Opinion
Émotion et spiritualité 1/5
Tariq Ramadan
Photo:
D.R.
Mardi 20 janvier 2015
On nous a volé la poésie, et beaucoup
d’imagination. Nous pensions que les
émotions venaient de l’intérieur de
notre être, de notre cœur, de nos
entrailles. Elles semblaient exprimer
nos sentiments, notre nature, notre
spontanéité et donc notre sincérité :
mes émotions sont ma liberté ; je suis
ce que disent de moi mes émotions. Or,
la réalité est bien moins romantique.
Les études contemporaines sur le
fonctionnement du cerveau humain nous
donnent une tout autre idée de la «
production » des émotions et de leur
«nature». Le vocabulaire utilisé par les
spécialistes des neurosciences est
troublant : dans la nouvelle géographie
du cerveau, il n’est point question d’un
paysage offrant libre cours à notre for
intérieur et à notre imaginaire, mais
bien plutôt d’une sorte de gare, ou même
d’un camp militaire, où tous les
mouvements sont minutieusement réglés et
répondent à une hiérarchie bien
déterminée. Il y a d’abord des signaux
émis par nos sens et envoyés vers le
thalamus qui va analyser le contenu des
informations reçues. Celles-ci sont
ensuite diffusées dans les aires du
néocortex (qu’on appelle parfois le «
cerveau pensant ») où elles sont
enregistrées et triées avant que se
prennent les décisions. Les données qui
ont trait aux émotions sont dirigées
vers le cerveau limbique et l’amygdale
(au sommet du tronc cérébral) qui va
réagir selon la nature des informations
reçues et «produire de l’émotion» : elle
déclenche la sécrétion d’hormones,
stimule le système cardiovasculaire,
mobilise les centres responsables du
mouvement, etc. L’amygdale est le «
siège de l’émotion » et elle diffuse des
signaux dans l’ensemble du cerveau :
avec la sécrétion de la norépinéphrine,
la réactivité du cerveau est augmentée
et les sens aiguisés. Les informations
émises au tronc cérébral vont accélérer
le rythme cardiaque, élever la tension,
ralentir la respiration et produire les
expressions du visage (joie, frayeur,
etc.). Le neurologue américain Joseph
LeDoux a découvert, il n’y a pas si
longtemps, qu’il existe un faisceau de
neurones qui ne passe pas par le
néocortex mais relie directement le
thalamus à l’amygdale. Un certain nombre
de signaux produisant des réactions
émotives ne passent donc pas par le
centre du « cerveau pensant », mais
empruntent une voie plus courte, par
l’intermédiaire d’une seule synapse,
vers l’amygdale qui va déclencher des
réactions immédiates. « Le système qui
gouverne les émotions peut agir
indépendamment du néocortex », affirme
LeDoux, pour expliquer comment nos
émotions prennent parfois le dessus sur
notre raison et nous entraînent à réagir
de façon incontrôlée, exagérée ou
apparemment complètement folle. Nous
sommes alors sous « le pouvoir de
l’émotion » car notre néocortex a été
pris de court, son pouvoir
court-circuité par la réactivité
immédiate de l’amygdale.
Il s’agit bien d’un vocabulaire de
camp militaire où toutes les instances
sont soumises à un ordre et à des
directives et où les centres
d’information et de pouvoir peuvent
perdre la maîtrise du système entier
quand certains signaux – informations –
ne passent plus par le chef du bureau
exécutif, le néocortex, le cerveau
pensant. Nos émotions ne sont donc que
des réactions physiques produites par
des signaux, des stimuli et des
sécrétions d’hormones dont l’intensité
dépend de la voie que le faisceau de
neurones a empruntée pour parvenir au
cerveau limbique. Où sont donc passés
les élans de notre cœur et la profondeur
de notre sincérité si visibles par la
manifestation de notre joie ou le flot
continu de nos larmes, la beauté de
notre émotion spontanée et libre ? Tout
cela ne serait donc que neurones,
synapses et hormones dans un cerveau où
l’administration vit de profondes
tensions et où deux instances se
disputent le pouvoir. Le néocortex tient
à gérer l’information et à permettre au
sujet de maîtriser la réaction aux
signaux reçus par les sens alors que
l’amygdale produit des sécrétions
immédiates qui peuvent prendre
possession du cerveau et lui faire
perdre le contrôle de la situation. Le
psychologue américain Daniel Goleman
parle même de « coup d’État émotionnel »
pour expliquer ce renversement de
l’autorité, ce bouleversement total des
rapports de force, que représente la
prise de pouvoir de l’amygdale sur la
plus grande part du cerveau. Le sujet
perd la maîtrise de soi et se retrouve
sous l’emprise totale de ses émotions :
il ne décide plus de rien, les émotions
ont raison de sa raison et de son
pouvoir de décision. Un véritable «coup
d’État» au sein du camp militaire dont
la fonction était pourtant de maintenir
un ordre rigoureux à l’intérieur afin de
prévenir les assauts pouvant provenir de
l’extérieur. Voilà que le potentiel
ennemi, le réel danger, provient du
système lui-même et des conflits
d’autorité qui s’expriment en son sein.
Nous sommes bien loin de la poésie
des émotions et des élans spontanés de
l’imagination libre. Les neurosciences
nous ont donc volé et la poésie et la
liberté. Nos émotions sont d’abord le
produit de signaux et de stimuli et dans
l’amygdale, qui en est le siège, il est
toujours question de luttes d’influence
et de tensions. Selon l’intensité des
signaux qui sont véhiculés par les
faisceaux neuronaux respectifs, on
assiste même à des révolutions de
palais, et l’individu est alors
l’esclave de ses affects. La neurologie
nous renseigne sur des caractéristiques
physiologiques qui sont des plus
intéressantes sur les plans
psychologique et philosophique :
l’émotion est le résultat d’une
relation, parfois maîtrisée, parfois
tout à fait conflictuelle, entre le
siège de la pensée et celui de
l’affectivité et c’est la vitesse,
l’immédiateté de la réactivité qui
permettent son expression la plus vive
et la plus intense. Tension, réactivité,
intensité, immédiateté, voilà
quelques-unes des caractéristiques de
l’émotion : on a gagné en connaissance
objective ce que l’on a perdu en poésie
et il faut en tirer le meilleur parti.
Le paradoxe et l’illusion des affects
tiennent au fait que nous croyons
exprimer par eux, en toute liberté, la
spontanéité de notre être alors que la
neurologie nous rappelle qu’il s’agit
exactement du contraire : les émotions,
de basse ou de grande intensité,
résultent toujours d’une réactivité dont
le contrôle est limité (ou totalement
absent) et qui détermine les modalités
de notre agir à l’instant précis où nous
ne sommes justement pas libres.
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