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Fériel Berraies Guigny
Albert
Memmi « Aujourd'hui, l'hétérophobie devient une extension du
rejet biologique, à l'ensemble des traits culturels de chacun »
!
Albert Memmi
Albert Memmi est né en 1920 dans le quartier
populaire de la Hara, à Tunis. Issu d'une famille juive
de langue
maternelle arabe, il a été formé à l’école française,
d'abord au lycée Carnot de Tunis, puis à l'Université d'Alger, où il étudiera la philosophie,
et enfin à la Sorbonne
à Paris.
Memmi
se trouvant au carrefour de 3 cultures, a construit son œuvre sur
la difficulté de trouver un équilibre entre Orient et Occident.
Il a tout au long de sa vie et de sa carrière, été profondément
influencé par son « terroir » et ses racines. Cette
tunisianité qu’il a gardé au plus profond de son cœur, de son
être et de sa mémoire, on la perçoit toujours dans ses écrits :
« … Ma Tunisie à moi, est celle d’un écrivain, je la
retrouve dans les odeurs, les couleurs… ».
Memmi est qualifié par ses pairs
contemporains, de plus grand écrivain tunisien d’expression
française (dictionnaire Bordas, des littératures), de figure de
proue avec A. Camus, de représentant de la Littérature Maghrébine
( Magazine littéraire, Paris) ou encore par Hédi Bouraoui de
« père fondateur de la littérature tunisienne
d’expression française. Des hommages qui font de lui un véritable
symbole culturel, dont la portée devient universelle, car elle dépasse
les frontières.
On ne compte plus les références et les
distinctions qu’a récolté cet écrivain, qui s’inscrit parmi
les penseurs les plus éclairés de notre époque.
Son premier roman se veut largement
autobiographique, La statue de sel, en 1953,
sera préfacé par Albert
Camus. Albert Memmi, devient presque une légende avec
son œuvre la plus connue, un essai théorique préfacé par Jean-Paul
Sartre : Portrait du colonisé précédé du
portrait du colonisateur publié en 1957 et qui apparaît, à
l'époque, comme un soutien aux mouvements indépendantistes.
Cette œuvre montre comment la relation entre colonisateur et
colonisé les conditionne l'un et l'autre.
Il est aussi connu pour l'Anthologie des
littératures maghrébines publiée en 1965
(tome I) et 1969
(tome II).
« … je suis un humaniste… »
se plait il à répéter sans cesse, une vision et une empathie
pour l’autre que l’on retrouve inconditionnellement dans sa réflexion.
L’œuvre d’ Albert Memmi a été traduite
dans une vingtaine de pays, il a obtenu une dizaine de prix littéraires
dont le Grand prix de la Francophonie décerné par l’Académie
française et le Grand prix littéraire d u Maghreb. Une
soixantaine d’ouvrages lui sont consacrés à travers le monde.
On lui doit des concepts nouveaux comme hétéro phobie, ou judéité ;
ainsi que des définitions inédites du racisme ou de la décolonisation
(adoptées par l’Encyclopedia Universalis). Membre de plusieurs
sociétés savantes, il a reçu de nombreuses décorations dont
celle d’officier de la légion d’honneur, commandeur du nichan
iftikhar et officier de l’ordre de la république tunisienne etc…
Albert Memmi a poursuivit une double carrière,
celle de chercheur et d’écrivain.
Professeur Honoraire à l’Université de
Paris, où il a occupé une chaire de sociologie de la culture,
professeur à l’Université de Washington, membre de conseil à
l’Université de Princeton, professeur Honoraire à H.E.C.
Docteur Honoris Causa de l’Université de Néguev,
là où il a exercé, il a toujours su gagner l’admiration et
l’estime de ses collègues.
Feriel Berraies Guigny a rencontré pour l’Hebdo
L’Expression ( Tunisie), Albert
Memmi, dans son antre du Marais à Paris, « là où j’aime me
retrouver, pour réfléchir et méditer quand je le peux… ».
Une discussion très émouvante s’est nouée,
sur tout un parcours et une vision, sa philosophie
de l’humain, des rapports avec l’autre et les maux et
contraintes de nos sociétés contemporaines. Pour finir par
l’amour pour sa douce Tunisie du souvenir, autant de thématiques
qui ont signé l’empreinte la plus profonde de sa création littéraire.
Bibliographie :
- La
statue de sel, roman, éd. Corréa, 1953
- Agar,
éd. Corréa, 1955
- Portrait
du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, éd.
Corréa, 1957
- Portrait
d'un juif, éd. Gallimard, Paris, 1962
- Anthologie
des écrivains maghrébins d'expression française, éd.
Présence africaine, 1964
- La libération
du juif, éd. Payot, 1966
- L'homme
dominé, éd. Gallimard, Paris, 1968
- Le
scorpion ou la confession imaginaire, éd. Gallimard,
Paris, 1969
- Juifs
et Arabes, éd. Gallimard, Paris, 1974
- Le désert,
ou la vie et les aventures de Jubaïr Ouali El-Mammi, éd.
Gallimard, Paris, 1977
- La dépendance,
esquisse pour un portrait du dépendant, éd. Gallimard,
Paris, 1979
- Le
Mirliton du ciel, éd. Lahabé, Paris, 1985
- Ce que
je crois, éd. Fasquelle, 1985
- Le
Pharaon, éd. Julliard, Paris, 1988
- L'exercice
du bonheur, éd. Arléa, 1994
- Le
racisme, éd. Gallimard, Paris, 1994
- Le
Juif et l'Autre, éd. Christian de Bartillat, Paris, 1996
- Le
nomade immobile, éd. Arléa, 2000
- Dictionnaire
critique à l'usage des incrédules, éd. Félin, 2002
- Portrait
du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, éd.
Gallimard, Paris, 2004
Entretien :
1 -
Dans votre roman ‘‘Agar’’, vous évoquez la difficulté de
vivre avec l'autre face à sa différence. N’est-ce pas là,
selon vous, le mal de la société actuelle ?
Toute
mon œuvre repose sur deux mécanismes fondamentaux : celui
de la dominance suggestion
qui signifie le
conflit et l’agressivité, d’où ma définition du racisme qui
est entrée dans le dictionnaire et qui est également patrimoine
de l’Unesco. Et le second mécanisme , qui est celui de la dépendance
pourvoyance.
Dans
la collectivité ou de façon individuelle, il y a des mécanismes
de conflit et de lutte. Dans cette catégorie nous pouvons inclure
par exemple, la colonisation, la lutte entre les noirs et les
blancs, les rapports entre un couple. Et dans tous ces cas de
figure, c’est bien la différence qui fait le conflit.
S’agissant de la relation de dépendance pourvoyance, bien que
l’on soit en lutte avec l’autre qui est différent, nous avons
en même temps, besoin de lui.
La pourvoyance devient donc la réponse de l’autre, face au
besoin du premier. La dépendance est un phénomène merveilleux.
Le fond de la dépendance est toujours le même, bien que
l’objet puisse changer.
Dans la colonisation, il y a la dominance du colonisateur et les réponses
du dominé.
Quant à savoir si ce mal est actuel, je peux vous dire que ce mal
existe et depuis fort longtemps. Mais il est vrai
qu’aujourd’hui il s’est accentué et que l’on a de plus en
plus de mal à cohabiter avec la différence de l’autre.L’instantanéité
et la facilité des communications, ont rendu les migrations
encore plus considérables. Et c’est ce qui fait le rejet de
l’autre.
Ma philosophie repose sur trois axes : l’humanisme, le
rationalisme et la laïcité. Dans toute situation, il faut
toujours se demander quel est l’intérêt de l’autre ? et
surtout, il faut procéder avec raison et non
avec émotion.
2) L'islamophobie est aujourd’hui une réalité.
Elle provoque parfois des réactions aussi néfastes que l’antisémitisme.
Ne pensez-vous pas que les deux attitudes (et phénomènes)
doivent être combattus ensemble et non séparément ?
L’antisémitisme
et l’islamophobie participent de ce même rejet de l’autre.
Cela est basé sur un certain nombre de préjugés, de mauvaises
interprétations de l’histoire, voire de beaucoup d’injustices
et d’agressivité de la part de l’autre.
Ce qu’il faut aussi savoir, c’est qu’il y a des mécanismes
communs et des spécificités.
Il faut toujours commencer par chercher les mécanismes communs
dans une situation. Cela peut se faire selon une méthode
rationnelle avec preuve à l’appui. Ensuite les spécificités
on les retrouve par delà les mécanismes communs. Dans chaque catégorie
il y a des mécanismes communs et c’est le cas de l’islamophobie
et de l’antisémitisme. Dans ces deux catégories, il y a le
rejet de l’autre, les préjugés, puis une histoire défaillante.
Le monde arabo-musulman n’est pas encore ressorti d’une vision
assez rétrograde et dévalorisante de l’autre, c’est un peu
ce qui se passe aussi, s’agissant du statut de la femme.
3 - Vous avez développé le concept d’hétérophobie.
Comment le situez-vous dans le contexte actuel de choc des
civilisations ?
C’est
le constat du racisme qui m’a amené à développer ce concept.
J’ai beaucoup traité de cette question, notamment dans mon
portrait du colonisé, qui d’ailleurs vient de paraître en
arabe ce mois ci, aux éditions tunisiennes de Mohamed Attia. Je
me suis aperçu que la colonisation s’accompagnait toujours
d’un rejet biologique du colonisé. Le colonisé est « un
être inférieur.. . ». C’est un mécanisme de dévalorisation
afin de justifier une domination. De là, je me suis aperçu
qu’il y avait d’autres conditions dans lesquelles pouvaient
jouer les mêmes mécanismes. Ce mécanisme est bel et bien ancré
dans le concept du choc des civilisations, qui explique que ce
sont les prétendues différences culturelles, religieuses,
psychologiques qui amènent le manque de dialogue et l’hostilité.
J’ai donc cherché un concept qui puisse englober ces caractéristiques
et aussi les dépasser jusqu’à la métaphysique. C’est ainsi,
que je suis parvenu à l’hétérophobie. Aujourd’hui, avec
toute cette agitation universelle, l’hétérophobie devient une
extension du rejet biologique, à l’ensemble des traits
culturels de chacun.
4 - N’y a-t-il pas aujourd’hui, face
à la montée des fondamentalismes religieux, une nouvelle forme
d’intégrisme, celle de la laïcité ? Et comment la combattre ?
Je ne
suis pas d’accord. On ne peut comparer le fondamentalisme
religieux à la laïcité. Je ne nie pas par contre qu’il puisse
y avoir certains excès de la part des laïcs. Tenez je vais vous
conter une anecdote, j’habite non loin de l’hôtel de ville,
ici même il y a une place où on a accroché des têtes durant la
révolution française !
Même pour les Rois, je n’appliquerai pas cette forme de laïcité !
La laïcité pour moi, est uniquement une forme constitutionnelle,
ce n’est pas nécessairement une philosophie globale totalitaire
qui englobe tous les aspects de l’existence. C’est uniquement
une forme de contrat entre des groupes différents qui forment une
société globale. Tout cela dans le but de pouvoir coexister
ensemble en paix. Pour moi c’est la garantie de la liberté de
penser et de culte.
Chose que les fondamentalistes ne vous donnent pas !
Actuellement, il y a une tradition laïque qui est écrasée par
les fondamentalistes de tout bord !
Je
suis plus proche des penseurs comme Montaigne ou de la philosophie
des grecs, que de ma religion. Il y a véritablement une lutte à
mener et que nous devons revendiquer. Mais il est vrai, qu’il
faudrait davantage de courage de la part de nos intellectuels qui
doivent affirmer haut et fort leur laïcité.
Mais je comprends aussi ceux qui essayent de combler un certain
vide spirituel dans leur vie, car l’homme a aussi peur du néant
qui lui rappelle sa mortalité. La religion devient un substitut
à ce vide.
5 -
Au lendemain des indépendances, vous avez brossé un portrait du
colonisé. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les dé-colonisés
?
Il
faut distinguer le décolonisé resté dans son pays natal, de
celui qui s’est installé en Occident.
Celui qui est resté au pays fait face à des problèmes spécifiques et
on les retrouve principalement autour d’une carence de la part
des Chefs politiques de la plupart des pays du Tiers Monde. La
corruption et la tyrannie y sont gangrenées. C’est un cercle
infernal difficile à briser qui génère les problèmes sociaux
actuels : chômage, troubles sociaux et donc répression.
Le décolonisé dans le pays d’accueil, va quant à lui subir
tous les affres de l’exil. C’est un étranger avant tout, et
il se trouvera toujours en conflit avec le majoritaire. Il sera
confronté aux problèmes d’intégration. Il y a véritablement,
ici aussi, une lutte à mener pour que cessent les inégalités,
pour dissiper les préjugés, faire prévaloir les droits. Mais
c’est un long travail.
6 -
Quel portrait pourriez-vous dresser, aujourd’hui, du colonisé
palestinien, irakien ou afghan ?
S’agissant
des cas de figure que vous énoncez, je ne vous parlerai que du
palestinien et de l’irakien, car s’agissant de l’afghan je
ne maîtrise pas le sujet. Pour le palestinien, il est réellement
dominé par l’israélien et il faut que cela cesse. C’est mon
profond sentiment d’humaniste.
Mais il est vrai aussi que le Monde arabe surévalue la question
palestinienne. Et à mon humble avis, si l’Etat d’Israël
venait à disparaître, les problèmes du Monde arabe
continueraient à exister. Il faut par conséquent, arrêter de
prendre la Palestine comme alibi. Aujourd’hui la réalité est
la suivante, nous avons face à nous un conflit entre deux
nationalismes. Il faut donc parvenir à un accord et surtout que
le monde arabe s’investisse moins. S’agissant de l’Irak on
pensait qu’en éliminant Saddam, c’était éloigner le danger
de ce pays et de l’Occident. Or ce fut l’effet inverse,
c’est aujourd’hui le chaos et l’anarchie. Fallait il pour
autant la guerre ? je n’en suis pas si sur. Sur ce terrain,
les Nations Unies se sont désengagés, mais il est vrai que
c’est la donne pétrolière qui régit tout dans cette région.
Et le monde Occidental est affolé à la perspective de manquer de
pétrole, ce qui amène les écarts que vous savez.
7 -
Les musulmans, dit-on souvent en Occident, ne sont pas prêts au débat
contradictoire, à la critique et à l’autocritique ? Les juifs
– et surtout les Israéliens – le sont-ils davantage ? En
d’autres termes, peut-on, aujourd’hui, en Occident, critiquer
l’Etat d’Israël ?
Il
faut critiquer le gouvernement israélien et non l’existence de
l’Etat d’Israël. J’ai pris très souvent position contre
les gouvernements israéliens, nous « intellectuels juifs »
nous ne ménageons pas notre critique envers certaines
gouvernances israéliennes. Mais le problème véritable du Monde
arabe, c’est qu’il a du mal à absorber ses minorités. Il
faut donc faire attention à la totalisation, du genre « les
juifs sont des usuriers » ou que « les noirs sentent
mauvais » ou « que les musulmans sont des terroristes
» ou « que les femmes sont sournoises »…
Des propos pareils sont le résultat d’une erreur de logique, ce
sont des accusations implicites
qui génèrent l’hétérophobie.
8 -
Dans une intervention lors d'un récent colloque à Paris sur la
paix au Proche-Orient, vous avez dit que l'un des problèmes du
monde arabe actuel est son incapacité à ‘‘retenir’’ ses
minorités ? Est-ce que l’Europe, les Etats-Unis et Israël,
n’ont-ils pas eux aussi le même problème avec leurs minorités
arabes, turcs, africaines, etc. ?
Tous
les majoritaires ont tendance à se méfier des minorités et à
les « parquer » mais pour le reste, c’est uniquement
une question de degré.
9 – Que signifie, pour Israël et les
Arabes, «renoncer à certains mythes» ? Quels sont ces mythes
que vous jugez anachroniques des deux côtés ?
Pour Israël,
il est temps d’abandonner l’idée d’un grand Israël démographique
et territorial et il lui faut cesser de croire également, qu’il
est l’unique solution au monde juif. Pour les arabes, il leur
faut accepter leurs minorités d’autant qu’ils ont besoins
d’elles. L’Occident a besoin du monde arabe et vice versa.
10
– Quels souvenirs gardez-vous aujourd’hui de la Tunisie, pays
de votre enfance ? De quelle Tunisie vous
prévalez vous aujourd'hui ?
Ma Tunisie à moi, est la Tunisie d’un écrivain,
je revois les odeurs, les couleurs, les petits rites comme
« manger un beignet à Sidi Bou Said ». J’y suis
viscéralement attaché, et de mes 25 livres, il y en a au moins
10 où la Tunisie est présente. C’est cette Tunisie là que
j’aime.
Crédits Presse : Courtesy of F.B.G Communication
www.fbgcom.net
fbgcommunication@yahoo.fr
Interview accordée
Exclusivement à l’Expression
Tunisie. En janvier 2008
Publiée le 7 janvier 2008 avec
l'aimable autorisation de Fériel Berraies Guigny
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