Réseau Voltaire
Le monde après l’accord
Washington/Téhéran
Thierry Meyssan
Lundi 17 août 2015
Le cessez-le-feu intervenu entre
les États-Unis et l’Iran redéfinit les
conflits au Proche-Orient et déplace la
guerre vers la mer Noire. Même s’il est
trop tôt pour prévoir la manière dont
évoluera la rivalité entre Riyad et
Téhéran ou pour savoir ce que deviendra
la Turquie, il est désormais clair que
l’on se dirige vers la paix au Yémen et
en Syrie.
L’opposition entre
les États-Unis et l’Iran, qui a dominé
la politique proche-orientale du
discours de l’imam Rouhollah Khomeiny au
cimetière de Téhéran, le 1er février
1979, à la signature de l’accord
bilatéral avec le gouvernement du cheikh
Hassan Rohani, le 14 juillet 2015, n’est
plus. Désormais, Washington et Téhéran
poursuivent les intérêts de la même
classe dirigeante globale.
À l’époque, le président Jimmy Carter
et son conseiller de sécurité nationale
Zbigniew Brzeziński doivent faire face à
la défection de l’Iran, jusque là « gendarme
régional » pour le compte de
Washington. Ils réagissent d’abord en
sollicitant les Séoud pour contrer le
message révolutionnaire et
anti-impérialiste de l’imam —ce sera le
début de la wahhabisation de l’islam
mondial—, puis en décidant de contrôler
eux-mêmes les hydrocarbures du
Proche-Orient.
Lors de son discours sur l’état de
l’Union du 23 janvier 1980, Jimmy Carter
déclare : « Que notre position soit
absolument claire : toute tentative
d’une force étrangère de prendre le
contrôle de la région du Golfe persique
sera considérée comme une atteinte aux
intérêts vitaux des États-Unis
d’Amérique et une telle atteinte sera
repoussée par tous les moyens
nécessaires, y compris la force
militaire. »
Dans cet objectif, le Pentagone
organisa un commandement régional pour
son armée, le Central Command (CentCom),
dont la zone de compétence inclut tous
les États de la région, à l’exception
d’Israël et de la Turquie.
La fin du conflit
artificiel sunnites/chiites
Durant 35 ans, nous avons vu
lentement se creuser un gouffre entre
les sunnites, dirigés par leur champion
saoudien, et les chiites, commandés par
leur leader iranien. Les premiers
étaient censés défendre les États-Unis
et leur modèle économique capitaliste,
tandis que les seconds aspiraient à
mourir en délivrant le monde de
l’impérialisme anglo-saxon.
Ce conflit n’avait jamais existé à ce
degré d’intensité dans l’Histoire, ni
structuré de clivage économique. Il
culmina avec les Frères musulmans,
al-Qaïda et Daesh, trois mouvements
financés par les monarchies du Golfe, à
un moment ou à un autre, alliés à Israël
contre les chiites.
Sans la moindre explication, Riyad a
cessé, depuis le 14 juillet, d’évoquer
ce conflit religieux, manifestement
réglé sans intervention des théologiens.
L’Arabie saoudite ne combat plus l’Iran,
désormais partenaire de son suzerain
états-unien, mais se trouve en position
de rivalité avec lui dans le nouveau
Proche-Orient. Aussi Riyad
revendique-t-il, non plus de représenter
les sunnites, mais les Arabes, tandis
que l’Iran ne pourrait plus se poser ni
en leader du mouvement anti-sioniste, ni
des chiites, mais uniquement des Perses.
Cependant, jusqu’en 2010, le monde
arabe n’était pas sous influence
uniquement saoudienne, mais gouverné par
un triumvirat comprenant à la fois
l’Égypte, la Syrie et l’Arabie saoudite.
L’évolution du
CentCom
Bien que la réforme du CentCom ne
soit pas encore à l’ordre du jour, la
question ne tardera pas à se poser.
Actuellement, sa zone de compétence
comprend le Proche-Orient et l’Asie
centrale. Or, non seulement on devrait
voir la paix se stabiliser rapidement au
Yémen et en Syrie, mais on pourrait voir
la guerre se déplacer vers la mer Noire,
en Turquie et en Crimée.
Les Nations unies ont annoncé leur
intention d’organiser des négociations
inter-syriennes et d’en référer à un « groupe
de contact », c’est-à-dire aux
puissances qui sponsorisent la guerre
depuis quatre ans et demi.
Globalement, on se dirige vers un
accord qui reconnaîtrait la « victoire »
de l’Arabie saoudite au Yémen, et celle
de l’Iran en Syrie.
Stefan de Mistura, l’envoyé spécial
de Ban Ki-moon, a déclaré :
« • J’ai désormais l’intention
d’inviter les Syriens à participer à des
débats thématiques simultanés menés en
parallèle dans le cadre d’un groupe de
travail intersyrien et à se pencher sur
les aspects fondamentaux du Communiqué
de Genève qu’ils ont identifiés durant
la première phase des consultations, qui
supposent notamment de garantir la
sécurité et la protection de tous, de
trouver le moyen de mettre fin aux
sièges, de garantir l’accès aux soins
médicaux et de libérer les prisonniers.
• La deuxième phase portera sur les
aspects politiques et constitutionnels,
notamment les principes essentiels,
l’autorité transitoire et les élections.
• La troisième phase concernera les
aspects militaires et sécuritaires,
notamment une lutte efficace contre le
terrorisme avec la participation de
tous, les cessez-le-feu et
l’intégration.
• La quatrième phase intéressera les
institutions publiques, la construction
et le développement, ce qui signifie,
comme nous l’avons souligné, que nous
devons nous efforcer de ne pas
reproduire ce qui s’est passé en Irak,
notamment, lorsque les institutions ont
brutalement disparu et que le pays s’est
retrouvé en grande difficulté. Ces
institutions doivent continuer d’assurer
les services publics, sous la conduite
de hauts dirigeants acceptés par tous et
qui agissent dans le respect des
principes de bonne gouvernance et des
droits de l’homme » [1].
Simultanément, la Turquie a ouvert un
nouveau front en déclarant la guerre à
sa propre minorité kurde. Cette
décision, si elle devait se prolonger,
plongerait le pays dans une longue et
terrible guerre civile. Après toutes
sortes de déclarations contradictoires,
les États-Unis lui ont interdit de
poursuivre le PKK en Syrie —où il est
connu sous le nom de YPG— de sorte que,
à terme, la Syrie redeviendra le pays
hôte des révolutionnaires kurdes.
Surtout, la Turquie a rompu les
relations économiques qu’elle avait
nouées avec la Russie depuis huit mois
et a constitué avec l’Ukraine une
« Brigade internationale islamiste »,
c’est-à-dire une organisation terroriste
destinée à déstabiliser la Crimée [2].
En l’absence de gouvernement légitime
en Turquie depuis plus d’un mois, il est
impossible de prévoir ce que deviendra
le pays, mais il est clair que le pire
est possible.
Que cherche les
États-Unis avec la résolution 2235 ?
Dans ce contexte, on observe avec
inquiétude l’adoption, à l’unanimité du
Conseil de sécurité, de la résolution
2235. Il a été convenu de créer un
mécanisme d’enquête conjoint OIAC-Onu de
manière à déterminer qui a recours à la
guerre chimique en Syrie [3].
Les enquêteurs de l’OIAC, qui
n’avaient pas jusqu’ici de mandat pour
déterminer qui utilise des armes
chimiques, ont établi que plusieurs
attaques au chlore ont été perpétrées au
moins 14 fois en 2014. L’ambassadrice
des États-Unis a souligné que ces
bombardements ont été faits depuis des
hélicoptères dont les « rebelles » sont
dépourvus. En d’autres termes, l’OIAC et
l’Onu devraient établir la
responsabilité de la République arabe
syrienne. Cependant, la lecture
attentive des trois précédents rapports
de l’OIAC [4]
laisse entrevoir une autre possibilité :
ces attaques ont peut-être été opérées
par l’armée turque, ainsi que le prétend
l’ambassadeur syrien qui s’est félicité
de l’adoption de la résolution.
Notons que le doute sur le rôle de la
Turquie est légitime sachant qu’elle a
organisé le 11 mai 2013 une attaque sous
faux drapeau à Reyhanlı, tuant une
cinquantaine de ses concitoyens pour
accuser la Syrie ; que le 21 août 2013,
elle a organisé une attaque chimique
contre la ghouta de Damas, là encore
pour accuser la Syrie et faire entrer
l’Otan dans la guerre ; et qu’en mars
2014, l’armée turque entra dans le
village syro-arménien de Kessab avec
al-Qaïda et l’Armée de l’islam (milice
pro-saoudienne) pour mettre la ville à
sac et y poursuivre le génocide des
Arméniens.
Les rapports de l’OIAC sont déjà
vieux de 8 mois, mais ne donnent
qu’aujourd’hui lieu à cette résolution.
Les cinq membres permanents du Conseil
de sécurité disposent chacun d’un
système satellitaire lui permettant de
savoir qui est responsable des attaques
chimiques. Dans le cas où l’OIAC et
l’Onu établiraient la responsabilité de
la Turquie, M. Erdoğan deviendrait le
bouc-émissaire de l’ensemble de la crise
syrienne.
Le durcissement des
relations Washington/Moscou
La paix états-uno-iranienne laisse à
Washington toute la latitude pour se
concentrer contre Moscou.
Nous évoquions plus haut le transfert
de jihadistes de Daesh en Crimée par
l’Ukraine et la Turquie. Il ne s’agit,
au fond, que de la reprise des
opérations de sabotage en Union
soviétique qui caractérisèrent la Guerre
froide.
Plus grave est la tentative des
États-Unis d’instrumenter l’affaire de
la destruction du vol MH17 pour accuser
la Russie. Le 29 juillet, Washington a
présenté au Conseil de sécurité un
projet de résolution visant à établir un
Tribunal pénal international afin de
juger les auteurs de ce crime [5].
Il s’agissait clairement d’une cour
formée pour condamner le président
Vladimir Poutine, à la manière dont le
Tribunal spécial pour le Liban avait été
créé —sur la base de faux témoignages—
pour condamner les présidents Bachar el-Assad
et Émile Lahoud.
Bien évidemment la Russie s’y est
opposée faisant usage de son véto. On ne
peut s’empêcher de repenser à la
proposition faite par le président
Barack Obama à son homologue russe
Dmitry Medvedev, en 2011, de le soutenir
s’il prenait l’engagement de traduire
son Premier ministre Vladimir Poutine
devant une juridiction internationale.
On parlait à l’époque de rendre l’accusé
potentiel responsable de la guerre en
Tchétchénie que Washington avait
organisée.
[1]
« Débat
du Conseil de sécurité sur la Syrie
(rapport De Mistura) », Réseau
Voltaire, 29 juillet 2015.
[2]
« L’Ukraine
et la Turquie créent une Brigade
internationale islamique contre la
Russie », par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire, 12 août 2015.
[3]
« Résolution
2235 et débats (guerre chimique en
Syrie) », Réseau Voltaire, 7
août 2015.
[4]
« Premier
rapport de l’OIAC sur la guerre chimique
en Syrie », « Deuxième
rapport de l’OIAC sur la guerre chimique
en Syrie », « Troisième
rapport de l’OIAC sur la guerre chimique
en Syrie », Réseau Voltaire,
16 juin, 10 septembre et 18 décembre
2014.
[5]
« Débat
du Conseil de sécurité sur le vol MH17
(véto russe) », Réseau Voltaire,
29 juillet 2015.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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