyez-vous la reconstruction de l’Egypte
post Moubarak ?
TR : « Je reste prudemment
optimiste (NDLR : il termine l’écriture
d’un livre “ L’Islam à l’heure de la
religion arabe”), car il y a plein de
données dont on ne parle pas
suffisamment, qu’on ne sait pas, qu’on
ne saura jamais. Mais il y a, dans ces
mouvements là, de l’impondérable et du
prévu. Le prévu, c’est que depuis 2003,
George Bush annonce qu’il est pour la
démocratisation. Puis en 2004, on
commence à assister aux premières
formations non violentes de mobilisation
de masse par des jeunes. On voit
soudainement un mouvement qui se crée
autour d’Internet et des réseaux sociaux
et qui n’est absolument pas né en
septembre 2010 ! Tout à coup, ca sort de
rien... C’est là qu’il faut se poser la
question à savoir pourquoi, à un moment
donné, les États unis et les européens
ont pris la décision de changer de
stratégie au Moyen-Orient, eux qui sont
objectivement les alliés des dictateurs,
Mubarak et Ben Ali. C’est pour des
raisons qui ne sont pas politiques mais
économiques. Il y a eu un changement des
relations économiques moyenne orientales
et nord africaines avec la Chine et
l’Inde ; la Chine a multiplié par 7 son
commerce avec la région. Rester avec des
dictateurs qui ferment les marchés,
surtout quand 80% des besoins pétroliers
européens étaient livrés par Kadhafi, là
ca pose un problème. Et encore plus
quand ce dernier annonce qu’il est en
train de développer un nouvel accord
avec les chinois. Donc, là, il y a un
paramètre dont on ne parle pas ; tout
n’est pas planifié, mais tout ne sort
pas de rien ».
Aufeminin.ca : Pourquoi la Syrie
désormais ? Elle n’a pourtant pas de
pétrole…
TR : « La Syrie n’a pas de pétrole
mais c’est l’ennemi utile dans la
région. C’est le seul pays qui a
toujours été contre tout le monde mais
qui n’a jamais rien fait contre.
Personne n’est intervenu concrètement
pour faire une politique
anti-Israélienne, ils ont une position
très ferme contre Israël mais ils n’ont
pas de politique. Donc, là, on a un pays
utile pour sa position stratégique et
aussi par rapport a l’Iran. Car avec
l’Iran, il y a 2 problèmes : l’Iran et
le chiisme. Le chiisme se présente comme
parmi les traditions musulmanes, celle
qui est la plus opposée par le
Hezbollah, le Liban et la Syrie, à la
politique israélienne. Il faut
véritablement surveiller ce qu’il se
passe...Mais je pense qu’il n’y a pas de
paix possible avec le gouvernement
israélien actuel ».
Aufeminin.ca : La culture amène
également beaucoup de séparation.
L’histoire et le passé font que les
peuples ne peuvent pas être homogènes,
donc comment exiger une paix dans le
monde sans entremêler les cultures et
tout en conservant sa propre identité ?…
TR : « J’ai toujours dit que le
Canada est un pays d’immigration qui est
en avance. Mais il faut faire très
attention, tout peut arriver. Par
exemple, la France a une histoire
extrêmement conflictuelle avec sa propre
religion, majoritairement catholique,
dans la question de la laïcité. Elle a
aussi un autre vrai problème avec son
passé colonial, car pendant des années,
les arabes étaient au cœur des sujets,
ils n’avaient pas les mêmes droits que
les citoyens, et soudainement ils
deviennent citoyens. La France est en
train de vivre une période de crise très
particulière et il faut donc rester
prudent. Je vois auprès des jeunes
quelque chose qui est en train
d’émerger. J’ai une formule très simple
pour le dire : il n’y a pas de culture
sans religion et il n’y a pas de
religion sans culture. Dans n’importe
quelle culture il y a un élément de sens
religieux. Et j’entends par religion :
ce qui donne sens et valeurs. Le
palestinien chrétien Edward Said disait
‘’quand je vivais en Égypte, je vivais
dans une culture majoritairement
musulmane. Donc, je suis musulman de
culture tout en étant chrétien de
religion’’. La culture majoritaire est
liée par des rythmes, il n’y a pas de
religion qui ne soit pas rattachée à une
culture, car c’est l’incarnation de la
valeur et ca donne une identité. L’une
ne va pas sans l’autre. Mais attention,
l’une n’est pas l’autre. Car on peut
toujours choisir de garder sa culture et
de repousser sa religion, ce que fera
l’athée. Tout comme il est possible de
choisir sa religion et de repousser sa
culture, et s’exiler d’une culture à une
autre, quitter la France pour venir au
Canada, par exemple. Regardez, je suis
égyptien d’origine. Je n’ai pas à rester
égyptien pour être un bon musulman ! Mes
valeurs sont mes valeurs, je vis mon
égyptianité comme une richesse dans ma
mémoire ».
Aufeminin.ca : À Montréal, il y a
une forte communauté de musulmans. Et la
place des femmes est très importante et
elles revendiquent beaucoup leurs
droits. Comment voyez-vous l’évolution
des femmes dans le monde arabe ?
TR : ’’ Mon combat porte sur
l’égalité de la femme et de l’homme,
l’autonomie de la femme et sa véritable
détermination à être autonome. Pour moi,
ce n’est pas discutable, une femme comme
un homme, doit pouvoir marcher sur ses
deux jambes. Il faut donner à la femme
le choix qui lui permette une égalité et
une autonomie, intellectuelle, sociale
et financière ».
Aufeminin.ca : C’est ce qui est
écrit dans le Coran ?
TR : ’’ Le Coran, ce n’est pas un
texte qui se lit de façon figée. Il est
révélé sur 23 années et dans le dernier
verset, il parle d’un rapport de
complémentarité et d’égalité. Certains
prennent le début et ne contextualisent
pas, donc forcément, on a deux lectures
et ca pose un double problème sur la
question féminine. L’Islam est né dans
un environnement arabe, constitué par
des sociétés patriarcales. On va
projeter sur les textes des données et
cultures de ces sociétés patriarcales
alors, qu’en fait, c’est le contraire
qu’il faudrait faire. Il faudrait que ce
qui est dans le texte questionne le
patriarcat, et non pas envelopper le
texte d’une lecture patriarcale. C’est
ce que je pense être une finalité de la
révélation coranique mais il faut qu’on
comprenne le texte dans son ensemble.
Donc, mon vrai combat commence avec
l’émancipation féminine, son autonomie
et son égalité. Et le deuxième volet de
mon combat, c’est l’accès à l’éducation.
Ca ne sert à rien de dire ‘’tu peux
t’habiller comme tu veux sans savoir ce
que je veux ! Il faut que je sois
éduqué. Mon pouvoir, c’est mon savoir’’.
Ensuite, le troisième volet de mon
combat porte sur le marché de l’emploi
et l’autonomie. Ce qui signifie “
décider pour soi”. Il y a déjà des
indices, une femme dans islam, quand
elle se marie, elle ne prend jamais le
nom de son mari...Ensuite, quand une
femme gagne de l’argent, elle en est
complètement libre. Son mari n’a pas à
lui demander. D’ailleurs si une femme
décide qu’elle ne portera pas le
foulard, personne n’a le droit de lui
imposer. Je me suis positionné contre
l’état saoudien et l’état iranien sur
ces propos. C’est dans la liberté
qu’elles feront leur propre choix. Je me
bats pour ca ».
Aufeminin.ca : Dix ans après les
attentats du 11 sept, pensez-vous que
les américains ont un problème avec les
musulmans ?
TR : « Il y a 8 mois, il y a eu
des facteurs troublants aux Etats-Unis,
entre autres avec la mosquée de Ground
zero, ce pasteur en Floride et il y a eu
aussi l’émergence des Tea party et des
neoconservateurs. En fait, ils ont lancé
une campagne menant un discours sur
Barack Obama, ne l’attaquant plus comme
un African American, mais comme un
musulman. Désormais, 23% des américains
pensent qu’il est encore musulman et 42%
pensent que ce n’est pas un bon
chrétien. Dans les semaines qui ont
suivi les attentats du 11 septembre, la
majorité des américains pensaient que
c’était un problème d’extrémisme et
affirmaient qu’ils étaient conscients
que les extrémistes ne représentaient
pas l’islam. Aujourd’hui, les
statistiques montrent que 72% des
américains pensent que l’islam est un
problème pour l’état. Pourquoi ? Parce
que justement, ces campagnes de
stigmatisation sont en train de
mobiliser les gens. Et ca marche ».
Aufeminin.ca : Et on entretient
une véritable culture de la peur…
TR : « Effectivement et à cela, il
y a aussi le rôle des medias, des lobbys...En
fait, c’est un moyen d’essayer de gagner
les prochaines élections. Donc oui, les
États-Unis commencent à avoir un
problème avec l’islam. Tout comme il y a
un gros problème de discrimination. Et
ils ont développé une culture de la
peur. Désormais, le musulman est perçu
comme “ C’est moi votre menace”. »