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La
démocratisation de l'islam
Asef Bayat
Asef Bayat - Photo Parstimes.com
Vendredi 16 novembre 2007
Les mouvements sociaux et le
tournant post-islamique.
Le débat sur le « déficit démocratique »
au Moyen-Orient n’est pas récent. Ce qui est nouveau c’est
l’attention excessive accordée à l’islam comme facteur
entravant les réformes démocratiques. Avec l’accent mis sur la
souveraineté de Dieu et son caractère patriarcal, l’islam est
perçu comme fondamentalement incompatible avec la démocratie.
"
Bien qu’un grand nombre de musulmans réfute
cette perception en suggérant que Dieu a accordé aux hommes la
souveraineté pour se gouverner eux-mêmes, que la justice
islamique rejette la discrimination basée sur le rang social, la
race ou encore le sexe, le débat s’est généralement enlisé
dans des terrains entièrement textuels et philosophiques, avec
peu d’efforts entrepris pour comprendre la politique
d’affiliation religieuse et comment dans la pratique, les
musulmans perçoivent leur religion par rapport aux idéaux démocratiques.
Dans la démocratisation de l’islam, je suggère
que la question, si fréquemment posée, n’est pas de savoir si
l’islam est compatible ou non avec la démocratie (un concept
lui même), mais plutôt comment et à quelles conditions les
musulmans peuvent-ils faire adopter l’éthique démocratique à
l’islam. Rien dans l’islam - ou dans n’importe quelle autre
religion- n’en fait une religion naturellement démocratique ou
anti-démocratique.
Cela dépend des prismes multiples à travers
lesquelles les croyants filtrent et vivent leur foi :
certains déploient leur religion en des termes exclusifs et
autoritaires, alors que d’autres voient en elle justice, représentation
et pluralisme.
Pourquoi les individus et les groupes perçoivent
et présentent les mêmes textes sacrés de manière différente,
demeure une question fascinante et fort complexe ; question
qui dépend principalement de leurs différences
"biographiques", de leurs positions sociales et de leurs
intérêts personnels.
Alors que l’on évoque régulièrement, les
tendances fondamentalistes de l’islam qui résultent souvent
d’interprétations puritaines et exclusives de la doctrine, on
en sait très peu en revanche sur les mouvements sociaux - ce que
j’appelle le « post-islamisme » - qui essaient de
rapprocher l’islam et la démocratie.
Conséquence de ces particularités politiques
islamistes, le post-islamisme représente une volonté de faire
fusionner religiosité et droits, foi et liberté, islam et liberté.
Il veut renverser les principes qui soutiennent l’islamisme en
mettant l’accent sur les droits plutôt que sur les devoirs, sur
la pluralité au lieu d’une voix unique autoritaire, sur
l’historicité plutôt que sur des écrits figés et sur
l’avenir plutôt que sur le passé.
La correspondance entre les idées démocratiques
et islamiques dépend principalement de la capacité des partisans
de ces deux tendances - islamisme et post-islamisme - à instaurer
leur hégémonie au sein de la société et de l’Etat.
L’histoire des mouvements socio-religieux en
Iran et en Egypte depuis les années 1970 offre un terrain fécond
pour examiner la logique, les conditions et les forces qui ont
fait de l’islam une religion démocratique ou anti-démocratique.
En Iran, la révolution de 1979 et
l’instauration d’un Etat islamique ont permis la montée des
idées post-islamistes et des mouvements qui visaient à dépasser
l’islamisme dans la société et la gouvernance.
Ce livre examine dans le détail comment, dans
leurs batailles quotidiennes, les femmes, les jeunes, les étudiants,
les intellectuels religieux musulmans et d’autres groupes
sociaux ont introduit les notions de droits individuels, de tolérance,
d’égalité des sexes et celle de séparation entre la religion
et l’Etat dans leur foi.
Par leur présence et leurs campagnes actives, ils
ont obligé les dirigeants religieux et politiques à prendre un
tournant « post-islamiste » paradigmatique. Le
gouvernement réformateur du président Khatami (1997-2004) représenta
l’aspect politique de cette tendance qui pénètre la société.
En Egypte à la place d’une révolution
islamique, on vit le développement d’un mouvement islamiste
avec une vision morale conservatrice, un langage populiste, une
attitude patriarcale et une adhésion aux textes sacrés.
Accablés par ce « mode islamiste »
envahissant, les principaux acteurs de la société égyptienne
(l’intelligentsia, les nouveaux riches, les féministes
musulmanes, al-Azhar, les élites dirigeantes et l’Etat) ont
tous adopté le langage du nativisme et une éthique morale
conservatrice pour mettre en œuvre la révolution religieuse
« passive » égyptienne.
Cette « révolution passive »
gramscienne en Egypte a représenté une restauration islamique
contrôlée dans laquelle l’Etat (cible originale du
changement), réussit à conserver ses prérogatives tout en
marginalisant les voix critiques, la pensée religieuse
innovatrice et les exigences démocratiques.
Par conséquent, ni le mouvement islamiste égyptien,
d’une part, n’a achevé « l’islamisation » complète
de l’Egypte, ni le post-islamisme iranien, d’autre part, n’a
permis la démocratisation de la République Islamique. Ces
mouvements se sont tous deux heurtés à une opposition farouche
de la part des élites étatiques.
En d’autres termes, l’impasse politique qui
caractérise ces deux pays est due moins à la fonction religieuse
en soi, qu’aux obstacles structurels et aux intérêts
personnels des élites au pouvoir.Dans quelle mesure les
mouvements sociaux peuvent-ils changer le statu quo politique au
Moyen-Orient sans avoir recours aux révolutions violentes dans
une région prise au piège par les régimes autoritaires (aussi
bien laïques que religieux), l’opposition islamiste
fondamentaliste et l’évidente domination étrangère ?
Un argument majeur en faveur de la démocratisation
de l’islam réside dans les mouvements sociaux qui ne se réduisent
pas à des expressions monolithiques susceptibles de disparaître
sous la répression. Ce sont plutôt des processus durables aux
facettes multiples qui reflètent les actions et le changement
avec le flux et le reflux, et dont les liens préétablis peuvent
relancer la mobilisation populaire lorsqu’une occasion se présente.
A travers leur production culturelle — par l’établissement
de nouveaux modes de vie et de nouvelles manières de penser, par
leur manière d’être et de faire les choses — les mouvements
peuvent rénover, ou encore socialiser les Etats et les élites
politiques et les sensibiliser, aux idéaux et aux attentes de la
société.
La socialisation des Etats est un concept qui peut
contribuer à comprendre l’impact des mouvements sociaux et
comment une « citoyenneté active » peut parvenir à
soutenir un tournant démocratique dans les sociétés musulmanes.
Cependant, les mouvements sociaux ne se développent
pas dans le vide ; ils ont besoin d’un terreau intellectuel
fertile et de sensibilités élémentaires fondamentales qui
peuvent non seulement nourrir un mouvement collectif pour le
changement, mais aussi englober les institutions démocratiques.
Apres tout, le changement des attitudes dans les
sociétés est une pré condition pour un tournant démocratique
durable. Un tel changement peut être déclenché grâce à
l’information et l’éducation, mais le facteur déterminant
est la citoyenneté active des gens "ordinaires " (les
enseignants, les étudiants, les jeunes, les femmes, les
travailleurs, les artistes, les intellectuels) qui, dans leur
quotidien expriment leurs exigences, dénoncent les abus, assument
leurs responsabilités et excellent dans ce qu’ils font.
Les citoyens musulmans ne peuvent pas mener une
offensive démocratique à moins de maîtriser ce que j’appelle
l’art de la présence – l’habileté et l’esprit pour
revendiquer la volonté commune en dépit de tout, en détournant
les contraintes, en utilisant ce qui est possible, et en découvrant
de nouveaux espaces dans lesquels ils peuvent se manifester pour
être vus et entendus.
A travers leur présence active au sein de chaque
espace social disponible, les citoyens "ordinaires
"peuvent transformer leur société en une société qui
rejette le caractère autoritaire, qui transcende les élites qui
la gouvernent et qui devient capable de faire valoir ses
aspirations collectives à l’Etat et ses relais.
Texte traduit de l’anglais
par Sonia Soum
Asef Bayat,
Directeur académique de l’ International Institute for the
Study of Islam in the Modern World (ISIM) à Leiden.
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Publié le 17 novembre 2007 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
© Crédit photo : Parstimes.com
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