Focus
Bouleversement des intérêts US au Levant
Thierry Meyssan
Alors que
viennent de se tenir à Moscou, sous la
présidence de Sergei Lavrov, deux jours
de consultation entre le gouvernement
syrien et 32 responsables de son
opposition, presque tout le monde à
Washington souhaite une victoire de
Bachar el-Assad. Seuls les partis
syriens qui soutiennent le principe de
la lutte contre les jihadistes pourront
participer au futur gouvernement d’union
nationale.
Mardi 3 février 2015
Alors que la guerre contre la
Syrie avait été décidée en 2001 pour
briser « l’Axe de la Résistance », pour
faire main basse sur ses réserves de
gaz, et remodeler le « Moyen-Orient
élargi », les priorités de Washington
ont été bouleversées. Le nouvel objectif
est de stopper la contagion terroriste
que tous les États impliqués alimentent
et qu’aucun ne parvient plus à
contrôler. Le complexe
militaro-industriel, les notables de
Washington et de grands médias espèrent
désormais la victoire de la Syrie de
Bachar el-Assad.
La situation au
Levant est susceptible d’évoluer
rapidement d’une part en raison de la
crise d’autorité à Washington et d’autre
part à cause de l’accession du prince
Salman au trône saoudien. Cette
évolution pourrait être facilitée par
une alternance politique en Israël.
En premier lieu, la crise d’autorité
qui paralyse les États-Unis continue à
mobiliser la classe dirigeante. Après
l’appel du président honoraire du
Council on Foreign Relations (CFR) pour
que le président Obama s’entoure de
personnalités expérimentées des deux
camps [1], le New York Times a
consacré un éditorial [2] à un rapport
publié en octobre par la Rand
Corporation [3].
Le principal think tank dédié
aux questions militaires a opéré un
retournement à 180° en un an. Selon lui,
la victoire de la République arabe
syrienne est désormais « l’option la
plus souhaitable » pour les États-Unis,
tandis que sa chute serait « la pire des
issues ». Les groupes armés ont perdu
tout soutien au sein de la population
urbaine, les défections se sont
interrompues depuis plus d’un an, et
l’armée syrienne poursuit sa libération
du pays. Au demeurant, poursuit la Rand,
la victoire syrienne ne profitera pas à
l’Iran tant que Daesh restera présent en
Irak. L’institut pronostique que les
États qui ont jusqu’à présent alimenté
les jihadistes vont cesser de le faire.
En effet, ils ne peuvent plus espérer
vaincre la Syrie de cette manière et
craignent désormais que les jihadistes
ne se retournent contre eux. Par
conséquent, conclue la Rand, il n’y aura
pas de solution négociée avec les États
sponsors, mais une claire victoire du
« régime » à laquelle les États-Unis
devraient être associés.
On observera le changement radical de
position du complexe
militaro-industriel. Il y a un an, la
Rand préconisait de bombarder la Syrie
comme la Libye, et de mener une action
limitée au sol en créant des zones
protégées, administrées par les
« révolutionnaires ». Aujourd’hui, elle
admet implicitement qu’il n’y a jamais
eu de révolution en Syrie et, qu’après
un long moment d’hésitation sur son
avenir, la majorité sunnite soutient à
nouveau la République laïque.
L’ambiance aujourd’hui à Washington
ressemble à celle du début 2006, lorsque
l’armée de Terre était enlisée en
Afghanistan et en Irak et que Donald
Rumsfeld tentait de cacher la défaite. À
l’époque, le Congrès créa la Commission
Baker-Hamilton. Celle-ci, à l’issue de
huit mois de travaux conclut que les
Forces US ne parviendraient pas à
stabiliser les pays qu’elles occupaient
sans l’aide de l’Iran et de la Syrie. Le
tableau de la situation militaire
qu’elle dressa était si effrayant que
les États-uniens sanctionnèrent George
W. Bush aux élections de mi-mandat. Le
président sacrifia alors Rumsfeld et le
remplaça par un membre de la Commission,
Robert Gates. Le nouveau secrétaire à la
Défense conclut des accords de terrain
avec Téhéran et Damas, acheta les
principaux groupes de la Résistance
irakienne (la carotte) et augmenta le
nombre de troupes sur place (le bâton)
jusqu’à stabiliser la situation.
Deuxièmement, en Arabie, le nouveau
roi Salman a d’abord tenté de limoger
tous les anciens partisans de son
prédécesseur, allant même jusqu’à
congédier le prince Miteb et le
secrétaire général du palais deux heures
après la mort du roi Abdallah. Puis, il
est revenu sur ses décisions après avoir
reçu les condoléances de son suzerain
états-unien. En définitive, Miteb sera
le seul survivant de l’ère précédente,
tandis que le prince Bandar a été
renvoyé. Or, Bandar entretenait Daesh,
avec l’aide de la CIA, de manière à
faire pression sur le roi Abdallah dans
l’intérêt du clan des Sudeiris.
Son éviction, exigée par le président
Obama, marque probablement la fin de la
prédominance saoudienne sur le
terrorisme international. Cette fois —la
quatrième— devrait être la bonne :
en
2010, le prince avait été banni pour
avoir tenté d’organiser un coup d’État,
mais il était revenu à la faveur de la
guerre contre la Syrie ;
en
2012, il avait été victime d’un attentat
en rétorsion de l’assassinat des membres
du Conseil syrien de sécurité nationale,
mais il était revenu aux affaires un an
plus tard, affaibli et obsessionnel ;
en
2014, John Kerry exigeait à nouveau son
renvoi, mais il revenait sur le devant
de la scène à la faveur de la crise
égyptienne ;
il
vient d’être sacrifié par son propre
clan ce qui ne lui laisse pas de
perspective de retour à court ou moyen
terme.
Troisièmement, l’attaque du Hezbollah
par Israël suivie de la riposte du
Hezbollah contre Israël met
paradoxalement en évidence la faiblesse
de Benjamin Netanyahu en pleine période
électorale. Le Premier ministre sortant
espérait que la Résistance libanaise
serait incapable de riposter à son
agression et qu’il sortirait auréolé de
cet affrontement. Son erreur de calcul
pourrait lui coûter son poste, pour la
plus grande joie de la Maison-Blanche
qui ne masquait plus depuis longtemps
son exaspération devant son fanatisme.
Des évolutions à Washington, à Riyad
et peut-être bientôt à Tel-Aviv, on peut
raisonnablement conclure que dans les
mois à venir, les États-Unis vont
concentrer leurs efforts pour exclure
Daesh du Levant et le projeter, hors de
leur zone d’influence, contre la Russie
et la Chine. De son côté, l’Arabie
saoudite devrait essayer à la fois de
sauver son autorité chez ses voisins, au
Bahrein et au Yémen, tout en apportant
son aide au grand perdant de la guerre
contre la Syrie, le président Recep
Tayyip Erdoğan, que les États-Unis ont
décidé de faire chuter. Cette évolution
sera plus ou moins longue selon les
résultats électoraux à Tel-Aviv. Bien
que les jihadistes soient devenus une
menace pour la stabilité de tous les
États du Levant, y compris Israël,
M. Netanyahu pourrait continuer à mettre
son aviation et ses hôpitaux à leur
service. Mais on imagine mal qu’il
persiste lorsque tous les autres États
de la région les combattront. Au
contraire, dans le cas où le Premier
ministre perdrait les élections, son
successeur prêterait immédiatement main
forte aux États-Unis contre les
jihadistes.
Une fois encore, Damas, la plus
vieille ville habitée au monde, aura
survécu aux barbares qui voulaient la
détruire.
[1]
« Washington
se révolte contre Obama »,
par Thierry Meyssan,
Réseau Voltaire,
26 janvier 2015.
[2]
“Shifting
Realities in Syria”,
The Editorial Board,
The New York Times
Sunday Review,
24 janvier 2015.
[3]
Alternative
Futures for Syria. Regional Implications
and Challenges for the United States,
Andrew M. Liepman, Brian Nichiporuk,
Jason Killmeyer, Rand Corporation,
October 22, 2014.
Thierry
Meyssan,
Intellectuel français,
président-fondateur du
Réseau Voltaire et de la conférence
Axis for Peace. Dernier ouvrage en
français :
L’Effroyable imposture : Tome 2,
Manipulations et désinformations
(éd. JP Bertand, 2007).
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