La
doctrine Romer : contraindre les paradis
fiscaux non-anglo-saxons à renoncer,
et déstabiliser l’Union européenne
jusqu’à ce que les capitaux refluent
vers
les paradis fiscaux du Royaume-Uni, de
la Hollande, des États-Unis et d’Israël.
Mercredi 6 avril 2016
Contrairement aux apparences, la
campagne des « Panama Papers » n’aura
pas pour conséquence de restreindre les
malversations financières, ni
d’augmenter les libertés, mais
exactement le contraire. Le système va
se contracter un peu plus autour du
Royaume-Uni, de la Hollande, des
États-Unis et d’Israël, de sorte qu’eux
et eux seuls en auront le contrôle. En
violant le principe d’égalité devant la
Justice et leur éthique professionnelle,
les membres de l’International
Consortium of Investigative Journalists
se sont mis aux service des ennemis de
la liberté et des défenseurs du Grand
capital, et le fait qu’ils aient épinglé
au passage quelques malfrats n’y
changera rien. Explications.
La stratégie
économique des États-Unis
Au début de son
mandat, le président Obama a désigné
l’historienne Christina Romer pour
présider son Comité des conseillers
économiques. Ce professeur à
l’Université de Berkeley est une
spécialiste de la crise de 1929. Selon
elle, ni le New Deal de
Roosevelt, ni la Seconde Guerre mondiale
n’ont permis de sortir de cette
récession, mais l’afflux de capitaux
européens, à partir de 1936, fuyant la
« montée des périls ».
C’est sur cette base que Barack Obama
a conduit sa politique économique. En
premier lieu, il a agi pour fermer tous
les paradis fiscaux que Washington et
Londres ne contrôlent pas. Puis, il a
organisé la déstabilisation de la Grèce
et de Chypre, de sorte que les capitaux
européens se réfugient dans les paradis
fiscaux anglo-saxons.
Tout a commencé en Grèce, en décembre
2008, avec des manifestations à la suite
de l’assassinat d’un adolescent par un
policier. La CIA a transporté par
autobus des casseurs du Kosovo pour
perturber une manifestation et installer
un début de chaos [1].
Le département du Trésor a pu alors
vérifier que des capitaux grecs
quittaient le pays. L’expérience étant
concluante, la Maison-Blanche décida de
plonger cet État fragile dans une crise
financière et économique qui remît en
cause l’existence même de la zone euro.
Comme prévu, à chaque fois que l’on
s’interroge sur une éventuelle expulsion
de la Grèce de l’euro ou sur une
dissolution de la zone euro, des
capitaux européens se précipitent dans
les paradis fiscaux disponibles,
principalement britanniques,
états-uniens et hollandais. En 2012, une
autre opération fut conduite contre le
paradis fiscal chypriote. Tous les
comptes bancaires furent confisqués
au-delà de 100 000 euros. C’était la
première et unique fois, dans une
économie capitaliste, que l’on observa
ce type de nationalisation [2].
Au cours des huit dernières années,
nous avons assisté à de nombreuses
réunions du G8 et du G20 qui ont établi
toutes sortes de règles internationales,
prétendument pour prévenir l’évasion
fiscale [3].
Cependant, une fois ces règles adoptées
par tous, les États-Unis —et dans une
moindre mesure Israël, les Pays-Bas et
le Royaume-Uni— s’en sont dispensés.
Les paradis fiscaux
Chaque paradis fiscal a un statut
juridique particulier, généralement
saugrenu.
Actuellement, les principaux paradis
fiscaux sont l’État indépendant de la
City de Londres (membre du Royaume-Uni
de Grande-Bretagne et d’Irlande du
Nord), l’État du Delaware (membre des
États-Unis), et Israël, mais bien
d’autres paradis fiscaux existent,
surtout britanniques, à commencer par
les îles de Jersey et de Guernesey
(membre du duché de Normandie et à ce
titre placé sous l’autorité de la reine
d’Angleterre, mais ni membre du
Royaume-Uni, ni de l’Union européenne),
Gibraltar (un territoire espagnol dont
la propriété foncière est anglaise et
que le Royaume-Uni occupe illégalement),
jusqu’à Anguilla, les Bermudes, les îles
Caïmans, les îles Turques, les îles
Vierges ou Montserrat. Il y a en aussi
quelques uns rattachés à la Hollande :
Aruba, Curaçao, ou Sint Maarten.
Un paradis fiscal, c’est une « zone
franche » étendue à tout un pays.
Cependant, dans l’imaginaire collectif,
une zone franche est indispensable à
l’économie, tandis qu’un « paradis
fiscal » est une calamité, c’est
pourtant exactement la même chose. Bien
sûr, certaines entreprises abusent des
zones franches pour ne pas payer
d’impôts, et d’autres abusent des
paradis fiscaux, mais ce n’est pas une
raison pour remettre en question
l’existence de ces dispositifs
indispensables au commerce
international.
Dans leur guerre contre les paradis
fiscaux non-anglo-saxons, les États-Unis
ont surtout porté des coups contre la
Suisse [4].
Ce pays avait développé un strict secret
bancaire permettant à de petits
opérateurs de mener des transactions à
l’insu des gros. En contraignant la
Suisse à abandonner son secret bancaire,
les États-Unis ont étendu leur
surveillance de masse aux transactions
économiques. De la sorte, ils peuvent
aisément truquer la concurrence et
saboter l’action des petits opérateurs.
Durant une dizaine d’années,
Forbes a classé Fidel Castro comme le
chef d’État
le plus fortuné au monde. S’il est
aujourd’hui admis que c’était de la pure
propagande,
Forbes ne s’est jamais excusé.
Les « Panama Papers »
C’est dans ce contexte que Washington
a fourni au Süddeutsche Zeitung
11 500 000 fichiers informatiques
piratés au quatrième cabinet d’avocat au
monde chargé de créer des sociétés off
shore. Cet espionnage étant un crime,
les prétendus « lanceurs d’alerte » qui
l’ont accompli sont restés anonymes.
Bien sûr Washington a d’abord
soigneusement trié les dossiers et a
exclu en premier lieu tous ceux relatifs
à des ressortissants ou à des
entreprises états-uniennes, puis
probablement ceux qui concernent ses
bons alliés. Le fait que quelques
prétendus alliés, en délicatesse avec
l’administration Obama, —comme le
président Petro Porochenko— figurent
dans ces documents, nous confirme qu’ils
viennent d’être lâchés par leur puissant
protecteur.
Alors que le Panama est un État de
langue espagnole et que le
Süddeutsche Zeitung est édité en
Allemagne, les fichiers volés ont été
dénommés en anglais par leurs espions :
« Panama Papers ».
Au passage, les auteurs de cette
carabistouille tentent de nous persuader
que tous les hommes qui se dressent
contre Washington seraient des voleurs.
Souvenons-nous par exemple des campagnes
qui furent menées contre Fidel Castro,
accusé d’être un trafiquant de drogue et
classé par Forbes parmi les plus
grandes fortunes du monde [5].
Pour avoir constaté les difficiles
conditions de vie de la famille Castro à
Cuba, je me demande comment on a pu
monter un bobard pareil. Les nouveaux
magnats secrets seraient donc Vladimir
Poutine, Bachar el-Assad et Mahmoud
Ahmadinejad —dont la frugalité est
pourtant légendaire—.
Cette propagande contre des
adversaires politiques, n’est que la
partie émergée de l’iceberg, l’important
étant l’avenir du système financier
international.
Violation de
l’éthique des journalistes
Le Süddeutsche Zeitung fait
partie de l’International Consortium of
Investigative Journalists (ICIJ), une
association spécialisée non pas dans le
journalisme d’investigation comme son
intitulé pourrait le faire croire, mais
dans la dénonciation de crimes
financiers.
Dans les sociétés républicaines, la
Justice doit être égale pour tous. Mais
l’ICIJ, qui a déjà rendu publics plus de
15 millions de fichiers informatiques
depuis sa création, n’a jamais porté
atteinte aux intérêts des États-Unis.
Elle ne peut donc certainement pas
prétendre agir par souci de justice.
En outre, des principes républicains
de notre société découlent des
obligations pour les journalistes.
Celles-ci ont été formalisées dans la
Charte de Munich, adoptée en 1971
par tous les syndicats professionnels du
Marché commun, puis étendue au reste du
monde par la Fédération internationale
des journalistes.
Je comprends parfaitement que ce
texte impose des limitations parfois
difficiles à supporter. Et j’ai, il y a
quelques années, fait partie de ceux qui
croyaient utile de pouvoir la violer de
temps à autres. Mais l’expérience prouve
qu’en la violant, on ouvre la voie à
d’autres violations qui se retournent
contre les citoyens.
Les journalistes de l’International
Consortium of Investigative Journalists
ne se sont pas posés de question
éthique. Ils ont accepté de travailler
sur des documents volés et triés, sans
avoir la moindre possibilité de vérifier
leur authenticité.
La Charte de Munich stipule
que les journalistes ne publieront que
des informations dont l’origine est
connue, qu’ils ne supprimeront pas
d’informations essentielles ou
n’altéreront pas les textes et les
documents ; enfin qu’ils n’useront pas
de méthodes déloyales pour obtenir des
informations, des photographies et des
documents.
Trois exigences qu’ils ont violées en
parfaite connaissance de cause, ce qui
devrait les exclure des instances
professionnelles et provoquer la
révocation des directeurs de la BBC, de
France-Télévisions, de NRK, et pourquoi
pas de Radio Free Europe/Radio Liberty
(la radio de la CIA qui est elle aussi
membre du Consortium des journalistes).
L’International Consortium of
Investigative Journalists n’en est pas à
sa première affaire. C’est lui qui avait
rendu publics, en 2013, 2,5 millions de
fichiers informatiques volés à
120 000 sociétés off shore. Puis, c’est
lui encore qui avait révélé, en 2014,
les contrats signés entre des
multinationales et le Luxembourg pour
bénéficier d’une fiscalité privilégiée.
Et c’est lui toujours qui révéla, en
2015, les comptes de la banque
britannique HSBC en Suisse.
L’International Consortium of
Investigative Journalists, on s’en
doute, est financée par de nombreux
organismes liés à la CIA, comme la
Fondation Ford, et les fondations de
George Soros. Ce dernier exemple est le
plus intéressant : pour les membres de
l’ICIJ, l’argent de M. Soros ne vient
pas de la CIA, mais de ses spéculations
financières au détriment des peuples, ce
qui le rendrait plus acceptable.
Principe
fondamental des sociétés républicaines :
pour être légitime, la Justice doit
s’appliquer également à tous (article 6
de la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen de 1789). Or, depuis sa
création, l’ICIJ s’abstient de dévoiler
les crimes des États-Unis. Ce faisant,
elle contribue à l’accroissement des
injustices.
Plus de Résistance
sans paradis fiscaux non anglo-saxons
Que le Hezbollah détienne des
sociétés et des comptes secrets au
Panama et ailleurs n’a rien de
surprenant. J’évoquais dans un récent
article les efforts de la Résistance
libanaise pour s’auto-financer sans
avoir à dépendre des subventions
iraniennes. Le complexe montage
financier auquel il s’est livré devra
être entièrement recomposé, faute de
quoi le Liban redeviendra la proie de
ses voisins israéliens.
Que le président Ahmadinejad ait créé
des sociétés off shore pour contourner
l’embargo dont son pays était victime et
vendre du pétrole non seulement n’est
pas un crime, mais c’est tout à son
honneur.
Que la famille Makhlouf, les cousins
du président el-Assad, ait utilisé un
montage financier pour contourner
l’embargo illégal des puissances
occidentales et permettre aux Syriens de
se nourrir durant cinq années de guerre
d’agression est tout aussi légitime.
Que va-t-il rester de ce vaste
déballage ? D’abord la réputation de
Panama est détruite et mettra de longues
années à se relever. Ensuite, de petits
malfrats qui ont abusé du système seront
poursuivis en justice, tandis que
quantité de commerçants honnêtes devront
longuement se justifier devant les
tribunaux. Mais contrairement aux
apparences, ceux qui animent cette
campagne veilleront à ce que rien ne
change. Le système restera donc en
place, mais tendra désormais à
fonctionner au profit exclusif du
Royaume-Uni, de la Hollande, des
États-Unis et d’Israël. En croyant
défendre leurs libertés, ceux qui auront
participé à cette campagne l’auront en
réalité réduite.
[1]
Merci aux lecteurs qui retrouveront
l’interview que j’ai donné à un média
grec à ce sujet en 2009. Je n’avais pas
écris d’article, juste un paragraphe
incident dans « La
"révolution colorée" échoue en Iran »,
par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire,
24 juin 2009.
[2]
« Le
pion chypriote », par Thierry
Meyssan, Al-Watan (Syrie) ,
Réseau Voltaire, 25 mars 2013.
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