Focus
La cécité de l’Union européenne face à
la stratégie militaire des États-Unis
Thierry Meyssan
Le Conseil
européen du 23 avril 2015 observe une
minute de silence
en mémoire des migrants perdus en
Méditerranée.
Lundi 27 avril 2015
Les responsables de l’Union
européenne se trompent complètement sur
les attentats islamistes en Europe et
les migrations vers l’Union de gens
fuyant les guerres. Thierry Meyssan
montre ici que tout ceci n’est pas la
conséquence accidentelle des conflits au
Moyen-Orient élargi et en Afrique, mais
un objectif stratégique des États-Unis.
Les dirigeants de
l’Union européenne se trouvent
soudainement confrontés à des situations
inattendues. D’une part des attentats ou
tentatives d’attentats perpétrées ou
préparées par des individus
n’appartenant pas à des groupes
politiques identifiés ; d’autre part un
afflux de migrants via la Méditerranée,
dont plusieurs milliers meurent à leurs
portes.
En l’absence d’analyse stratégique,
ces deux événements sont considérés a
priori comme sans relation et sont
traités par des administrations
différentes. Les premiers ressortent du
Renseignement et de la police, les
seconds des douanes et de la Défense.
Ils ont pourtant une origine commune :
l’instabilité politique au Levant et en
Afrique.
L’Union européenne
s’est privée des moyens de comprendre
Si les académies militaires de
l’Union européenne avaient fait leur
travail, elles auraient étudié depuis
une quinzaine d’années la doctrine du
« grand frère » états-unien. En effet,
depuis de très longues années, le
Pentagone publie toutes sortes de
documents sur la « théorie du chaos »
empruntée au philosophe Leo Strauss. Il
y a quelques mois encore, un
fonctionnaire qui aurait dû être à la
retraite depuis plus de 25 ans, Andrew
Marshall, disposait d’un budget de 10
millions de dollars annuels pour mener
des recherches à ce sujet [1].
Mais aucune académie militaire de
l’Union n’a sérieusement étudié cette
doctrine et ses conséquences. À la fois
parce que c’est une forme de guerre
barbare et parce qu’elle a été conçue
par un maître à penser des élites juives
états-uniennes. Or, c’est bien connu,
les
États-Unis-qui-nous-ont-sauvés-du-nazisme
ne peuvent préconiser de telles
atrocités [2].
Si les hommes politiques de l’Union
européenne avaient voyagé un tant soit
peu, non seulement en Irak, en Syrie, en
Libye, dans la corne de l’Afrique, au
Nigeria et au Mali, mais aussi en
Ukraine, ils auraient vu de leurs
propres yeux l’application de cette
doctrine stratégique. Mais, ils se sont
contentés de venir parler dans un
bâtiment de la zone verte à Bagdad, sur
une estrade à Tripoli ou sur la place
Maïdan de Kiev. Ils ignorent ce que
vivent les populations et, sur requête
de leur « grand frère », ont souvent
fermé leurs ambassades de sorte qu’ils
se sont privés d’yeux et d’oreilles sur
place. Mieux, ils ont souscrit, toujours
à la requête de leur « grand frère », à
des embargos, de sorte qu’aucun homme
d’affaire n’ira non plus sur place voir
ce qui s’y passe.
Un nombre
indéterminé de migrants est mort en
Méditerranée.
Parfois, les vagues rapportent des corps
sur les plages italiennes
ou les douanes saisissent une
embarcation remplie de cadavres.
Le chaos n’est pas
un accident,
c’est le but
Contrairement à ce qu’a dit le
président François Hollande, la
migration des Libyens n’est pas la
conséquence d’un « manque de suivi » de
l’opération « Protecteur unifié », mais
le résultat recherché par cette
opération dans laquelle son pays jouait
un rôle leader. Le chaos ne s’est pas
installé parce que les
« révolutionnaires libyens » n’ont pas
su se mettre d’accord entre eux après la
« chute » de Mouammar el-Kadhafi, il
était le but stratégique des États-Unis.
Et ceux-ci y sont parvenus. Il n’y a
jamais eu de « révolution démocratique »
en Libye, mais une sécession de la
Cyrénaïque. Il n’y a jamais eu
d’application du mandat de l’Onu visant
à « protéger la population », mais le
massacre de 160 000 Libyens, dont trois
quart de civils, sous les bombardements
de l’Alliance (chiffres de la
Croix-Rouge internationale).
Je me souviens, avant que je
n’intègre le gouvernement de la
Jamahiriya arabe libyenne, avoir été
sollicité pour servir de témoin lors
d’une rencontre à Tripoli entre une
délégation états-unienne et des
représentants libyens. Lors de cette
longue conversation, le chef de la
délégation US a expliqué à ses
interlocuteurs que le Pentagone était
prêt à les sauver d’une mort certaine,
mais exigeait que le Guide leur soit
livré. Il a ajouté que lorsque
el-Kadhafi serait mort, la société
tribale ne parviendrait pas à valider un
nouveau leader avant au moins une
génération, le pays serait alors plongé
dans un chaos qu’il n’a jamais connu.
J’ai relaté cet entretien dans de
nombreuses circonstances et n’ai cessé,
dès le lynchage du Guide, en octobre
2011, de prédire ce qui advient
aujourd’hui.
Leo
Strauss (1899-1973) était un spécialiste
de la philosophie politique.
Il constitua autour de lui un petit
groupe d’élèves dont la plupart
travaillèrent ultérieurement pour le
secrétariat à la Défense.
Ils formèrent une sorte de secte et
inspirèrent la stratégie du Pentagone.
La « théorie du
chaos »
Lorsqu’en 2003, la presse
états-unienne a commencé à évoquer la
« théorie du chaos », la Maison-Blanche
a riposté en évoquant un « chaos
constructeur », laissant entendre que
l’on détruirait des structures
d’oppression pour que la vie puisse
jaillir sans contrainte. Mais jamais Leo
Strauss, ni le Pentagone jusque-là,
n’avaient employé cette expression. Au
contraire, selon eux, le chaos devait
être tel que rien ne puisse s’y
structurer, hormis la volonté du
Créateur de l’Ordre nouveau, les
États-Unis [3].
Le principe de cette doctrine
stratégique peut être résumé ainsi : le
plus simple pour piller les ressources
naturelles d’un pays sur une longue
période, ce n’est pas de l’occuper, mais
de détruire l’État. Sans État, pas
d’armée. Sans armée ennemie, aucun
risque de défaite. Dès lors, le but
stratégique de l’armée US et de
l’alliance qu’elle dirige, l’Otan, c’est
exclusivement de détruire des États. Ce
que deviennent les populations
concernées n’est pas le problème de
Washington.
Ce projet est inconcevable pour des
Européens qui, depuis la guerre civile
anglaise, ont été convaincus par le
Léviathan de Thomas Hobbes qu’il est
nécessaire de renoncer à certaines
libertés, voire même d’accepter un État
tyrannique, plutôt que d’être plongé
dans le chaos.
L’Union européenne
dénie sa complicité dans les crimes US
Les guerres d’Afghanistan et d’Irak
ont déjà coûté la vie à 4 millions de
personnes [4].
Elles ont été présentées au Conseil de
sécurité comme des ripostes nécessaires
« en légitime défense », mais il est
admit aujourd’hui qu’elles avaient été
planifiées bien avant le 11-Septembre
dans un contexte beaucoup plus large de
« remodelage du Moyen-Orient élargi » et
que les raisons évoquées pour les
déclencher n’étaient que des
fabrications de propagande.
Il est d’usage de reconnaître les
génocides commis par le colonialisme
européen, mais rares sont ceux qui
aujourd’hui admettent ces 4 millions de
morts malgré les études scientifiques
qui l’attestent. C’est que nos parents
étaient « mauvais », mais nous sommes
« bons » et ne pouvons pas être
complices de ces horreurs.
Il est commun de se moquer de ce
pauvre peuple allemand qui conserva
jusque à la fin sa confiance dans ses
dirigeants nazis et ne prit conscience
qu’après sa défaite des crimes commis en
son nom. Mais nous agissons exactement
pareil. Nous conservons notre confiance
dans notre « grand frère » et ne voulons
pas voir les crimes dans lesquels il
nous implique. Surement, nos enfants se
moqueront de nous…
Les erreurs
d’interprétation de l’Union européenne
Aucun
dirigeant ouest-européen, absolument
aucun, n’a osé envisager publiquement
que les réfugiés d’Irak, de Syrie, de
Libye, de la corne de l’Afrique, du
Nigeria et du Mali ne fuient pas des
dictatures, mais le chaos dans lequel
nous avons volontairement, mais
inconsciemment, plongé leurs pays.
Aucun
dirigeant ouest-européen, absolument
aucun, n’a osé envisager publiquement
que les attentats « islamistes » qui
touchent l’Europe ne sont pas
l’extension des guerres du
« Moyen-Orient élargi », mais sont
commandités par ceux qui ont également
commandités le chaos dans cette région.
Nous préférons continuer à penser que
les « islamistes » en veulent aux juifs
et aux chrétiens, alors que l’immense
majorité de leurs victimes ne sont ni
juives, ni chrétiennes, mais musulmanes.
Avec aplomb, nous les accusons de
promouvoir la « guerre des
civilisations », alors que ce concept a
été forgé au sein du Conseil de sécurité
nationale des États-Unis et reste
étranger à leur culture [5].
Aucun
dirigeant ouest-européen, absolument
aucun, n’a osé envisager publiquement
que la prochaine étape sera l’
« islamisation » des réseaux de
diffusion de drogues sur le modèle des
Contras du Nicaragua vendant des drogues
dans la communauté noire de Californie
avec l’aide et sous les ordres de la
CIA [6].
Nous avons décidé d’ignorer que la
famille Karzaï a retiré la distribution
de l’héroïne afghane à la mafia kosovare
et l’a transmise à Daesh [7].
La secrétaire d’État adjointe,
Victoria Nuland, et l’ambassadeur
états-unien à Kiev,
Geoffrey R. Pyatt. Dans une interception
téléphonique révélée par les partisans
de la légalité, elle lui indique vouloir
« baiser l’Union européenne » (sic).
Les États-Unis n’ont
jamais voulu que l’Ukraine rejoigne l’Union
Les académies militaires de l’Union
européennes n’ont pas étudié la
« théorie du chaos » parce qu’elle se le
sont vu interdire. Les quelques
enseignants et chercheurs qui se sont
aventurés sur ce terrain ont été
lourdement sanctionnés, tandis que la
presse a qualifié de « conspirationnistes »
les auteurs civils qui s’y
intéressaient.
Les politiciens de l’Union européenne
pensaient que les événements de la place
Maïdan étaient spontanés et que les
manifestants souhaitaient quitter
l’orbite autoritaire russe et entrer
dans le paradis de l’Union. Ils ont été
stupéfaits lors de la publication de la
conversation de la sous-secrétaire
d’État, Victoria Nuland, évoquant son
contrôle secret des événements et
affirmant que son but était de « baiser
l’Union » (sic) [8].
À partir de ce moment-là, ils n’ont plus
rien compris à ce qui se passait.
S’ils avaient laissé la recherche
libre dans leurs pays, ils auraient
compris qu’en intervenant en Ukraine et
en y organisant le « changement du
régime », les États-Unis s’assuraient
que l’Union européenne resterait à leur
service. La grande angoisse de
Washington, depuis le discours de
Vladimir Poutine à la Conférence sur la
sécurité de Munich de 2007, c’est que
l’Allemagne réalise où se trouve son
intérêt : pas avec Washington, mais avec
Moscou [9].
En détruisant progressivement l’État
ukrainien, les États-Unis coupent la
principale voie de communication entre
l’Union européenne et la Russie. Vous
pourrez tourner et retourner dans tous
les sens la succession d’événements,
vous ne pourrez pas leur trouver d’autre
sens. Washington ne souhaite pas que
l’Ukraine rejoigne l’Union, comme
l’attestent les propos de Madame Nuland.
Son unique but est de transformer ce
territoire en une zone dangereuse à
traverser.
Le 8 mai 2007 (date anniversaire
de la chute du régime nazi allemand), à
Ternopol (ouest de l’Ukraine), des
groupuscules nazis et islamistes créent
un prétendu Front anti-impérialiste afin
de lutter contre la Russie. Des
organisations de Lituanie, de Pologne,
d’Ukraine et de Russie y participent,
dont les séparatistes islamistes de
Crimée, d’Adyguée, du Dagestan,
d’Ingouchie, du Kabardino-Balkarie, du
Karatchaïévo-Tcherkessie, d’Ossétie, de
Tchétchénie. Ne pouvant s’y rendre du
fait des sanctions internationales,
Dokka Umarov, y fait lire sa
contribution. Le Front est présidé par
Dmytro Yarosh, devenu aujourd’hui
conseiller au ministère de la Défense
ukrainien.
La planification
militaire US
Nous voici donc face à deux problèmes
qui se développent très rapidement : les
attentats « islamistes » ne font que
commencer. Les migrations ont triplé en
Méditerranée en une seule année.
Si mon analyse est exacte, nous
verrons au cours de la prochaine
décennie les attentats « islamistes »
liés au Moyen-Orient élargi et à
l’Afrique se doubler d’attentats
« nazis » liés à l’Ukraine. On
découvrira alors qu’al-Qaïda et les
nazis ukrainiens sont connectés depuis
leur congrès commun, en 2007 à Ternopol
(Ukraine). En réalité, les
grands-parents des uns et des autres se
connaissaient depuis la Seconde Guerre
mondiale. Les nazis avaient alors
recruté des musulmans soviétiques pour
lutter contre Moscou (c’était le
programme de Gerhard von Mende à l’Ostministerium).
À la fin de la guerre, les uns et les
autres avaient été récupérés par la CIA
(le programme de Frank Wisner avec l’AmComLib)
pour conduire des opérations de sabotage
en URSS.
Les migrations en Méditerranée, qui
pour le moment ne sont qu’un problème
humanitaire (200 000 personnes en 2014),
continueront à croître jusqu’à devenir
un grave problème économique. Les
récentes décisions de l’Union d’aller
couler les navires des trafiquants en
Libye ne serviront pas à enrayer les
migrations, mais à justifier de
nouvelles opérations militaires pour
maintenir le chaos en Libye (et non pour
le résoudre).
Tout cela provoquera des troubles
importants dans l’Union européenne qui
paraît aujourd’hui un havre de paix. Il
n’est pas question pour Washington de
détruire ce marché qui lui reste
indispensable, mais de s’assurer qu’il
ne se placera jamais en compétition face
à lui, et de limiter son développement.
En 1991, le président Bush père
chargea un disciple de Leo Strauss, Paul
Wolfowitz (alors inconnu du grand
public), d’élaborer une stratégie pour
l’ère post-soviétique. La « Doctrine
Wolfowitz » expliquait que la suprématie
des États-Unis sur le reste du monde
exige, pour être garantie, de brider
l’Union européenne [10].
En 2008, lors de la crise financière aux
États-Unis, la présidente du Conseil
économique de la Maison-Blanche,
l’historienne Christina Rohmer, expliqua
que le seul moyen de renflouer les
banques était de fermer les paradis
fiscaux des pays tiers, puis de
provoquer des troubles en Europe de
sorte que les capitaux refluent vers les
États-Unis. En définitive, Washington se
propose aujourd’hui de faire fusionner
l’Alena et l’Union européenne, le dollar
et l’euro, et de rabaisser les États
membres de l’Union au niveau du
Mexique [11].
Malheureusement pour eux, ni les
Peuples de l’Union européenne, ni leurs
dirigeants n’ont conscience de ce que le
président Barack Obama leur prépare.
[1]
« Après
42 ans, Andy Marshall quitte le
Pentagone »,
Réseau
Voltaire, 7
janvier 2015.
[2]
“Selective
Intelligence”,
Seymour Hersch,
The New Yorker,
May 12, 2003.
[3]
“Stumbling
World Order and Its Impacts”,
by Imad Fawzi Shueibi,
Voltaire Network,
5 April 2015.
[4]
« 4
millions de morts en Afghanistan, au
Pakistan et en Irak depuis 1990 »,
par Nafeez Mosaddeq Ahmed, Traduction
Maxime Chaix,
Middle East Eye
(Royaume-Uni),
Réseau Voltaire,
11 avril 2015.
[5]
« La
"Guerre des civilisations" »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
4 juin 2004.
[6]
Dark
Alliance, The CIA, the Contras and the
crack cocaine explosion,
Gary Webb, foreword by Maxime Waters,
Seven Stories Press, 1999.
[7]
« La
famille Karzaï confie le trafic
d’héroïne à l’Émirat islamique »,
Réseau
Voltaire,
29 novembre 2014.
[8]
« Conversation
entre l’assistante du secrétaire d’État
et l’ambassadeur US en Ukraine »,
par Andrey Fomin,
Oriental Review
(Russie),
Réseau Voltaire,
7 février 2014.
[9]
« La
gouvernance unipolaire est illégitime et
immorale »,
par Vladimir Poutine,
Réseau Voltaire,
11 février 2007.
[10]
Le document est toujours classifié, mais
son contenu a été révélé dans « US
Strategy Plan Calls For Insuring No
Rivals Develop » par Patrick E. Tyler,
New York
Times du 8
mars 1992. Le quotidien publie également
de larges extraits en page 14 : « Excerpts
from Pentagon’s Plan : "Prevent the
Re-Emergence of a New Rival" ». Des
informations supplémentaires sont
apportées dans « Keeping the US First,
Pentagon Would preclude a Rival
Superpower » par Barton Gellman,
The Washington
Post du 11
mars 1992.
[11]
« Attaque
contre l’euro et démantèlement de
l’Union européenne »,
par Jean-Claude Paye,
Réseau Voltaire,
6 juillet 2010.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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