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Opinion - El Watan
Amel Boubekeur : «Le pays a intérêt à éviter la
bipolarisation pouvoir sécuritaire-islamistes terroristes»
© Photo:
Sami K. El Watan
Mardi 15 février 2011
A l’exception des brèves «incursions» faites par Ali Benhadj
dans le mouvement des chômeurs à l’origine des émeutes que les
grandes villes du pays ont connues début janvier dernier et la
manifestation organisée samedi dernier à Alger par la
Coordination nationale pour le changement et la démocratie
(CNCD), les islamistes ne se sont pour le moment pas trop
manifestés.
Mais faut-il cependant craindre qu’à un moment ou à un autre,
ils tentent de récupérer ce mouvement de contestation, comme
cela s’est déjà produit en 1988 ? Amel Boubekeur, Chercheur à
l’Ecole normale supérieure et à l’Ecole des études en sciences
sociales de Paris, spécialiste des mouvements islamistes,
apporte un éclairage fort intéressant sur cette question
lancinante. Entretien.
- Que pensez-vous de la manifestation organisée
samedi, à Alger, par la Coordination nationale pour le
changement et la démocratie (CNCD), structure qui regroupe
des partis, des syndicats ainsi que des ONG ? Cette première
sortie, de votre point de vue, est-elle une victoire ou un échec
?
Le fait qu’il s’agisse d’une coordination capable de
regrouper différents courants de la vie politique sur des mots
d’ordre similaires en fait un événement remarquable sur une
scène politique algérienne caractérisée par les dissensions et
l’immobilisme.
Un tel rassemblement contribue également à la réappropriation
légitime de l’espace public. Pour les citoyens qui veulent
exprimer pacifiquement leur ras-le-bol de la mauvaise gestion du
pays, c’est la seule tribune ouverte.
Ces marches pacifiques leur permettent de reprendre une parole
confisquée par des décideurs qui les empêchent systématiquement
d’exprimer leurs doléances à l’APC, au travail, dans la rue, à
l’hôpital, etc.
- Peut-on tirer d’autres enseignements de cette
manifestation ?
Oui. Le petit nombre de manifestants, 2000, selon les
organisateurs, 250, selon la police, nous éclaire par contre sur
la nécessité pour les initiateurs de la marche de passer à
l’étape supérieure en élargissant leur mouvement.
Quand on est face à 30 000 policiers, le rapport de force semble
tellement disproportionné que ce type de coordination cherche
d’abord à peser face à l’Etat en fédérant des élites de
l’opposition connues et déjà en place.
La priorité est à mon avis de peser d’abord auprès de la société
civile.
Il est difficile de demander à «Monsieur tout le monde» de
rejoindre une manifestation dont il n’a entendu parler qu’en
mauvais termes à la Télévision nationale et dont il ne sait pas
vraiment ce qu’elle peut bien lui apporter concrètement.
Ce genre d’initiative ne génère pas une identification massive
pour une autre raison. La dichotomie, créée entre manifestations
planifiées, élitistes et «légalistes» (pour lesquelles on
demande une autorisation préalable) et les dizaines d’émeutes,
de grèves, de tentatives de suicide spontanées et populaires qui
ont lieu tous les jours, empêche l’unification des
protestations. Les Algériens semblent fatigués des 50 années d’
«idéologies prêtes à penser» et une dynamique de démocratisation
par le haut ne leur parle pas. C’est aux élites de l’opposition
de s’associer à tous les soulèvements populaires qui ont lieu
dans le pays et de créer des réseaux sur le long terme.
- Faut-il craindre de voir le pouvoir brandir,
dans les prochains jours, la menace islamiste pour faire barrage
à la dynamique initiée par la Coordination nationale pour le
changement et la démocratie ?
L’islamisme n’a plus de place dans la vie des Algériens
depuis longtemps. En conséquence, les moyens de pression et de
propagande dont le pouvoir use pour rendre impopulaire toute
demande de démocratisation sont d’un autre ordre. Il y a d’abord
la mise en place d’un Islam d’Etat où les imams et oulémas ne
prennent la parole que pour expliquer que l’immolation par le
feu est un péché, qu’aller manifester est source de fitna et que
les musulmans doivent être patients. Ensuite, il y a la
légitimation de l’ordre sécuritaire. C’est l’idée que dans un
système sans justice indépendante, il vaut mieux avoir la police
avec soi que contre soi. En sachant que personne ne
l’indemnisera lorsque les gardiens de parking le jour, casseurs
la nuit et indicateurs de la police à mi-temps, viendront
saccager son magasin ou brûler sa voiture, le petit commerçant
préfère que les manifestations soient interdites. Enfin, il y a
l’argument très puissant de la redistribution de la rente. A
titre d’exemple, la principale peur de la société lorsqu’une
manifestation est prévue, c’est que l’Etat ne coupe les robinets
et crée des pénuries. Faute d’alternatives («li men tchetki ?»),
beaucoup préfèrent profiter de la subvention des denrées de base
qui récompense l’arrêt des émeutes au lieu de se risquer à
redescendre dans la rue.
- Tout de même, Ali Benhadj, l’ancien n°2 du FIS,
s’est rendu samedi à la manifestation de la CNCD. Quels sont,
d’après vous, les objectifs qu’il recherchait ? Faut-il
aujourd’hui avoir peur de lui et par extension des islamistes
algériens ?
Force est de constater que les islamistes ne sont pas
présents dans les mouvements autonomes de protestation chez les
chômeurs, les «facebookistes» ou encore les syndiqués. Ils ne
s’intéressent plus à la question sociale depuis longtemps et
leur incapacité à faire leur mea culpa de leurs exactions au
début des années 1990 les délégitiment complètement auprès des
jeunes. Cependant, vous avez raison.
La question d’un rôle politique possible ou pas des islamistes
du FIS n’est toujours pas réglée depuis 1992 et la figure d’Ali
Belhadj cristallise ce débat. Il est certain que le pays a
intérêt à éviter cette bipolarisation pouvoir
sécuritaire/islamistes terroristes qui a fait perdre tant de
temps aux démocrates. Il faut se demander si dans le cadre d’un
mouvement pluraliste de refonte démocratique de l’Etat, les
islamistes ont leur place ou non. Je pense qu’il faut traiter la
question du «recyclage» de l’islamisme dur, non pas par la
diabolisation ou l’angélisme, mais de manière politique.
C’est ce que font d’ores et déjà les Algériens. Les sermons que
donne parfois Ali Benhadj dans différentes mosquées, sont
écoutés des milliers de fois sur youtube, car ils représentent
une forme de résistance civile face au pouvoir et pas pour leur
dimension idéologique islamiste.
Bio express:
Amel Boubekeur est chercheur à l’Ecole
normale supérieure et à l’Ecole des études en sciences sociales
à Paris. Spécialiste du Maghreb et des questions d’Islam en
Europe, elle a également été chercheur au Carnegie Middle East
Center à Beyrouth et au Center for European Studies à Bruxelles.
Actuellement, Amel Boubekeur prépare, en collaboration avec
Olivier Roy, un livre qui a pour titre Whatever happened to the
islamists ?, qui sera publié par Hurst/Columbia.
Entretien réalisé par Zine Cherfaoui
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