Silvia
Cattori :
Les
autorités israéliennes ont remis
aux compagnies aériennes une
liste de plusieurs centaines de
noms de femmes, hommes et
enfants, en leur enjoignant de
leur refuser l’embarquement à
destination de Tel Aviv. Or ces
personnes ne voulaient pas se
rendre en Israël, mais en
Cisjordanie, c’est-à-dire en
cette terre palestinienne
militairement occupée par l’État
d’Israël. Et pour y aller, elles
devaient obligatoirement passer
par Israël. Les compagnies
aériennes étaient-elles obligées
de refuser d’embarquer des
personnes qui, dans nos pays
sont totalement innocentes, mais
qui sont considérées par Israël
comme « indésirables », des
« hooligans », « une menace pour
sa sécurité », simplement parce
qu’elles défendent les droits du
peuple palestinien ?
Jean-Claude
Paye [1] :
Je pense que les compagnies
aériennes n’étaient pas
obligées, mais elles l’ont fait
parce qu’elles ont été menacées
de rapatrier ces gens à leur
frais, dès lors qu’elles étaient
avisées que ces personnes
seraient refoulées par Israël à
leur atterrissage. C’est sans
doute pour cette raison que ces
compagnies ont décidé de ne pas
embarquer les gens frappés
d’interdiction d’entrer en
Israël.
Silvia
Cattori :
Selon vous
les compagnies aériennes
pouvaient-elles vraiment se
prévaloir de cet avertissement
pour bloquer les gens à leur
départ aux aéroports de Genève,
Paris, Rome ou Bruxelles ?
Jean-Claude
Paye :
Je me pose moi aussi cette
question. Ont-elles ce pouvoir
d’empêcher d’embarquer ? En
fait, elles ont fait le travail
à la place de la police
israélienne de façon à ce que
celle-ci ne doive même pas se
confronter à la présence
physique des militants à
l’aéroport Ben Gourion.
Elles font ainsi partie d’un
système d’effacement du corps
même des protestataires,
d’annulation de leur visibilité.
Cette procédure d’empêchement de
toute contestation de la
politique israélienne place la
violence de l’État sioniste dans
l’invisibilité et cette violence
peut donc être sans fin et sans
limites. Le but du refus
d’embarquement est de détruire
toute capacité de mettre un cran
d’arrêt à la violence réelle de
cet État vis-à-vis des
populations palestiniennes et à
sa violence symbolique vis-à-vis
de l’ensemble de l’humanité.
C’est cette invisibilité de sa
violence qui permet à Israël
d’être intouchable et d’occuper
en permanence la place de la
victime. Elle le place dans le
sacré. Israël en tant qu’image
d’un pays démocratique, ne peut
subsister que s’il n’est pas
confronté au réel, à la vie
concrète des Palestiniens ou à
la présence physique, au corps
d’une opposition à sa politique
d’apartheid. Cette affaire
illustre parfaitement un
paradigme de la post-modernité :
le nécessaire effacement du
corps et des individus réels,
afin de laisser la place à la
toute puissance de l’image, ici
à l’image d’Israël.
Silvia
Cattori :
Selon les
lois anti-terroristes mises en
place après le 11 septembre
2001, toute compagnie aérienne
est obligée de communiquer
toutes les données des passagers
(nom, date de naissance, adresse
de résidence, téléphone, etc)
aux autorités administratives
des pays qui les demandent. Le
passager endosse cette
restriction dès qu’il achète son
billet. Dans le cadre de ces
dispositions, les compagnies qui
ont refusé d’embarquer ces gens,
étaient-elles tenues par les
demandes d’Israël de refouler
des voyageurs qui, dans leur
pays, ne sont coupables de
rien ?
Jean-Claude
Paye :
Je ne sais pas si c’est
possible, juridiquement parlant.
Silvia
Cattori :
A-t-on
enfreint ici le droit de
circulation des personnes ?
Jean-Claude
Paye :
Non. S’il s’agissait de
destinations européennes
appartenant à l’espace Schengen
il y aurait effectivement une
entrave au droit de circulation
des personnes ; mais Israël n’en
fait pas partie.
Silvia
Cattori :
D’après
vous, les personnes qui ont subi
cette interdiction peuvent-elles
attaquer les compagnies
aériennes pour entrave à la
liberté de circulation ?
Jean-Claude
Paye :
Oui, si elles veulent que l’on
donne de l’ampleur à cette
affaire ; sinon ce genre d’abus
ne fera que s’aggraver. Sur
quelle base juridique, cela
reste à étudier.
Silvia
Cattori :
Selon vous,
défier Israël de la sorte
était-ce une bonne idée ?
Jean-Claude
Paye :
Oui, c’est une bonne idée. Car
si les gens n’agissent pas rien
ne se passera.
Ici on a clairement vu que tous
les États occidentaux sont au
service de la politique
d’Israël. En France, il y avait
une forte présence policière et
militaire à Roissy. Les
autorités françaises avaient
donc été prévenues par les
services israéliens et se sont
engagées à faire respecter cette
décision. Donc l’État français
était partie prenante de
l’action israélienne. L’action
de la police française était
décisive car, à Roissy, plus de
200 personnes devaient
embarquer, le rapport de force
des personnes empêchées
vis-à-vis des compagnies
aériennes pouvait être
important. Ils pouvaient
sûrement perturber le décollage
s’ils ne pouvaient pas
embarquer.
On trouve ici un deuxième
paradigme de la post-modernité :
la volonté des États de retirer
préventivement à leurs citoyens
toute possibilité de contester
ou de faire valoir leurs droits.
Silvia
Cattori :
Cette
affaire est inquiétante. Israël
peut se conduire en État voyou
avec la collusion de nos États
prétendument « démocratiques ».
Jean-Claude
Paye :
La politique d’Israël de
négation des droits et de
massacre des Palestiniens est
bien, dans les faits, une
politique partagée par de
nombreux États occidentaux, même
si l’Union européenne a
l’habitude de nous faire part de
quelques états d’âme.
[1]
Jean-Claude Paye est sociologue.
Dernier ouvrage publié en
français :
La Fin de l’État
de droit
(La Dispute, 2004). Dernier
ouvrage publié en anglais :
Global War on Liberty
(Telos Press, 2007).