Entretien
Le point sur la
Syrie, après sa suspension de la Ligue
arabe
Karim
Emile Bitar
Mardi 15 novembre
2011
Deux jours après la
suspension de la Syrie par la Ligue
arabe, l’Union européenne a renforcé
ses sanctions contre le régime
syrien, tandis que la Turquie et la
Jordanie, se sont prononcées en
faveur d’un départ du président Bachar al-Assad. Damas se retrouve
de plus en plus esseulée. Entretien
avec Karim Emile Bitar, chercheur
associé à l’IRIS.
Comment
interpréter la décision de la Ligue
arabe de suspendre la Syrie ?
Cette décision a
surpris même les optimistes invétérés.
La Ligue des Etats arabes est un
organisme sclérosé, discrédité depuis
belle lurette, considéré par l’opinion
publique arabe, de Rabat jusqu’à Sanaa
comme un « club des dictateurs », une
ligue impuissante, minée par ses
divisions internes et totalement
improductive. La Ligue était restée
silencieuse devant les carnages à grande
échelle menés par Omar el-Béchir au
Soudan. Elle n’avait appelé à une zone
d’exclusion aérienne en Libye que pour
se rétracter dès le lendemain, malgré
l’hostilité unanime des autocrates
arabes envers Kadhafi. Elle n’avait
guère brillé diplomatiquement dans les
autres dossiers chauds et se contentait
de créer des comités Théodule, de gagner
du temps et de gérer les haines tenaces
entre ses membres. La phrase d’Henri
Queuille : « Il n’est aucun problème
assez urgent en politique dont une
absence de solution ne finisse par venir
à bout » a longtemps semblé être le
motto de la Ligue arabe.
La décision de suspendre la Syrie
constitue donc une rupture dans
l’histoire de la Ligue arabe, et il faut
s’interroger sur ses raisons profondes.
Il y a plusieurs facteurs d’explication.
Il est certain que les révolutions
arabes, la brutalité sans nom du régime
d’Assad et l’admirable mobilisation de
l’opposition syrienne sur la durée ont
changé la donne et ont constitué un
électrochoc. Mais il ne faut pas non
plus être naïf. Ce ne sont pas les
préoccupations humanitaires qui
expliquent cet activisme soudain de la
Ligue arabe. Les répressions brutales au
Yémen et au Bahreïn n’avaient pas ému la
Ligue outre mesure.
Un élément prédominant me semble être la
montée en puissance, au sein de la Ligue
arabe des pays du Conseil de Coopération
du Golfe, le rôle croissant joué par
l’Arabie Saoudite et surtout par
le Qatar, et notamment leur volonté
d’endiguement de l’Iran, la volonté
d’éviter que l’Iran ne profite des
bouleversements en cours et du déclin
relatif de l’influence américaine au
Moyen-Orient. Les Saoudiens n’ont
toujours pas digéré la chute de leur
allié Moubarak. Leur priorité est
d’éviter la contagion révolutionnaire et
de maintenir la stabilité, mais ils ne
verraient pas d’un mauvais œil un
effondrement du régime d’Assad qui
permettrait à la communauté sunnite de
rejouer un rôle majeur en Syrie, ce qui
priverait l’Iran de son seul allié arabe
et priverait le Hezbollah de ses canaux
d’approvisionnement.
Finalement, il y a l’extraordinaire
capacité du régime syrien à lasser et à
se mettre à dos, l’un après l’autre,
tous ceux qui avaient eu un jour la
naïveté de lui tendre la main. En
France, on se souvient que Jacques
Chirac, qui a confié dans ses
Mémoires, avoir eu une certaine
estime envers Hafez el-Assad, avait
promis à ce dernier, avant sa mort,
qu’il prendrait son fils Bachar sous son
aile et qu’il lui servirait de parrain
sur la scène internationale. Ce qu’il a
fait, jusqu’au jour où il comprit qu’il
avait été mené en bateau, notamment
suite à l’assassinat de Rafic Hariri.
Chirac réussira alors à faire de Bachar
el-Assad un paria et à isoler
internationalement la Syrie. Souhaitant
prendre le contre-pied de la politique
chiraquienne, Nicolas Sarkozy va se
rabibocher avec Bachar el-Assad, lui
envoyer plusieurs émissaires, faire de
lui un invité d’honneur du 14 juillet
2009, avant d’être à son tour dépité et
furieux. De pareilles mésaventures ne
sont pas arrivées qu’aux Français. Les
Turcs, qui avaient été, avec Nicolas
Sarkozy, les principaux artisans de la
réhabilitation de Bachar el-Assad après
2008, s’estimeront eux aussi trahis
lorsque ce dernier n’écoutera pas leurs
conseils insistants. Idem pour le Qatar
qui avait également esquissé un
rapprochement avec la Syrie. Les
mensonges à répétition, les manœuvres
dilatoires, l’incompétence manifeste des
principaux responsables syriens, doublée
de leur suffisance et de leur certitude
de pouvoir impunément berner leurs
interlocuteurs ont fini par lasser les
meilleures volontés.
La révolution
syrienne a débuté en mars. A la
mi-novembre, la situation semble
toujours aussi confuse et inextricable.
A quoi attribuez-vous cela ?
Dans un article
paru dans la
New York Review of Books, Hussein
Agha et Robert Malley rappelaient à
juste titre, qu’il y avait trois
dimensions dans les bouleversements
aujourd’hui en cours au Moyen-Orient :
un combat des peuples contre les
régimes, un combat de certains régimes
contre d’autres régimes, et un combat
entre plusieurs composantes d’un même
peuple.
Le cas de la Syrie est particulièrement
complexe parce que ces trois dimensions
sont présentes simultanément et de façon
très visible.
Première
dimension : Elle est assez
claire. Il existe incontestablement un
vaste mouvement -populaire, spontané et
infiniment légitime-, de révolte de très
larges franges du peuple syrien contre
un régime tyrannique qui a dépassé
toutes les bornes et qui mène depuis
huit mois une répression d’une indicible
brutalité.
Deuxième
dimension : La Syrie est
également le territoire ou se mène
désormais, de façon ouverte ou larvée,
le conflit régional qui oppose depuis 7
ou 8 ans deux camps régionaux regroupant
chacun plusieurs régimes ou groupements
qui leur sont affidés.
D’un côté, le camp qui se fait appeler
« axe de la résistance » (Mumana’a). Ce
camp regroupe, sous égide iranienne, le
régime syrien, -qui n’est plus depuis
longtemps qu’un ‘junior partner’ dans
son alliance stratégique avec l’Iran-,
ainsi que le Hezbollah (aujourd’hui
quelque peu désemparé du fait de la
révolution syrienne) et le Hamas (qui ne
joue ici qu’un rôle mineur mais qui
subira les conséquences quelle que soit
l’issue de ce conflit.) Les soutiens
extérieurs de cet axe irano-syrien ne
sont ni très visibles ni inexistants.
Ils ne se limitent pas au Venezuela de
Chavez. Sans être directement les
parrains de l’axe irano-syrien, la
Chine, la Russie, et un certain nombre
de puissances émergentes occidentalo-sceptiques
souhaitent éviter qu’un nouvel ordre
américain ne se substitue à l’ancien
ordre américain. Ils souhaitent
préserver leurs intérêts économiques et
craignent surtout la contagion
révolutionnaire.
De l’autre côté, le camp qu’on appelle
en Occident celui de la « modération
arabe » et qui regroupe en fait des
régimes tout aussi antidémocratiques que
les autres, mais qui ont la
particularité d’être alignés sur la
politique extérieure des Etats-Unis. Il
s’agit essentiellement de l’Arabie
Saoudite (qui peut également compter sur
ses protégés libanais), de la Jordanie,
et de l’Egypte. Ces trois puissances
étaient en pointe pour endiguer les
ambitions iraniennes. Depuis la
révolution égyptienne, les relations
irano-égyptiennes se sont quelque peu
réchauffées, la hache de guerre fut
enterrée, les nouvelles autorités
égyptiennes ont fait savoir qu’elles
n’avaient aucun intérêt stratégique à
s’aliéner l’Iran. Mais toujours est-il
que l’Egypte, aujourd’hui dirigée par
son Conseil supérieur des Forces armées,
n’est toujours pas sortie de l’orbite
américaine.
Le Qatar, qui pendant les cinq dernières
années, avait conservé une certaine
indépendance en maintenant des relations
avec chacun des deux axes, en gardant
des contacts amicaux aussi bien avec les
Etats-Unis qu’avec la Syrie, en ouvrant
des créneaux de dialogue aussi bien avec
Israël qu’avec le Hamas, est aujourd’hui
devenu un acteur majeur et
incontournable.
Lorsque le souffle révolutionnaire a
atteint le Bahreïn, autant dire la porte
d’à côté, on a vu le Qatar et l’Arabie
Saoudite esquisser un sérieux
rapprochement et mettre en sourdine leur
vieille rivalité mimétique. Ce
rapprochement apparaît notamment dans la
modification de la ligne éditoriale d’Al-Jazeera
qui semble être aujourd’hui, peu ou
prou, sur la même longueur d’onde que sa
rivale saoudienne Al-Arabiyya.
Progressivement, mais sûrement, le Qatar
et l’Arabie Saoudite ont fini par lâcher
Assad, qui n’a plus pu compter, au sein
de la Ligue arabe, que sur le vote du
Liban, qui a les pieds et les mains
liés, et sur celui du Yémen d’Ali
Abdallah Saleh, qui craint sans doute la
création d’un précédent. Saleh, le plus
roublard des dictateurs arabes, qui
mériterait, encore plus que Laurent
Gbagbo, d’être surnommé le boulanger,
tant il a roulé dans la farine tous ses
interlocuteurs arabes et occidentaux,
craint d’être bientôt lâché à son tour.
La seule véritable surprise est venue du
vote algérien, d’ordinaire plus
conciliant à l’égard de la Syrie. Autre
ironie de l’histoire, l’Irak, que les
brillants stratèges bushistes voyaient
en modèle démocratique au Moyen-Orient,
est aujourd’hui l’un des ultimes
soutiens de Bachar el-Assad, sans doute
pour ne pas susciter le courroux de
Téhéran, dont l’influence est
grandissante en Irak.
Troisième
dimension : c’est celle d’un
peuple syrien divisé contre lui-même.
Des segments non négligeables de
l’opinion publique syrienne continuent,
pour des raisons plus ou moins
avouables, de soutenir Bachar el-Assad
ou du moins de craindre l’avenir. La
bourgeoisie sunnite de Damas et d’Alep
commence à frémir mais elle est
longtemps restée étonnamment discrète,
craignant de voir ses intérêts
économiques et la prospérité acquise ces
dix dernières années remis en question.
Le scénario libyen serait hautement
périlleux en Syrie car ce pays est loin
d’avoir l’homogénéité
ethno-communautaire de la Libye. Les
Alaouites craignent d’être victimes
d’une véritable épuration après la chute
du régime. Les Kurdes syriens sont dans
l’expectative et observent de près la
stratégie d’Ankara. Certains chrétiens
sont tétanisés par la peur de
l’islamisme et en viennent à justifier
l’injustifiable et à cautionner la
dictature. Des ecclésiastiques de haut
rang tiennent des discours reprenant
ceux de Bachar el-Assad : « L’Orient est
Orient et l’Occident est Occident, et la
démocratie n’est pas faite pour tout le
monde. », nous disent-ils en substance,
reprenant ainsi les vieilles antiennes
orientalistes qui furent parfois
introduites au Levant par les
contre-révolutionnaires français ayant
trouvé refuge au Liban après la
révolution de 1789, comme l’a bien
montré Ussama Makdisi dans son important
ouvrage
The Culture of Sectarianism.
Ces théories restent très prégnantes
dans une partie du clergé des
communautés chrétiennes et on continue
de célébrer Renan, Barrès et Maurras,
nonobstant la réputation sulfureuse de
ces derniers en Occident. L’esprit
démocratique et républicain de 1789
n’est entré que par effraction au Levant
et les tendances communautaristes,
identitaristes et réactionnaires
demeurent très présentes.
On pense à la notion d’« esprits
captifs » dont parlait le grand
poète et Nobel polonais Czelaw Milosz.
Certains continuent de croire à la fable
selon laquelle il y aurait une « vieille
garde » qui empêcherait le réformateur
Bachar el-Assad de mener à bien ses
velléités de changement. Pourtant dès
2005, le regretté Samir Kassir écrivait
un
éditorial intitulé : « N’allez pas
croire qu’il y ait une jeune garde à
Damas ! » (An Nahar, 8 mars 2005).
Cet état d’esprit d’une partie du haut
clergé n’est toutefois pas représentatif
de l’ensemble des chrétiens du monde
arabe. L’Eglise maronite et d’autres
églises orientales ont fourni au fil des
ans nombre de figures ecclésiales
remarquables qui ont soutenu l’égalité
entre chrétiens et musulmans dans le
cadre d’un système démocratique fondé
sur la citoyenneté. La complaisance
d’une partie de la hiérarchie ecclésiale
envers Assad a récemment été dénoncée
avec vigueur par la franco-syrienne
Marie Seurat, veuve du chercheur
assassiné
Michel Seurat ou par le romancier
libanais
Alexandre Najjar.
Au-delà du cas des Alaouites et des
Chrétiens, il existe dans l’ensemble de
la société syrienne, une fibre
nationaliste ou du moins un sentiment
national, nés des traumatismes de
l’histoire syrienne, et qui
expliquent une grande réticence,
compréhensible, devant toute
intervention extérieure dans les
affaires syriennes. Si les immixtions
étrangères deviennent trop flagrantes,
Bachar el-Assad pourrait en profiter
pour susciter un « ralliement autour du
drapeau » et gagner les attentistes à sa
cause.
Après cette
décision de la Ligue arabe, l’opposition
syrienne semble avoir aujourd’hui
regagné le momentum. Comment va-t-elle
réagir ? Est-elle encore divisée ?
Nous sommes à un
tournant mais la situation demeure
extrêmement préoccupante. Le nombre de
déserteurs est en train de grandir
rapidement. Le régime se braque. La
population panique. La ville de Homs est
en train de basculer dans l’horreur :
les dérapages et les règlements de
compte intercommunautaires deviennent
fréquents.
Cette suspension ouvre la voie à une
internationalisation de la crise
syrienne, ce qui n’est pas sans danger.
A ce jour, l’opposition syrienne a fait
preuve d’une grande maturité et a refusé
les divisions communautaristes, le
recours aux armes et toute intervention
militaire extérieure. Certes, les Frères
musulmans exercent une influence
considérable au sein du Conseil National
Syrien avec, semble-t-il, une couverture
de l’Occident, de la Turquie et du
Qatar. Mais
Burhan Ghalioun, l’actuel président
du CNS n’est pas homme à se laisser
manipuler. C’est un progressiste et un
laïc convaincu. D’ailleurs, le régime
syrien, qui se prétend garant de la
laïcité, a été fouiner dans les archives
pour trouver des propos écrits par
Ghalioun alors qu’il n’avait que vingt
ans afin de le présenter sur les chaînes
de télévision officielles comme impie ou
antireligieux. Pour ce qui est des
revendications, le CNS souhaite la
présence d’observateurs arabes ou
internationaux, et une condamnation du
régime par l’ONU, ce qui n’est pas
gagné, car les Russes, qui estiment
avoir été bernés par les Occidentaux
lors du vote de la résolution 1973 sur
la Libye, continuent d’envoyer des armes
à la Syrie.
Par ailleurs, certaines figures
discréditées par leur passé comme Abdel
Halim Khaddam ou Rifaat el-Assad
cherchent aujourd’hui à profiter du
contexte révolutionnaire pour se refaire
une place au soleil mais le peuple
syrien les rejette. Le Conseil National
Syrien est largement représentatif. Il
existe également un certain nombre
d’opposants respectables, comme le très
indépendant Michel Kilo, Samir Aita,
Haytham Manaa, et quelques autres, qui
ont fait le choix de ne pas rejoindre le
CNS mais qui incarnent eux aussi une
certaine légitimité, acquise durant des
années de lutte au sein de l’opposition
interne. Ces hommes souhaitent éviter le
scénario du pire et aller vers une
transition ordonnée. Mais ce régime
est-il capable de céder le pouvoir sans
mener une politique de la terre brûlée ?
Il est permis d’en douter.
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Publié le 16 novembre 2011 avec
l'aimable autorisation de l'IRIS
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dossier Syrie
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