« Sous nos yeux »
La CIA dépassée par le soutien de civils
à Daesh
Thierry Meyssan
John
Brennan, directeur de la CIA, ne
comprend pas pourquoi des civils
soutiennent ses mercenaires de l’État
islamique, malgré leurs crimes.
Lundi 16 mars 2015
Dépassée par le développement
foudroyant de l’Émirat islamique qu’elle
a elle-même créée, l’Agence centrale de
Renseignement (CIA) sera profondément
réorganisée. Mais le problème qu’elle
rencontre est sans précédent : une
rhétorique qu’elle avait imaginée pour
signer des communiqués de revendication
d’actes terroristes sous faux drapeaux
s’est transformée en une puissante
idéologie au contact d’une population
dont elle ignorait jusqu’à l’existence.
Pour Thierry Meyssan, la réforme de la
CIA sera inefficace : elle ne lui
permettra pas de gérer le cataclysme
qu’elle a provoqué au Levant.
La CIA est apparue,
en novembre dernier, dans l’incapacité
d’évaluer la situation en Syrie. Perdue
dans ses mensonges, l’Agence ne
parvenait plus à identifier les
motivations de ses « révolutionnaires ».
Pire, elle était incapable de dénombrer
les soutiens à la « rébellion » et ceux
à la République. Cet échec n’a fait
qu’empirer comme l’a montré, fin février
2015, l’effondrement du Mouvement de la
Fermeté (Harakat Hazm), l’armée
officielle de l’Agence en Syrie [1].
Bien sûr, la vie continue et la CIA a
déjà regroupé ses forces au sein d’une
nouvelle formation, le Front du Levant (Shamiyat
Front).
En créant al-Qaïda, puis Daesh, la
CIA pensait engager des mercenaires pour
réaliser des missions ponctuelles
qu’elle ne pouvait pas revendiquer. Elle
n’avait jamais envisagé que des civils
puissent prendre au sérieux la
phraséologie à quatre sous qu’elle avait
imaginée pour rédiger des communiqués de
revendication. De fait, personne n’a
accordé d’importance au charabia
d’Oussama Ben Laden selon qui la
présence de militaires non-musulmans de
l’Otan, lors de « Tempête du désert »,
sur le territoire saoudien était un
sacrilège qui exigeait réparation. Nulle
part on ne trouvera dans le Coran
de justification de cette malédiction.
Les mercenaires d’al-Qaïda n’ont donc eu
aucune difficulté à se battre aux côtés
de l’Otan en Bosnie-Herzégovine et au
Kosovo. Il ne semblait pas y avoir de
raison de croire qu’il en serait
autrement aujourd’hui.
Pourtant, lors de la guerre contre la
Jamahiriya arabe libyenne, j’avais
observé que certains mercenaires d’al-Qaïda
semblaient vouloir réellement revenir au
mode de vie du VIIe siècle, le « temps
du Prophète ». C’était au moins vrai
dans l’obscur Émirat islamique gouverné
par Abdelkarim Al-Hasadi à Dernaa. Or,
il ne s’agissait pas pour eux du VIIe
siècle levantin, alors chrétien et ne
parlant pas l’arabe, ou même du VIIe
siècle français du bon roi Dagobert,
mais du VIIe siècle de la péninsule
arabique, une société hors du temps,
composée selon le Coran de
bédouins fourbes et cruels que le
Prophète tenta de convertir et
d’apaiser.
Par la suite, durant la guerre contre
la République arabe syrienne,
j’observais que les Syriens qui
soutenaient al-Qaïda (et aujourd’hui
Daesh), sans mobiles financiers, étaient
tous membres de familles très nombreuses
dont les femmes n’étaient pas autorisées
à contrôler leur fécondité. Le clivage
qui s’opérait dans le pays n’avait rien
de politique au sens moderne du terme.
Désormais, l’idéologie des civils qui
soutiennent les jihadistes se résume à
ce retour à des origines mythiques,
celle des gardiens de chameaux d’Arabie
du Moyen-âge. Et la CIA qui l’a
provoquée, n’en a pas compris la force
et n’en a pas suivi l’expansion.
Il ne s’agit pas ici de « retour de
bâton » —Daesh ne s’est pas retourné
contre la CIA—. Mais de la
transformation d’un groupuscule
terroriste en un État et du triomphe
d’une rhétorique ridicule parmi
certaines populations.
La CIA se trouve face au problème de
toutes les administrations. Son mode
d’organisation, qui lui permit de
nombreuses victoires par le passé dans
diverses régions du monde, ne fonctionne
plus parce qu’elle n’a pas su s’adapter.
Organiser un coup d’État et manipuler
des masses pour qu’elles soutiennent une
organisation terroriste sont deux choses
bien différentes.
C’est pourquoi le directeur John
Brennan a annoncé une refonte complète
de la structure de l’Agence, à l’issue
de 4 mois de consultations internes.
Jusqu’ici, il y avait :
• La Direction du Renseignement, chargée
d’analyser les données recueillies ;
• La Direction des Opérations, renommée
Service clandestin, chargée de
l’espionnage humain ;
• La Direction des Sciences et de la
technologie, spécialisée dans le
traitement des informations
scientifiques et techniques
• La Direction du Soutien, chargée de la
gestion du personnel, de la fourniture
des matériels et du financement.
Le personnel était réparti selon ses
compétences : les intellectuels au
Renseignement, les baroudeurs aux
Opérations, les matheux aux Sciences et
les organisateurs au Soutien. Bien sûr,
chaque direction s’était aussi adjointe
des collaborateurs avec d’autres profils
pour pouvoir faire son travail, mais
schématiquement chaque direction
correspondait à un profil humain
particulier.
Les documents révélés par Edward
Snowden nous ont appris que la CIA est
la plus importante agence de
Renseignement au monde avec un budget de
14,7 milliards de dollars en 2013 (soit
le double du budget total de la
République arabe syrienne). Mais elle
n’est pourtant qu’une agence de
renseignement parmi les 16 que comptent
les États-Unis.
Bref, avec tout cet argent et ces
compétences, la CIA était prête à
vaincre l’URSS qui s’est effondrée sur
elle-même sans son aide il y a plus de
25 ans.
Pour faire progresser l’Agence, John
O. Brennan a décidé de généraliser le
modèle du Centre contre-terroriste, créé
en 1986 au sein de la Direction des
Opérations ; un modèle ultra-sophistiqué
mis en scène dans la série télévisée
24 heures. Cette unité
pluridisciplinaire a fait merveille pour
répondre presque instantanément aux
questions qu’on lui posait. Elle est
capable d’identifier un individu, de le
localiser et de l’éliminer en un rien de
temps pour la plus grande joie de la
Maison-Blanche. Et l’on sait que le
président Obama se rend chaque jour dans
son bunker sous-terrain pour déterminer
les cibles de ses drones et faire
assassiner qui il veut, quand il veut et
où il veut.
Selon M. Brennan, il s’agit ni plus
ni moins que de faire entrer le
Renseignement dans l’ère des nouvelles
technologies, des ordinateurs et des
satellites. L’Agence devrait donc être
rapidement restructurée autour de 16
Centres chargés de chaque région du
monde et de divers objectifs généraux.
Mais en quoi le modèle du Centre
contre-terroriste aurait-il pu
comprendre la transformation d’une
phraséologie enfantine en une puissante
idéologie ?
Le succès de l’Émirat islamique
provient d’abord de ses soutiens
étatiques, de son armement et de son
argent. Mais le soutien dont il
bénéficie chez quelques Syriens et
certains Irakiens n’a rien à voir ni
avec le Coran, ni avec la lutte
des classes. C’est la révolte d’un mode
de vie en train de disparaître, d’une
société violente dominée par les hommes,
contre un mode de vie respectueux des
femmes et contrôlant les naissances.
Cette transformation s’est faite en
Europe avec l’exode rural et les deux
Guerres Mondiales, sans provoquer de
guerres supplémentaires. Elle a été
accomplie au début des années 80 par
l’Iran de l’imam Khomeiny avec un succès
éclatant et s’est progressivement
étendue au monde arabe jusqu’à se
fracasser sur Daesh ; un conflit qui n’a
rien à voir avec la distinction
théologique entre chiites et sunnites.
La suite des événements est, elle,
prévisible. Comme toujours, les
États-uniens pensent que leur problème
sera résolu grâce au progrès technique.
C’est avec une débauche d’informatique
qu’ils vont tenter de comprendre la
situation au « Proche-Orient ».
Mais comment les États-Unis, fondés
il y a deux siècles, pourraient-ils
comprendre le cataclysme qu’ils ont
provoqué dans la plus ancienne
civilisation du monde ? Comment les
États-uniens —des Barbares friqués— et
des Bédouins du Golfe pourraient-ils
organiser des peuples civilisés depuis
six millénaires ? Car c’est le secret du
Levant : quantité de peuples différents,
ayant leur propre histoire, leur propre
langue et leur propre religion, y
parlent une même langue vernaculaire et
y collaborent ensemble [2]. Les
nassériens et les baasistes ont tenté de
transformer cette mosaïque en une unique
force politique. Ils ont cherché à
composer une « Nation arabe » avec des
peuples majoritairement non-arabes. Un
rêve dont il ne reste aujourd’hui que la
« République arabe syrienne ».
C’est ce projet politique qui était
attaqué par Daesh et cette civilisation
qui est aujourd’hui menacée par les
civils qui le soutiennent.
Tandis que les États mono-ethniques
sont faciles à conquérir, ils ont appris
avec le temps que leur diversité et leur
entremêlement les rend invincibles.
C’est d’ailleurs pour cela qu’ils ont
protégé les survivants d’un ancien
monde ; des survivants qui aujourd’hui
se révoltent contre eux et les rongent
de l’intérieur.
Comment la CIA pouvait-elle anticiper
que de jeunes Européens, eux aussi
nostalgiques de ces temps anciens, se
joindraient par dizaines de milliers à
Daesh pour s’opposer à la marche du
temps et détruire des œuvres d’art
millénaires ?
La défaite israélienne au Liban, en
2006, a montré que quelques citoyens
déterminés étaient capables de faire
échouer l’armée la plus sophistiquée au
monde. L’homme a déjà triomphé des
machines. C’est une erreur de croire que
le progrès technique est un critère de
civilisation, que des ordinateurs
permettront de comprendre qui que ce
soit, ni même de le dominer. Tout au
plus peuvent-ils collecter de grandes
quantités d’information, les trier et
les synthétiser. La réorganisation de
l’Agence va lui permettre de répondre à
toutes les questions du jour, mais à
aucune sur ce qui se passera demain.
Les États-uniens et les Européens
sont incapables d’admettre que des
peuples qu’ils ont colonisés ont
rattrapé leur retard technique alors
qu’eux-mêmes n’ont pas rattrapé leur
retard en civilisation. Ils se trouvent
confrontés à leurs limites et ne peuvent
plus influer sur le cataclysme qu’ils
ont involontairement suscité.
[1]
« Dissolution
de l’armée de la CIA en Syrie »,
Réseau Voltaire International, 3
mars 2015
[2]
L’arabe est la langue commune au Levant,
mais on y parle aussi les différentes
langues kurdes, l’arménien, le turc,
l’araméen, le syriaque, l’hébreu etc.
Presque aucun de ses habitants n’est
ethniquement arabe.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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