Interview
La Syrie et le projet de démembrement du
monde arabe
Gilles Munier
Mardi 2 janvier2012
Interview de Gilles Munier par
Chérif Abdedaïm (La Nouvelle République
– 31/12/11) *
A Alger où
il résidait, Gilles Munier a milité dès
1964 dans des associations françaises de
solidarité avec le monde arabe et de
soutien à la lutte du peuple
palestinien. Son père, favorable à
l’indépendance de l’Algérie, avait
rejoint, symboliquement, le colonel
Amirouche au maquis. Arrêté à son
retour, il
a été plus tard interdit de
séjour dans les départements algériens.
Depuis 1986,
Gilles Munier est secrétaire général des
Amitiés franco- irakiennes. A ce titre,
il a milité contre l’embargo et
rencontré le président Saddam Hussein à
plusieurs reprises. Il est l’auteur de
plusieurs ouvrages, dont Les espions de
l’or noir, collabore au magazine Afrique
Asie, et analyse la situation au
Proche-Orient sur le blog France-Irak-
Actualite.com .
1/Pour vous la
campagne anti-Bachar est un complot. Qui
sont les instigateurs de ce complot et à
quel dessein ?
Le complot vise la Syrie, Bachar al-Assad
se trouve en être le président. L’ordre
instauré par les grandes puissances
après la Première guerre mondiale est en
fin de course. L’élan nationaliste qui a
tenu la dragée haute aux Occidentaux est
épuisé, faute d’avoir pu évoluer. Les
peuples arabes se révoltent contre la
corruption, l’arrogance et les
compromissions de leurs dirigeants.
L’influence grandissante de l’Iran,
allié de la Syrie, gêne les plans
géostratégiques de l’Otan. L’Occident
tente de reprendre en main la situation.
La déstabilisation de la Syrie, comme
celle de l’Irak, fait partie du projet
de démembrement du monde arabe sur des
bases ethniques, tribales ou
confessionnelles. Les contre-mesures
adoptées pour détourner les « Printemps
arabes » de leurs objectifs semblent
inspirées du plan Yinon de 1982, du nom
d’un fonctionnaire du ministère
israélien des Affaires étrangères qui
préconisait la création de mini-Etats
antagonistes partout dans le monde
arabe. En Syrie, il s’agirait, au mieux,
de reconstituer la fédération d’Etats
confessionnels créée
par le général Gouraud en 1920,
du temps du mandat français,
c'est-à-dire : un Etat d’Alep, un Etat
de Damas, un Etat alaouite et un Etat
druze. A l’époque, ce fut un échec. Rien
ne dit que les occidentaux parviendront
cette fois à leurs fins. En Libye, par
exemple, le colonel Kadhafi a été
renversé, mais la situation est loin
d’être stabilisée, la donne peut
changer. Le « chaos constructif et
maîtrisé », prôné par les
néo-conservateurs américains, sous
George W. Bush, risque fort d’aboutir au
chaos tout court. Cela, les
multinationales n’en ont cure, le
principal étant pour elles de contrôler
les champs pétroliers… et qu’Israël
survive en tant qu’Etat juif.
2/Parmi
cette opposition, il faut compter
également les Frères Musulmans; n’est-il
pas à craindre une guerre civile si
demain le régime de Bachar venait à
chuter ?
La guerre civile, c’est le scénario du
pire. La Syrie l’évitera si un dialogue
franc et décomplexé s’instaure entre les
Frères Musulmans et les baasistes, s’il
aboutit à des élections réellement
démocratiques, ouvertes à tous les
courants politiques représentatifs.
Bachar al-Assad y est favorable, mais il
a trop tardé à le proposer. Les Frères
Musulmans, incontournables, le refusent
pour l’instant. Comme toujours, la
confrérie mise sur les anglo-saxons pour
accéder au pouvoir, une politique
opportuniste à courte vue qui lui fait
négliger les réalités du terrain, les
arrières pensées de l’Otan et de la
France, l’ancienne puissance coloniale.
3/Dans le cas
syrien la situation semble plus complexe
qu’on le croit notamment avec plusieurs
acteurs dont les intérêts
géostratégiques diffèrent. D’un côté,
Washington, OTAN, Israël, les monarchies
arabes sunnites et la Turquie ; et de
l’autre, l’axe Téhéran-Damas comprenant
le Hezbollah, le Hamas, soutenu par la
Chine et la Russie. Une guerre contre la
Syrie ne risquerait-elle pas de
déborder et
de provoquer un embrasement généralisé
de la situation au Proche-Orient, dont
les conséquences seraient incalculables.
Fin octobre dernier, le président Bachar
al-Assad a déclaré au Sunday Telegraph
qui si le but des Occidentaux est de
diviser la Syrie, il embraserait toute
la région, qu’il y aurait des dizaines
d’Afghanistan. Mais, cela ne fera pas
reculer les faucons de l’Otan car,
au-delà de la campagne contre la Syrie,
se profile un conflit de grande ampleur,
aux conséquences imprévisibles, avec
l’Iran des mollahs…
« Arc chiite » contre «
Croissant sunnite » ?
4/
Vous pensez, comme certains, que frapper
la Syrie sous couverture « humanitaire »
vise à « cacher en fait une opération
complexe anti-chiite et anti-Iran »…
Le nombre des victimes civiles annoncé
par l’ONU, qui donne une couverture «
humanitaire » à l’opération contre la
Syrie, n’a jamais été corroboré. Pour
l’Otan et Israël, le renversement du
régime de Damas, la liquidation du
Hezbollah libanais et du Hamas
palestinien, ne sont que des étapes. Les
Américains et les Français ont demandé à
plusieurs reprises à Bachar al-Assad de
prendre ses distances avec son allié
iranien. Il a refusé, se doutant que son
tour viendrait ensuite et qu’à ce moment
là, il serait seul face à la machine de
guerre occidentale.
Les camps antagonistes font le compte de
leurs partisans. A Bagdad, par exemple,
la crise traversée par la Syrie a fait
naître des clivages contre-nature. Les
sunnites pro-américains, Al-Qaïda au
Pays des deux fleuves et le conseil de
la région d’Al-Anbar soutiennent le CNS
(Conseil national syrien), tandis que le
régime de Nouri al-Maliki, Moqtada al-Sadr
et, dans un certaine mesure, la
résistance baasiste réfugiée à Damas,
sont du côté de Bachar al-Assad. Nouri
al-Maliki s’est débarrassé du
vice-président de la République Tarek
al-Hashemi, pro-américain et ancien chef
du parti islamique issu du mouvement des
Frères Musulmans, en l’accusant, sans
preuve, de diriger un escadron de la
mort et d’avoir voulu l’assassiner.
Hashemi s’est réfugié au Kurdistan –
sunnite -
et la Turquie « néo-ottomane »
lui accordera l’asile, s’il le demande.
A toute fin utile, si la situation à
Bagdad se détériore encore plus, 50 000
GI’s, basés dans cette perspective au
Koweït, sont prêts à intervenir à
nouveau en Irak.
Face à l’ « arc chiite » pro-iranien -
l’expression est du roi Abdallah II de
Jordanie – les occidentaux veulent
opposer un « croissant sunnite »
réunissant les émirs du Golfe, les rois
d’Arabie et de Jordanie, et les partis
politico-religieux qui leur sont plus ou
moins favorables, ne serait-ce que par
opportunisme, comme les Frères
Musulmans.
5/ A Moscou, le 18
novembre dernier, Vladimir Poutine a dit
clairement à François Fillon qu’en Syrie
la France ferait mieux « de s’occuper de
ses oignons ». Aussi, la flotte russe se
dirige vers Tartous. On a le sentiment
que cela a valeur de message aux
Occidentaux. Qu’en pensez-vous ?
Vladimir Poutine a qualifié la guerre de
Libye de « croisade », mais je m’étonne
que la Russie se soit laissée berner en
votant la résolution 1973 permettant à
la France et à l’Otan d’intervenir et de
renverser le colonel Kadhafi. Le
porte-avion Maréchal Kouznetsov vogue
vers Tartous avec une escadre
importante. Le message est clair, mais
je crains qu’il ne soit pas
suffisamment dissuasif pour
empêcher les Occidentaux d’effectuer, le
moment venu, des « tirs ciblés » en
Syrie et au Liban
La réponse de Barack Obama a été toute
aussi claire. Les Etats-Unis se sont
fait le porte-voix des blogueurs russes
et des ONG qu’ils financent et qui
dénoncent des fraudes présumées lors des
dernières élections législatives.
L’ancien président Mikhaïl Gorbatchev,
soutenu par des oligarques réfugiés en
Grande-Bretagne, est monté au créneau
pour réclamer de nouvelles élections.
Hillary Clinton lui a emboîté le pas.
Des manifestations anti-Poutine ont été
organisées et Gorbatchev est revenu à la
charge pour « conseiller » à Poutine de
démissionner. Tous les ingrédients
utilisés par le milliardaire George
Soros, spécialiste des « révolutions
oranges », ont été réunis. Des «
centaines de millions de dollars de
fonds étrangers » auraient d’abord
circulé en Russie, selon Vladimir
Poutine, pour influencer le scrutin. Les
fonds finançant les ONG russes
pro-occidentales ont, dit-on, transité
par le NDI (National Democracy
Institute) que préside l’ancienne
secrétaire d’Etat Madeleine Albright,
une organisation que l’on retrouve
derrière les blogueurs des « Printemps
arabes ». Se débarrasser de Poutine, ou
le déconsidérer, est crucial pour éviter
les veto russes au Conseil de sécurité
lorsqu’il sera question d’intervenir
militairement en Syrie ou en Iran.
On en est là, mais quand on sait que le
président Dmitri Medvedev a décidé de
déployer de nouvelles armes pour
répondre à l’Otan
qui va construire un bouclier
anti-missiles aux frontières de la
Russie, sous prétexte de protéger
l’Europe de tirs provenant d’Iran, on
est en droit de s’inquiéter. Il
suffirait d’un rien pour déclencher
l’apocalypse.
Qatar,
dictature obscurantiste
6/ A travers son
engagement en Libye et son influence au
sein de la Ligue arabe pour sanctionner
la Syrie, à quoi joue d’après-vous le
Qatar ? Chercherait-il un rôle de
leadership arabe ou ne serait-il qu’un
simple vassal au service de Washington
et de Paris?
Les Al-Thani qui dirigent le Qatar sont
des vassaux des Etats-Unis, comme ils
l’étaient hier de Londres ou, au 19ème
siècle, du gouvernement des Indes
britanniques via le Bahreïn dont ils
dépendaient. Les réserves financières
inépuisables de leur micro-Etat de 11
437 km², l’ombrelle protectrice de la
base militaire US d’Al-Eideïd, la plus
grande du Proche-Orient et d’une petite
base navale française, leur sont monté à
la tête.
Ce pays montré en exemple aux militants
des « Printemps arabes » n’a rien de
démocratique : les partis politiques y
sont interdits, les membres du Majlis
al-Shoura sont désignés par le pouvoir
et n’ont qu’un rôle consultatif, les
travailleurs étrangers - 80% de la
population de l’émirat - n’ont aucun
droit, l’information est bâillonnée.
C’est une dictature obscurantiste. Seuls
200 000 nantis profitent, en rentiers à
vie, des revenus pétroliers et gaziers.
La chaîne Al-Jazeera, devenue un organe
de propagande de l’Otan, n’a pas le
droit de couvrir l’actualité locale. On
ne saura rien sur la tentative de coup
d’Etat monté
fin février 2011 par des
officiers qataris, soutenus par des
membres de la famille régnante, qui
mettaient en cause la légitimité de
l’émir et l’accusaient d’entretenir des
relations avec Israël et de créer la
discorde entre pays arabes pour le
compte
des Etats-Unis. Aujourd’hui,
l’émir Hamad bin Khalifa Al-Thani et
cheikha Mozah, sa seconde épouse, se
croient tout permis. Plus dure sera leur
chute…
«
il faut accorder à Bachar al-Assad au
moins le bénéfice du doute »
7/ Quelle est votre
vision personnelle de l’avenir de la
Syrie ? Quelle(s) solution(s) possible
(s) pour dénouer cette crise ?
La Syrie devrait recouvrer les
territoires dont elle a été dépecée par
les accords secrets Sykes-Picot de 1916,
puis par la France, notamment la
province d’Alexandrette. Je regrette que
Damas se soit laissé embarquer dans des
négociations sans fin avec Israël à
propos des territoires syriens occupés.
Il y a quelques jours, une manifestation
d’opposants druzes syriens a eu lieu à
Magdal Shams, gros bourg du Golan. Ils
brandissaient l’ancien drapeau syrien,
conspuaient Bachar al-Assad, l’accusant
de tuer des manifestants syriens alors
qu’aucune balle n’a été tirée, depuis
1973, en direction des colons sionistes.
Nul doute que ce genre de slogan
démagogique atteint son but dans les
milieux nationalistes arabes.
L’avenir de la Syrie ne devrait
appartenir qu’aux Syriens. Le président
al-Assad a engagé le pays sur la voie
des réformes. La question de savoir
pourquoi il ne l’a pas fait plus tôt est
dépassée. Pour dénouer la crise, il faut
lui faire confiance, lui accorder au
moins le bénéfice du doute. En août, il
a autorisé, par décret, le
multipartisme. L’article 8 de la
Constitution qui faisait du parti Baas
le parti dirigeant a été abrogé. Une
nouvelle constitution sera proposée en
février. C’est plus que ne réclamaient
ses opposants en mars dernier, avant que
l’Otan, enivrée par son expérience
libyenne, les incitent à adopter des
positions jusqu’au-boutistes. J’espère
qu’au final les Frères Musulmans
s’intègreront, comme en Egypte, dans le
jeu démocratique. Sinon, la Syrie
s’épuisera dans des combats sanglants,
pires que ceux des guerres civiles au
Liban.
Vers une 3ème
guerre mondiale ?
8/ D’après-vous,
quelle serait la responsabilité de l’ONU
dans les crimes qu’elle est en train de
légaliser, notamment avec l’incongruité
de son Conseil de sécurité, le principe
des deux poids deux mesures appliqué par
les cinq membres permanents et qui sert
les intérêts d’une minorité, etc. ?
L’ONU a été créée pour servir les
intérêts des vainqueurs de la Seconde
guerre mondiale. Aucun membre de l’ONU
ne devrait être au-dessus des lois et
des conventions internationales, comme
c’est le cas des Etats-Unis. Le
secrétaire général de l’ONU et les
officiers des missions dites de paix qui
en dépendent, non plus. En avril
dernier, la présidente brésilienne Dilma
Roussef a déclaré que le temps des «
politiques impériales », des «
affirmations catégoriques » et des «
sempiternelles réponses guerrières »
n’étaient plus acceptables, qu’il
fallait réformer l’ONU.
Elargir le Conseil de sécurité
aux grands pays émergents : Inde,
Brésil, Afrique du Sud est nécessaire,
mais pas suffisant. La réforme du droit
de veto est primordiale ; mais on n’en
prend pas le chemin. Estimant
l’entreprise trop risquée, certains
membres du Council on Foreign Relations,
think tank américain qui a contribué au
remplacement de la SDN (Société des
Nations) par l’ONU, voudrait réduire
l’organisation internationale à un «
endroit pour faire des discours ». La
gouvernance mondiale reviendrait au G20.
Trop d’intérêts sont en jeu, il faudra
peut-être, malheureusement, attendre une
3ème guerre mondiale pour que naisse une
organisation plus représentative.
9/Certains
considèrent que l’Occident est malade
économiquement et politiquement, d’où
cette politique de la canonnière au jour
le jour. Qu’en pensez-vous ?
La politique de la canonnière – ou du
porte-avion -
est de retour, comme au 19ème
siècle au service des intérêts
économiques et géostratégiques
occidentaux. L’Irak, la Yougoslavie,
l’Afghanistan, la Côte d’Ivoire, la
Libye et bientôt, peut-être, la Syrie et
l’Iran en ont été, sont ou seront les
victimes. Je ne suis pas le seul à
penser que pour enrayer leur déclin
économique et politique, les Etats-Unis
et leurs alliés s’en prendront à la
Fédération de Russie et à la Chine.
Le plan actuel d’encerclement et de
déstabilisation de ces deux pays en est
le signe avant-coureur. Dans un discours
prononcé à Camberra en novembre dernier,
Barack Obama a déclaré que la région
Asie-Pacifique est désormais une
«priorité absolue» de la politique de
sécurité américaine. Il a annoncé que 2
500 Marines seront basés à Darwin, en
Australie, déclenchant des protestations
de la Chine. Une guerre, inévitablement
thermonucléaire, est à craindre à moyen
terme. Si elle n’est pas évitée, une
grande partie de l’espèce humaine et de
l’écosystème de la planète disparaîtra.
*
http://www.lnr-dz.com/pdf/journal/journal_du_2011-12-31/lnr.pdf
Titre original : Gilles Munier à La
Nouvelle République : « il y a un projet
de démembrement du monde arabe » -
Sous-titres : AFI-Flash
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© G. Munier/X.Jardez
Publié le 2 janvier 2012 avec l'aimable
autorisation de Gilles Munier
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