Syrie
Entretien avec
Bahar Kimyongür :
Le conflit syrien, quelles perspectives
?
Anass E.I.
& Louis Maréchal
Bahar
Kimyongür
Mardi 4 décembre
2012
Bahar Kimyongür est un militant
belge originaire de la région turque
d’Antioche, à la frontière syrienne. Il
est membre du « Comité
pour la liberté d’expression et
d’association » (CLEA)
et d’Attac-Bruxelles. Ce passionné de la
Syrie publie en 2011 « Syriana, la
conquête continue », une analyse du
conflit naissant. Le Cercle des
Volontaires l’a rencontré ce 25 novembre
2012, à l’occasion du grand débat
bruxellois dans lequel il s’exprimait
aux côtés de Michel Collon, Jean
Bricmont et Ayssar Midani. Au cours de
cet interview, il abordera notamment les
causes de la crise syrienne ainsi que le
rôle joué par les différents pays arabes
et occidentaux, avant d’évoquer les
perspectives d’avenir pour le pays et
les pistes de solutions pour sortir du
chaos.
Entretien par Anass E.I. & Louis
Maréchal.
Dans l’état
actuel des choses, peut-on parler
d’ingérence dans le conflit syrien ? Qui
s’ingère et dans quels intérêts ?
La Syrie est
clairement le théâtre d’une guerre par
procuration dans laquelle plusieurs
puissances se disputent sa conquête.
Dans un camp, on retrouve les États-Unis
qui essayent d’avoir la mainmise sur le
pays, et ce depuis sa création. Ils sont
plus ou moins aidés par la France,
ancienne puissance mandataire qui a
colonisé la Syrie entre 1920 et 1946.
Ensuite, il y a les pétromonarchies du
Golfe qui, pour des raisons plutôt
idéologiques, sont en guerre contre une
Syrie laïque, multiconfessionnelle,
baasiste et nationaliste, qui est
historiquement liée à l’Union
Soviétique, à la Russie et par
conséquent aux non-alignés. On peut
aussi mentionner la Grande-Bretagne qui
joue, elle aussi, une carte importante.
On a donc affaire à une guerre que se
livrent deux camps totalement
antagoniques avec d’une part une sorte
d’alliance entre des régimes moyenâgeux
et des États capitalistes avancés qui
étaient anciennement des empires
coloniaux.
D’autre part, il y a tous ceux que l’on
appelle les « états voyous », les
non-alignés, les anti-impérialistes… En
bref, il s’agit de ceux qui refusent
d’être satellisés par l’Occident
colonial. Parmi ceux-ci, on retrouve des
puissances émergentes comme les membres
du BRICS (1), avec principalement la
Russie et la Chine. Les alliés de la
Syrie sont aussi les pays de l’ALBA (2),
cette alliance économique et
diplomatique d’Amérique latine qui veut
développer une économie et une
démocratie populaire, dont les figures
de proue sont Hugo Chávez,
Evo Morales, Fidel Castro ou Daniel
Ortega, le président du Nicaragua.
On a donc les
hyperpuissances occidentales atlantistes
d’un côté, et de l’autre, les puissances
émergentes. Ces dernières ont une marge
de manœuvre extrêmement réduite. Elles
utilisent simplement leur droit de veto
pour empêcher une résolution qui
provoquerait la guerre, le bombardement
et la conquête de la Syrie. De plus, la
Russie et la Chine apportent leur
soutien à un gouvernement légitime. Il
s’agit en effet du gouvernement d’un
État souverain qui, jusqu’à preuve du
contraire, bénéficie d’un certain appui
populaire.
Comment
expliquez-vous, malgré les troubles, le
soutien populaire à Bachar El-Assad ?
Qu’on l’aime ou qu’on
ne l’aime pas, il y a diverses raisons.
Certains le soutiennent pour des
motivations idéologiques, d’autres pour
des raisons ethniques, certains parce
qu’il représente la stabilité… D’autres
encore font partie de cette majorité
silencieuse qui a peur des lendemains
incertains. En Syrie et à l’étranger, il
existe une série de gens qui désirent
que le pays tende vers le dialogue et
éventuellement la démocratisation, mais
qui ne veulent pas que cela se fasse de
manière violente.
Pourtant, la
voix de cette majorité silencieuse ne
semble pas être entendue par la
communauté internationale…
Je trouve quand même
cela troublant que nos prétendues
démocraties ne veuillent pas tenir
compte de cette voix lorsqu’il s’agit de
la Syrie ! Pour celles-ci, il n’est pas
question d’encourager le dialogue, la
réconciliation, un référendum ou de
donner la chance à des élections libres,
démocratiques et indépendantes sous une
supervision quelconque…
Le problème, c’est
que dès le début, le dialogue a été
totalement écarté. Par exemple, Victoria
Nuland (représentante de la diplomatie
américaine) a encouragé l’opposition
armée à ne pas déposer les armes. Ce
n’est pas rare non plus d’entendre des
représentants politiques occidentaux
appeler à armer l’opposition.
On peut aussi évoquer
le rôle des pétromonarchies, qui
pratiquent la surenchère. Actuellement,
on paye les soldats de l’Armée Syrienne
Libre, ce qui fait que l’ASL est, de
fait, composée de mercenaires. Chaque
soldat reçoit un salaire mensuel de 150
dollars, sans compter les fonds privés
de riches familles syriennes, du Golfe,
du Qatar ou du Koweït qui envoient de
l’argent aux familles des martyrs, comme
ils disent, ou bien pour acheter des
armes…
Que
pensez-vous du terme de « révolution »,
qui est abondamment utilisé par les
médias de masse pour décrire la
situation syrienne ?
La guerre qui se
déclare aujourd’hui en Syrie est
l’expression d’un rapport
dominant-dominé, d’un rapport Nord-Sud.
On ne peut pas parler de « révolution »
car il ne peut y avoir de révolution
avec des fonds qataris ou saoudiens, ou
avec des bailleurs de fonds qui
apparaissent dans les listes de Forbes
parmi les plus riches au monde, comme
notamment la famille Hariri…
De plus, une
révolution qui s’attaque à la classe
ouvrière comme le fait la rébellion
syrienne n’en est pas une… Pour
l’opposition, le fait même de percevoir
un salaire est considéré comme une
collaboration avec le régime. En
conséquence de cela, des centaines de
travailleurs ont été massacrés.
À Alep, par exemple, des postiers
ont été exécutés et jetés du haut du
bureau de Poste. J’attends donc toujours
l’indignation de nos amis trotskistes
français, notamment Olivier Besancenot,
pour le massacre de ses camarades de
travail…
Quel est le
poids des démocrates au sein de
l’opposition ? Que pensez-vous de leurs
revendications ?
La réalité du conflit
est travestie. On nous fait croire qu’on
a une jolie rébellion pluraliste,
multiconfessionnelle, porteuse d’un
discours démocratique… Pour ma part, je
défends depuis des années avec mes
maigres moyens le droit de résistance à
l’oppression. Je suis de ceux qui
dénoncent les exactions commises par le
régime baasiste contre ses opposants, et
le déficit démocratique terrible. Ayant
milité sur les tortures dans les prisons
turques, je peux vous dire que la
situation des prisons syriennes est bien
pire. Il n’est donc nullement question
de nier l’évidence d’un gouvernement
syrien répressif et peu démocratique.
Le problème, c’est
que les militants qui se battent pour la
démocratie n’ont aucun poids et aucune
crédibilité dans la lutte en Syrie parce
qu’ils n’ont ni armes, ni argent. Ils
sont complètement censurés parce qu’ils
dénoncent également les crimes commis
par l’opposition et les rebelles.
C’est donc la voix de
ceux-là, qui est ignorée par tous, que
j’aimerais faire connaître en Europe. La
gauche syrienne, par exemple, est très
morcelée par rapport à la question. Il y
a des communistes qui sont dans le
gouvernement, et d’autres qui sont dans
l’opposition. Parmi ceux de
l’opposition, certains sont pour la
rébellion, et d’autres sont farouchement
contre. Certains de ces communistes
sont, comme moi, pour le dialogue avec
le gouvernement.
Je pense que l’on ne
peut pas se prétendre démocrate tout en
refusant le dialogue. Ne pas dialoguer,
c’est faire une entorse à la démocratie
et ne pas tenir compte de la volonté
populaire de millions de gens qui
soutiennent le gouvernement baasiste.
C’est un principe démocratique de base
que je voudrais voir appliqué dans le
cas syrien.
Pouvez-vous
nous parler de l’attitude adoptée par la
Ligue Arabe dans ce conflit ?
Pourrait-elle jouer un pour sortir de la
crise ?
Quelle Ligue Arabe ?
Une Ligue Arabe qui exclut le seul État
qui défend la cause arabe, à savoir la
Syrie, n’est plus si arabe que ça ! Elle
est essentiellement dominée par le
Conseil de coopération du Golfe. En
quelque sorte, c’est un État dans
l’État, une sorte de lobby
inter-monarchique. Il faut savoir que
toutes ces monarchies du Golfe sont
imbriquées les unes dans les autres. Ce
sont de grandes familles qui ont une
stratégie et une politique étrangère
plus ou moins homogène. Ce sont elles
qui influencent grandement la politique
que doit adopter la Ligue Arabe.
Selon vous,
la Ligue Arabe n’incarne donc plus le
panarabisme ?
Le panarabisme est en
grande partie mort… Il était incarné par
Kadhafi à une certaine époque, même s’il
est vrai que celui-ci a en partie
perverti la cause arabe. Néanmoins, il
ne faut pas trop le lui reprocher.
Nombreux ont été les dirigeants arabes
qui l’ont attaqué et marginalisé ; cela
a eu pour conséquence qu’il s’est tourné
vers l’Afrique et le panafricanisme. Il
y a eu également Gamal Abdel Nasser,
dont tout l’héritage progressiste,
socialiste, panarabe et laïc a été
complètement liquidé par Anouar
el-Sadate. Ce dernier a laissé un
boulevard aux Frères Musulmans, qui ont
ainsi pu prendre en main les problèmes
sanitaires, scolaires etc…
Donc, aujourd’hui, où
sont les Arabes et le panarabisme ? Même
si c’était une idéologie critiquable, ce
panarabisme avait l’avantage de fédérer
tous les pays arabes en prônant une
identité qui transcendait les
appartenances ethniques et religieuses :
chrétiens, athées, chiites, sunnites,
alaouites, maronites etc. En ce sens, il
était un moindre mal, dans la mesure où
il avait permis un espace de
contre-pouvoir face aux Empires
coloniaux qui se liguaient contre les
Arabes, comme cela s’est vu notamment
pendant la guerre de Suez. Aujourd’hui,
il n’y en a plus trace… À part peut-être
un tout petit peu en Algérie, qui a
encore un héritage anticolonialiste et
dont le discours est parfois teinté de
références au tiers-mondisme… Pour le
reste, la Ligue Arabe n’est plus arabe
depuis longtemps ! Et elle l’est encore
moins avec l’exclusion de la Syrie.
Il y a
quelques semaines, on a assisté à
d’importantes tensions à la frontière
entre la Turquie et la Syrie.
Pensez-vous que celles-ci soient
utilisées par les pays favorables à une
intervention armée pour arriver à leurs
fins militaires ?
La Turquie a toujours
servi de tête de pont de l’impérialisme
occidental et atlantique. Premièrement,
c’est un pays de l’OTAN. Elle a acheté
son adhésion à l’OTAN en envoyant les
soldats turcs au casse-pipe dans la
guerre de Corée contre le communisme.
Cette Turquie là, depuis, a continué à
servir de garde-chiourme de
l’impérialisme américain et européen. On
peut citer plusieurs exemples… Elle a
servi de rampe de lancement à une série
de bombardiers américains qui ont
détruit l’Irak. Elle a également été
membre du pacte anti-communiste de
Bagdad dans les années 1950, parrainé
par les Britanniques et les Américains.
Donc la Turquie, telle qu’elle existe
actuellement, est une Turquie
complètement satellisée.
Encore récemment, le
Premier ministre Erdogan a déclaré que
son pays était, de facto, un territoire
de l’OTAN et qu’il fallait donc y
déployer des missiles Patriot. À la
télévision turque, on voit tous les
jours des combattants djihadistes venus
de Tchétchénie, du Pakistan,
d’Afghanistan, de Somalie, d’Arabie
Saoudite, du Koweït, de Tunisie et du
Maghreb transiter par Istanbul jusqu’à
Antioche (à la frontière
turco-syrienne), et s’entraîner dans des
camps qui sont disposés tout le long de
la frontière, du côté turc. Il y a
quelques jours, à Ras-al-Aïn, on a vu
des fonctionnaires, des soldats, qui ont
été arrêtés par la rébellion et exécutés
au pied du drapeau turc. Ainsi, on ne
peut pas dire que l’armée turque ne soit
pas au courant ! Ce pays collabore donc
aujourd’hui avec Al-Qaïda, les
États-Unis, et toute la famille de
l’OTAN contre la Syrie.
Quand on parle d’ingérence, on
pense souvent à une intervention
militaire directe (de l’OTAN, ou
autres). Dans le cas de la Syrie,
existe-t-il d’autres formes, plus
subtiles, d’ingérence ?
L’ingérence n’a pas
commencé hier ! En fait, elle a débuté
par le mandat français, puis s’est
poursuivie avec la création d’Israël…
Israël a constitué un traumatisme
terrible pour les Arabes et les Syriens.
Il ne faut pas oublier qu’avant la
création de l’État sioniste, la Syrie,
la Jordanie, le Liban et la Palestine
formaient une entité, une nation pour
les patriotes et les nationalistes
arabes. En 1946, les Britanniques ont
poussé les troupes françaises à se
retirer. Mais la France n’a jamais été
démobilisée dans sa guerre contre la
Syrie puisqu’un an et demi après, on a
assisté à la création de l’État
d’Israël, qui s’est faite au nez et à la
barbe des populations locales.
Et ce n’est pas tout
! L’ingérence s’est réalisée aussi à
travers l’appui apporté par les
États-Unis au colonel Husni al-Zaim, qui
a été mis au pouvoir peu après la
création de la Syrie. Il était utile
pour les États-Unis et Israël puisqu’il
était prêt à accueillir tous les
Palestiniens, contribuant ainsi à
l’épuration ethnique lancée par l’État
sioniste.
Par la suite, cette
ingérence a pris d’autres formes… Par
exemple, la France et les États-Unis ont
accueilli Saad Hariri à bras ouverts, un
libano-saoudien dont le père, Rafiq
Hariri (qui est mort dans un attentat en
2005), était un véritable homme de
paille de l’Occident et un requin de la
finance. Ils lui ont fourni un appui
logistique, médiatique, et sans doute
militaire par le biais des
pétromonarchies. Toute cette stratégie
est donc bien huilée ; l’Occident
connait la vigilance des populations
arabes qui pourraient développer un
réflexe anti-colonial. C’est pourquoi il
travaille avec des sous-traitants
saoudiens, qataris etc.
Plus récemment, on
peut aussi discuter de l’armement des
rebelles syriens. L’Occident n’ose pas
affirmer son soutien total à la
rébellion sous prétexte que les armes
pourraient tomber entre de mauvaises
mains… Comme si ce n’était pas déjà le
cas ! Ces armes sont en fait achetées à
des marchands français, britanniques,
autrichiens, suisses, américains ou
néerlandais, avant d’être revendues sur
le marché libanais. Il y a donc toute
une tradition de l’ingérence qui existe
depuis des décennies et à laquelle la
Syrie est systématiquement confrontée.
C’est cela qu’il faut critiquer.
Actuellement,
lorsque l’on regarde le débat d’idées
concernant la Syrie, on voit qu’il y a
deux camps qui s’affrontent : ceux qui
sont pro-Assad et ceux qui veulent qu’il
parte. Ce débat manichéen n’occulte-t-il
pas le vrai travail de réconciliation
nationale qui a lieu ?
Absolument. Je pense
que les empires occidentaux tentent
véritablement de détruire toute
possibilité de dialogue, de
réconciliation et de paix, et ce à un
moment où l’on en a bien besoin… La
situation est en fait bien plus complexe
et diversifiée qu’on ne l’imagine; elle
ne se résume pas aux pro- et anti-Assad.
Par exemple, dans certaines familles, il
y a un fils dans l’armée et un autre
dans la rébellion. La situation humaine
est donc vraiment tragique. Or, plutôt
que de prôner la réconciliation, on ne
fait que creuser les fossés qui
traversent la société syrienne.
Il y a par exemple
énormément de gens qui sont démocrates
et soutiennent Bachar El-Assad plutôt
que d’autres membres du parti Baas parce
qu’ils estiment qu’ Assad est moins
corrompu que les autres. Parmi ceux-ci,
on trouve des gens qui lui étaient
farouchement opposés, mais qui, depuis
la militarisation débridée de
l’opposition, considèrent qu’il est un
moindre mal parce qu’il représente un
facteur de stabilité et est bien plus
diplomate que n’importe quel chef de
l’opposition. Donc, peut-on, nous, à
partir de Bruxelles, Paris ou Washington
décider de l’avenir du peuple syrien ?
Quelle est
votre opinion sur la politique menée par
le gouvernement ?
Bien sûr, je trouve
cela tragique que le gouvernement syrien
n’ait pu se démocratiser depuis bien
longtemps… Il a hérité de systèmes
répressifs du siècle dernier et, en
effet, il est temps que la torture
prenne fin, ainsi que l’impunité.
Quiconque commet un crime au nom du
gouvernement doit être puni, quel que
soit son grade. Je reconnais et dénonce
également les problèmes de la police
politique ou encore des massacres. Le
fait que je ne sois pas solidaire de la
rébellion syrienne ne signifie pas que
je sois en faveur d’un statu quo. En
effet, je veux une démocratisation de la
Syrie, mais je veux donner leur chance
aux véritables patriotes et aux
véritables démocrates qui se trouvent à
la fois dans l’opposition et du côté du
gouvernement.
Ainsi, certains
membres actuels du gouvernement sont
issus de l’opposition, ont été démolis
par le système baasiste, mais appellent
malgré tout à la réconciliation. C’est
le cas, par exemple, d’ Ali Haydar,
ministre de la réconciliation nationale.
Il discute avec différents acteurs de la
société : chefs rebelles, armée, imams,
oulémas, patriarches, évêques etc. Il
essaye également d’intervenir dans des
affaires de kidnapping ou de prises
d’otage par des groupes armés réclamant
des rançons. Il y a donc des initiatives
positives, y compris de la part du
gouvernement ! On peut également citer
l’Article 8 de la Constitution syrienne
qui a été amendé, ce qui est
pratiquement une révolution (3). Cela
est dû au mouvement social syrien. Par
conséquent, il n’est pas question de
sous-estimer le sacrifice du mouvement
d’opposition, qui a été laminé par le
système baasiste, ni sa contribution à
la démocratisation du pays.
Quelles sont
vos appréhensions sur l’avenir politique
du pays ? Comment voyez-vous le futur ?
Je pense qu’il y a un
véritable risque de jeter le bébé avec
l’eau du bain… La Syrie baasiste dispose
malgré tout de certains acquis sociaux :
souveraineté politique et alimentaire,
système de santé performant, production
de médicaments en grand nombre,
tradition de non-alignement et
d’indépendance… Il y a donc un danger
réel de voir cet aspect également
détruit. Les mauvais côtés de la Syrie
baasiste seraient donc anéantis en même
temps que tout ce qu’elle a apporté de
positif à une population aussi
hétéroclite que la sienne. Mon
inquiétude, c’est donc qu’au nom de la
démocratie et des droits de l’homme, le
pays soit complètement détruit, humilié,
satellisé, irakisé, somalisé.
En tous les cas,
maintenant, je pense qu’il est temps de
faire la paix. De part et d’autre, on
est en train de tout détruire : les
récoltes, les écoles, les hôpitaux… On
parle par exemple de l’aviation
gouvernementale qui bombarde, mais la
grosse artillerie est également utilisée
par la rébellion sur des centres
urbains. Il y a aussi des attentats
parmi les civils. Cette situation est
absolument chaotique et me rappelle la
terrible guerre qui a ravagé l’Algérie
dans les années 1990. Là aussi, on avait
affaire au Front de Libération National,
un système plus ou moins corrompu, plus
ou moins non-aligné et plus ou moins
socialiste. Celui-ci a opté pour des
réformes libérales, ce qui a résulté sur
les émeutes du pain. Ces mouvements ont
ensuite été récupérés par un certain
courant puritain de l’islam, très à
droite, (voire à l’extrême droite)
alimenté par les vétérans de la guerre
de l’Afghanistan contre l’Union
Soviétique. Ce conflit a coûté la vie à
environ 200 000 personnes et il a
ensuite fallu un programme de
réconciliation pour apaiser la société.
Alors, plutôt que d’en rajouter en
mettant de l’huile sur le feu, si on
donnait plutôt une chance à la paix ?
Au cours de
cet entretien, vous prônez souvent la
paix et le dialogue. Quels sont, selon
vous, les obstacles qui empêchent ces
deux processus ?
Tout d’abord, il y a
le jusqu’au-boutisme du gouvernement
turc de l’AKP. Ensuite, le terrorisme
encouragé et financé par les états
européens. Le discours véhiculé par
cette opposition, qui veut en découdre
avec ceux qu’elle considère comme des
mécréants, est extrêmement raciste,
sectaire et confessionnel. En donnant la
possibilité à l’État syrien de sécuriser
ses frontières, on pourrait donc stopper
cet arrivage massif de terroristes. Ceci
résoudrait une partie du problème.
Cependant, la question ne se limite pas
à cela. La solution passe également par
la paix, par un cessez-le-feu, par un
retour du gouvernement à la situation
d’avant 2005 sur le plan économique et
social… En d’autres termes, il faudrait
cesser la libéralisation à outrance.
De plus, ce pays a
été confronté à plusieurs facteurs
internes et externes. Quand le régime
syrien dit qu’il a affaire à un complot
international, il a malheureusement
raison, même si ce n’est qu’une partie
du problème. L’autre partie, ce sont les
sécheresses à répétition, le boom
démographique, l’arrivage de centaines
de milliers de réfugiés libanais,
palestiniens et surtout irakiens. Il
faut savoir qu’un million et demi
d’irakiens se sont installés en Syrie
depuis 2003. Cela s’est fait sans que le
gouvernement ne bronche. On ne peut pas
en dire autant de la Turquie lorsqu’elle
doit accueillir 100 000 réfugiés
syriens… Sur le plan agricole également,
la Syrie a été confrontée à des
situations extrêmement difficiles, comme
par exemple les sécheresses à répétition
dans des zones comme Deraa. Cela peut
forcément engendrer des troubles
sociaux… C’est d’ailleurs ce qui a mis
le feu aux poudres avant d’être récupéré
par les mouvements djihadistes etc.
Pour conclure, je
pense que tout le monde doit y mettre du
sien. D’une part, il faut mettre fin au
terrorisme, mais il faut également que
le gouvernement syrien cesse le
néolibéralisme et la torture. Il devrait
également y avoir une véritable
transparence en terme de gouvernance et
la corruption devrait être dénoncée de
manière plus vive. On a déjà assisté à
certaines dénonciations grâce au
mouvement social, mais il faudrait une
vraie prise de conscience. Beaucoup de
gens corrompus ont accédé à des échelons
élevés au sein du régime baasiste. Ce
sont d’ailleurs les premiers à avoir
quitté le navire ! Le gouvernement doit
donc se montrer plus ouvert au débat, en
englobant l’ensemble de la société
syrienne, mais il doit avant tout être
intransigeant avec ceux qui ont commis
des crimes en son nom. Je pense que si
chacun mettait de l’eau dans son vin, on
pourrait y arriver !
Notes
-
Groupe de puissances émergentes
regroupant le Brésil, la Russie,
l’Inde, la Chine et l’Afrique du
Sud.
-
L’
Alliance Bolivarienne pour les
Amériques est une organisation
politique qui encourage la
coopération économique et sociale
entre les pays socialistes de
l’Amérique du Sud.
-
L’Article 8 de la Constitution
syrienne stipule que le parti Baas
possède le statut de « dirigeant de
l’État et de la société ». Le fait
qu’il soit amendé équivaut à
l’entrée en vigueur du multipartisme
dans le pays.
Pour aller plus
loin…
Le livre de Bahar
Kimyongür, « Syriana, la conquête
continue », est disponible à la vente
sur le site
http://www.michelcollon.info
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Publié le 7 décembre 2012
Le
dossier Syrie
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