Religion
Rapides évolutions, silencieuses
révolutions
Tariq Ramadan
© Tariq
Ramadan
Mardi 19 avril 2016
Les problèmes du moment peuvent parfois
nous faire perdre de vue la perspective
historique et nous faire sombrer dans un
pessimisme pourtant peu justifié. En
moins de deux générations, on a pu
observer des évolutions
extraordinairement rapides dans la
pensée autant que dans la compréhension
que les musulmans avaient de
l’environnement occidental et européen.
Rien n’était facile pourtant car, comme
je l’ai dit, les premières générations
étaient souvent très modestes sur le
plan du statut social et de l’éducation
et, surtout, elles apportaient avec
elles une somme de confusions dont il
n’était pas facile de se départir.
La première attitude naturelle était de
considérer que les pays européens
étaient des terres étrangères où il
fallait vivre comme étrangers. La
compréhension du sens et des fondements
de la sécularisation reposait de
surcroît sur un malentendu historique :
pour les Africains du Nord, les
Asiatiques et les Turcs, la
sécularisation était synonyme d’un
système importé, imposé par les
colonisateurs ou appliqué par le chef de
l’État, à l’image de Kamal Atatürk, de
Habib Bourguiba de Hafez al-Assad ou de
Saddam Hussein, à la faveur de
politiques dictatoriales. La
sécularisation et la laïcité ont été
surtout perçues comme des processus de
« désislamisation », d’opposition à la
religion[1],
avec leur lot de mesures répressives :
il était historiquement et factuellement
impossible d’associer le « sécularisme »
ou la « laïcité » avec la liberté et la
démocratisation. En arrivant en Europe,
les premières générations portaient en
elles (et souvent portent encore) ces
perceptions et ce passif négatif. À cela
s’ajoute une confusion de taille entre
le donné culturel et la référence
religieuse : pour beaucoup, être et
rester musulmans signifiait être
musulmans comme ils l’avaient été au
Maroc, en Algérie, au Pakistan ou en
Turquie. Il était donc d’abord question
d’être un musulman marocain, algérien,
pakistanais ou turc en Europe et non pas
un musulman en Europe et encore moins un
musulman européen. Pour beaucoup,
notamment parmi les Arabes, les Turcs et
les Africains, il ne pouvait être
question de prendre la nationalité du
pays d’accueil puisqu’un jour ils
retourneraient « chez eux ». Certains
savants musulmans (‘ulamâ)
confirmaient ces appréhensions en
affirmant que la résidence en Europe
n’était permise qu’en cas de nécessité,
qu’il s’agissait là d’une tolérance
légale (rukhsa) et qu’il ne
pouvait être question de rester dans des
pays où il était permis de boire de
l’alcool et où la morale religieuse
n’était point respectée.
En moins de deux générations, la
compréhension a bien changé. Le discours
musulman très majoritaire aujourd’hui
revendique sa présence en Occident et en
Europe. De même, le rapport à la
sécularisation et à la laïcité a été
revu après que les savants, les
intellectuels et les leaders ont compris
(en étudiant les principes de la
sécularisation) que la séparation de
l’Église et de l’État ne consistait pas
à faire disparaître les religions mais
plutôt à réguler égalitairement leur
présence dans l’espace public pluriel
(et plus ou moins neutre). Les jeunes
n’ont plus de problème de conscience à
prendre la nationalité des pays
européens, à se présenter comme des
citoyens engagés et participant à la vie
sociale, politique et culturelle de leur
pays. Ils sont des millions à respecter
paisiblement et quotidiennement les lois
alors que l’on semble être obsédés, dans
les medias et le public, à soupçonner un
problème intrinsèque à l’islam, à cause
des quelques littéralistes ou
extrémistes (violents ou non) qui disent
ne pas reconnaître les lois
occidentales. Une réflexion critique à
été entamée vis-à-vis des cultures
d’origine (arabes, asiatiques ou
turques) qui ne sont pas toujours très
respectueuses des principes fondamentaux
de l’islam : les habitudes discutables,
les réflexes patriarcaux, le non-respect
du droit des femmes, les pratiques
traditionnelles faussement associées à
la religion (excisions, mariages forcés,
etc.) ont fait l’objet de révision.
Il reste bien sûr des problèmes et
les nouveaux migrants ne cessent (et ne
cesseront) de faire ressurgir des
anciennes questions que les musulmans
présents depuis plus longtemps ont déjà
dépassées[2].
Il est vrai également que tous les pays
ne sont pas au même niveau d’évolution :
les musulmans français et britanniques
ont une plus longue expérience des
sociétés occidentales et sont bien en
avance quant à la réflexion et aux
activités menées, mais il faut remarquer
que le processus s’accélère et que les
autres communautés musulmanes à travers
l’Europe tirent profit de ces acquis et
vont désormais plus vite dans
l’élaboration de leur compréhension des
réalités européennes. Le rôle de
certains leaders convertis à l’islam est
également déterminant dans cette
évolution[3].
On parle aujourd’hui d’être des
musulmans en Europe et, de plus en plus,
on se définit comme des musulmans
européens ou des Européens musulmans.
Sur le terrain, les activités sont de
plus en plus ouvertes sur la société et
de nombreux savants et leaders, femmes
ou hommes, établissent localement et
nationalement des ponts avec leurs
concitoyens et les autorités politiques.
Il s’agit bel et bien d’une révolution
silencieuse qui n’intéresse pas
directement les medias car elle se fait
dans le temps plus long des générations
mais, encore une fois, à l’aune du temps
historique des mouvements de
populations, ces évolutions sont
révolutionnaires et phénoménales. On
n’en a pas encore pris toute la mesure
et il est certain aujourd’hui, comme je
l’écrivais déjà en 1999 dans mon ouvrage
Être musulman européen[4],
que l’expérience européenne et
occidentale a déjà, et va avoir encore
davantage un impact très important sur
l’islam mondial et, bien sûr, sur les
sociétés majoritairement musulmanes.
Il ne faut pas manquer de relever ici
le réveil de la spiritualité et de la
quête de sens parmi les Européens
musulmans. L’islam est tellement perçu
comme un problème aujourd’hui que les
savants ou intellectuels musulmans sont
souvent invités à expliquer ce que
l’islam n’est pas à la lumière des défis
rencontrés. Or, l’islam est d’abord une
réponse pour la majorité des consciences
et des cœurs musulmans qui fait écho à
une quête de sens au cœur des sociétés
riches et industrialisées. On n’en parle
presque jamais et, pourtant, il s’agit
là de l’essence du fait religieux : des
millions de musulmanes et de musulmans
vivent l’expérience religieuse comme une
initiation spirituelle, une
réconciliation avec le sens, une
recherche de libération de l’être dans
un monde global de l’apparence, de
l’avoir et de la consommation
excessives. Être Européen musulman,
c’est aussi vivre la tension spirituelle
d’une foi qui appelle à libérer l’être
et d’un quotidien qui semble la
contredire et l’emprisonner. Une
expérience difficile pour le bouddhiste,
l’hindou, le juif, le chrétien ou le
musulman… une expérience difficile pour
tout être humain qui désire rester libre
avec ses valeurs et aimerait également
offrir à ses enfants les instruments de
leur liberté. Il serait bon, au cœur de
tous ces débats, de ne pas négliger
cette dimension religieuse, spirituelle
et philosophique essentielle.
[1] Une des traductions arabes de la
sécularisation est « al-lâdîniyya » :
le système areligieux ou sans religion.
[2]. Une politique intelligente
consisterait à utiliser les citoyens
musulmans depuis longtemps installés en
Occident, afin d’aider les nouveaux
migrants en butte à des problèmes de
conscience et de conflit culturel. Or,
aujourd’hui, les discours politiques
instrumentalisant la peur font
exactement le contraire : ils utilisent
dangereusement les difficultés, et
certaines anecdotes choquantes,
concernant les nouveaux immigrants, pour
jeter la suspicion sur tous les
musulmans, les citoyens comme les
nouveaux immigrés.
[3]. Ce n’est pas toujours le cas :
certains convertis, au lieu de tirer
parti de leur connaissance de la
société, se mettent dans une position
d’auto-marginalisation et
d’auto-ségrégation et deviennent des
étrangers dans leur propre société.
[4]. Éditions Tawhîd, Lyon, 1999.
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