Opinion
La question palestinienne
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Vendredi 25 novembre 2016
Claude-Henry du Bord: Vous
venez d’évoquer des souffrances
familiales, mais aussi politiques. Nous
pourrions enchaîner sur la question
palestinienne, sur la manière dont elle
est reçue dans nombre de nos banlieues
par une catégorie de population que vise
une ségrégation abjecte. Un nouveau
malentendu semble en découler au sein de
la classe politique, cause
d’interprétations prétextes à de
nouvelles exclusions, d’amalgames dont
les conséquences sont elles-mêmes
redoutables pour la démocratie.
Pourriez-vous évoquer les racines de
votre engagement en faveur de la cause
palestinienne, voire tenter une exégèse
de vos positions respectives ?
Tariq Ramadan: Comme
je l’ai dit, j’ai très tôt entendu
parler de la Palestine dans ma jeunesse.
Mon père, et plus largement ma famille,
s’y étaient impliqués bien avant la
création de l’État d’Israël, comprise
comme une entreprise coloniale menée
avec l’aide des Britanniques avant tout,
mais également des autres nations
européennes, avec le soutien américain.
Sur le plan religieux, j’entendais
surtout parler de la revendication des
lieux saints et, bien sûr, du statut de
Jérusalem. Le discours tenu à la maison
était bien loin des interprétations que
je pouvais entendre à l’extérieur.
Le soutien presque inconditionnel de
la classe politique vis-à-vis d’Israël
ne peut se comprendre sans une mise en
perspective historique. La culpabilité
européenne après l’extermination des
Juifs, le nazisme, le silence, voire la
collaboration, sont évidemment certains
des facteurs qui expliquent ce soutien.
Quant à moi, j’ai intégré mon soutien
aux Palestiniens au soutien aux peuples
opprimés de la Terre. En Amérique du
Sud, en Afrique, en Asie, je soutenais
les causes justes de résistance à la
colonisation, à l’occupation ou au déni
de droits comme au Tibet, en Afrique du
Sud et donc en Palestine. Je me suis
très tôt inscrit dans cette perspective
et ma ligne de conduite a toujours été
d’articuler mon discours autour de la
justice et d’un engagement non sélectif.
De même sur la question des banlieues
françaises : jamais je n’ai partagé
cette tentation de comparer les jeunes
des banlieues et les Palestiniens, je
n’ai jamais nourri cette représentation
ou cette projection dans le miroir du
destin des Palestiniens. Les jeunes des
banlieues vivent autre chose, ces
réalités ne sont pas comparables. Il
n’empêche que les jeunes des banlieues
font face à des discriminations, à du
racisme structurel, à une islamophobie
qui s’installe et s’institutionnalise.
Victimes de discriminations, ils sont du
camp des opprimés et la lutte pour la
reconnaissance de leurs droits légitimes
doit être soutenue et défendue. Mais je
m’oppose à toute attitude victimaire : à
eux de se lever, d’agir en citoyens et
de revendiquer leurs droits.
Que ces jeunes soutiennent les
Palestiniens est presque naturel, je n’y
vois rien de malsain en soi. Tout dépend
de la façon dont se construit le
discours. Nier la souffrance des Juifs
au cours du xxe siècle, tenir des propos
antisémites ou refuser les cours
d’histoire traitant de la Seconde Guerre
mondiale est inadmissible et ne peut se
justifier en aucune façon. En revanche,
dire que la politique d’Israël est
discriminatoire, répressive et
humainement indéfendable est légitime et
intellectuellement sain et nécessaire.
La lutte et la résistance des
Palestiniens sont légitimes, comme
celles de tous les peuples opprimés. La
différence, néanmoins, c’est le
caractère central, global de ce conflit
en apparence régional. Beaucoup
d’éléments sont en jeu : Israël perçu
comme l’expression de l’Occident et de
ses valeurs, la Palestine comme celle
des Arabes, de l’Orient et de l’Islam en
tant que civilisation. C’est également
la traduction du rapport Nord-Sud car le
Sud global, à l’inverse du Nord,
soutient presque unanimement les
Palestiniens. Il faut donc s’engager en
tenant compte de nombreux paramètres car
ce conflit à des impacts multiples et
essentiels ; il faut être à l’écoute des
points de vue, être capable de se
décentrer et chercher à distinguer les
ordres : la question religieuse, la
question politique, les considérations
géopolitiques et le rapport de
civilisations. Les programmes de
résolution des conflits nous enseignent
cette nécessaire capacité de
déplacement, sans bien sûr compromettre
les droits fondamentaux.
Ma vie, mes origines m’ont bien sûr
amené à m’engager aux côtés des
Palestiniens. Et le fait que les
politiques et les médias occidentaux
soient si partiaux, si partie prenante,
si silencieux sur la souffrance des
Palestiniens m’a tout aussi sûrement
amené à m’engager, avec d’autant plus de
force que les victimes palestiniennes
subissent une double injustice : celle
d’être colonisés sous occupation, et
celle de ne pas avoir droit au même
traitement médiatique, parce que leurs
oppresseurs sont les Israéliens. Une
terrible chape de plomb pèse sur cette
question et tout le monde a peur. Le
statut des Palestiniens serait de
moindre importance que celui de tous les
opprimés de la terre, parce qu’en face
il y a Israël ? J’ai décidé que jamais
je ne me tairais et que je n’acceptais
pas cette défense des opprimés à
géométrie variable.
Claude-Henry du Bord:
Il n’y a pas de degrés dans l’injustice…
Tariq Ramadan: Non,
vous avez raison. J’en suis arrivé à
déterminer trois angles différents
vis-à-vis de ce conflit. Le premier
consiste à toujours se rappeler
l’Histoire, les faits et l’évolution de
la situation. On ne peut pas s’engager
dans le conflit palestinien en niant les
données historiques et faire comme s’il
n’y avait rien à dire ou à retenir de
l’entreprise de colonisation d’une terre
où vivait un peuple. Certes, on ne peut
pas toujours parler du passé sans
rechercher des solutions au présent,
mais ces solutions ne se trouveront pas
sans référence à ce passé : la question
des réfugiés à l’étranger nous le
rappelle constamment. L’histoire permet
d’apprécier les subjectivités et de
comprendre comment les choses ont évolué
et sont interprétées.
Le deuxième élément est la question
religieuse. Car il y a, bien sûr, une
donnée religieuse dans ce conflit, mais
que l’on réduit souvent à l’opposition
« musulmans contre juifs » ou « Arabes
contre Juifs ». Cette approche est
erronée, binaire et très dangereuse. Il
faut la dépasser. Paradoxalement, c’est
en faisant entendre plus de voix
religieuses que ce conflit sera moins
réductible à la dimension d’une équation
religieuse. J’ai rencontré au Vatican
des cardinaux, notamment le père Georges
Cottier, qui fut le conseiller du pape.
Je lui ai dit qu’il fallait que les
chrétiens s’expriment et réclament un
accès égal aux lieux saints. Des
organisations palestiniennes chrétiennes
de la théologie de la libération, comme
Sabeel, sont engagées dans la résistance
et n’en font pas, bien sûr, une affaire
qui opposerait juifs et musulmans. Ces
voix doivent se faire entendre, avec des
voix hindoues, bouddhistes, agnostiques
ou athées, pour dire et affirmer que les
lieux saints doivent être protégés et
que chaque religion doit avoir un accès
égal auxdits lieux, sans
discriminations. La multiplicité de ces
voix religieuses, sur une position
claire quant aux statuts des religions,
rend paradoxalement ce conflit moins
religieux et plus politique, ce qu’il
est dans les faits.
Le troisième axe est donc celui de la
question politique. Il faut aborder ce
conflit dans tous ses aspects,
politiques, géostratégiques et
économiques. On ne peut pas se taire et
observer passivement l’oppression d’un
peuple, son humiliation continue, et
constater sans état d’âme la
« conspiration du silence » de règle
autour de ce conflit. Mais on se heurte
à des politiques et à des lobbies très
puissants. Pendant six ans, j’ai été
interdit de territoire aux États-Unis à
cause de mes prises de positions sur la
Palestine et l’Irak. J’ai dit et répété
aux agents du Homeland Security, comme
avant aux représentants du Congrès juif
américain venus me voir à Paris, que les
résistances palestinienne et irakienne
étaient légitimes. J’ai ajouté que les
moyens de lutte devaient être justes et
éthiques, qu’il ne pouvait s’agir de
justifier le meurtre d’innocents
israéliens, irakiens, américains ou
autres. Le fait d’aller tuer un enfant
de huit ans à Tel-Aviv n’est pas
acceptable ; mais résister à l’armée
israélienne, c’est la dignité du peuple.
Par ailleurs, je pense que le silence
autour de cette question alimente des
discours réactifs potentiellement
dangereux. En France, on alimente ainsi
le sentiment que la vie et la mort des
femmes et des hommes arabes ou juifs,
palestiniens ou israéliens, sont de
valeurs différentes. Et quand des
intellectuels comme Pierre-André
Taguieff, Michèle Tribalat ou Alain
Finkielkraut affirment qu’existe en
France un nouvel antisémitisme
essentiellement dû à des citoyens
d’origine arabe et de confession
musulmane, ils réduisent dangereusement
la réalité, éludent la question et ne
rendent pas compte des faits. Je l’ai
dit maintes fois à Alain Finkielkraut :
« Vos propos sont erronés et dangereux.
Votre soutien inconditionnel à Israël
est devenu une lunette qui vous empêche
de voir la France telle qu’elle est.
Vous êtes en train de créer les
tranchées que vous affirmez vouloir
combler ou dépasser. »
Peu de politiques sont courageux sur
cette question. Hubert Védrine, que j’ai
rencontré, paraissait l’être un peu plus
que d’autres, en privé comme en public ;
il a parfois défendu le droit des
Palestiniens, tout en restant prudent
car un soutien affiché, chacun le sait,
peut se révéler un véritable suicide
politique en France, en Europe ou aux
États-Unis. Il ne faut pourtant pas nier
ou oublier ce conflit. Ne pas en parler
dans les banlieues, c’est le meilleur
moyen de voir surgir une explosion si
d’aventure quelque chose se produisait
dans les territoires occupés. C’est la
façon d’en parler qui est déterminante :
comprendre les situations politiques, la
différence des réalités, établir des
liens quant aux oppressions sans
confondre les situations, etc. Et,
surtout, dire et répéter que
l’engagement citoyen ici est le meilleur
moyen de soutenir les opprimés là-bas.
Il faut donc parler, mais de façon
sereine, poser un cadre qui permette aux
gens de se retrouver et de dire : notre
engagement est citoyen et nous sommes du
côté des opprimés. Ce silence dont la
classe politique française est complice,
par peur, parfois par lâcheté, crée ce
que l’on dit vouloir refuser,
c’est-à-dire des vrais clivages, pas
simplement politiques, mais – le pire
des mots que l’on puisse employer en
France – des clivages
« communautaristes », des ghettos
d’appartenance…
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