Réseau Voltaire
De qui la Crimée est-elle le pays ?
Sergeï Khrouchtchev
Vendredi 25 avril 2014
Selon Sergueï Khrouchtchev, fils de
Nikita Khrouchtchev et chargé de
recherche dans une université
états-unienne, la Crimée n’a jamais fait
partie de l’Ukraine pour des raisons
autres que bureaucratiques. En réalité
cette terre est russe depuis des
siècles, et Washington a tort d’en faire
une telle pomme de discorde contre
Moscou.
Le 16 mars 2014,
le référendum de Crimée s’est
déroulé sans le moindre combat ni
affrontement, sur lesquels Kiev et
Washington comptaient pourtant pour
discréditer ce processus électoral.
En conséquence, le référendum eut
lieu sans incident notable : 83 % de
la population votèrent. Et sur ce
nombre, 96,7 % — Russes, Ukrainiens
et même quelques Tatars — se
prononcèrent pour la sécession de
l’Ukraine et pour son annexion par
la Russie. Le scrutin fut surveillé
par 135 représentants de 23 pays
ainsi que par 240 observateurs de la
société civile et des partis
politiques de Crimée.
Tous confirmèrent à l’unanimité
n’avoir remarqué aucune irrégularité
notable ; ils confirmèrent également
que toute la population avait pu
voter librement, sans subir la
moindre pression.
Pendant toute la nuit, sur les
places de Simferopol, la capitale
criméenne, et ailleurs en Crimée,
les gens se sont réjouis, ont ri, se
sont embrassés, ont dansé, ont tiré
des feux d’artifice. À Kiev, tout le
monde faisait grise mine.
Et à Washington, les cerveaux de
l’administration Obama se
demandaient fébrilement ce qu’ils
allaient bien pouvoir trouver
d’autre pour donner du fil à
retordre à ces Criméens
récalcitrants. Compte tenu de leur
expérience en la matière, il leur
viendra forcément une idée. Après
tout, cela fait longtemps que les
Irakiens, les Iraniens, les Syriens,
les Libyens et les Libanais ont
cessé de faire la fête.
Liens illusoires
Ce que les Criméens désiraient
par-dessus tout, c’était briser les
liens illusoires qui les attachaient
à l’Ukraine. Entre l’Ukraine et la
Crimée, en effet, le divorce est
houleux : ces vingt dernières années
ont été marquées par une tension
continuelle, culminant par un
scandale qui a progressivement
impliqué plusieurs autres pays.
Certains prirent le parti de
l’Ukraine et d’autres non. Qui a
tort, qui a raison ? Il est
difficile de trancher.
Il n’en demeure pas moins qu’à
cause de ce scandale, la Crimée et
l’Ukraine sont devenus des sujets de
conversation courante. Et pourtant,
bien peu connaissent l’historique de
cette situation.
C’est pourquoi je commencerai par
évoquer l’histoire. La Crimée est
une presqu’île sur la côte nord de
la mer Noire, reliée au continent
européen par un isthme étroit. Il y
a 2 500 ans, les Grecs y établirent
une colonie qui incluait la partie
occidentale de la péninsule, où ils
fondèrent le port de Chersonèse,
l’actuelle Sébastopol.
Rappelez-vous ce nom : nous y
reviendrons. Plus tard, les Romains
succédèrent aux Grecs, et après eux
la péninsule resta inhabitée pendant
quelque temps.
Durant cette période de
désertion, en 854, les Vikings
établirent un comptoir sur les rives
du Dniepr, fleuve qui traverse le
continent européen du nord au sud.
Il était en effet plus facile pour
eux d’emprunter ce fleuve pour
atteindre Byzance et ses richesses
que de contourner l’Europe sur des
mers capricieuses.
Peu à peu, ils soumirent les
tribus locales, et c’est ainsi que
naquit l’ancien royaume de la Russie
kievienne. Ce royaume s’étendit
progressivement jusqu’à atteindre la
Crimée. Mais tout s’effondra d’un
seul coup en 1240, lors de la prise
de Kiev par les Mongols, qui
laissèrent la cité en ruine. Elle le
resta pendant de nombreuses années.
Tandis que les rives du Dniepr
restaient orphelines, les Génois
s’installaient en Crimée. Un siècle
plus tard, Kiev, récemment
reconstruite, tomba sous l’autorité
d’une puissance émergente, la
République des Deux Nations, née de
l’union du royaume de Pologne et du
grand-duché de Lituanie. Durant
cette période, qui s’étendit
jusqu’au XVe siècle, apparut au
nord-est l’État de Moscou, qui
intégrait les vestiges de l’Empire
mongol.
Les Tatars envahirent la Crimée
en 1428, en chassèrent les Génois et
s’y installèrent définitivement.
Mais qui sont donc ces Tatars ? Ils
constituent l’un des héritages de
l’expansion mongole. Genghis Khan,
qui souhaitait préserver les soldats
mongols de son armée, envoyait sur
les lignes de front des hommes
choisis parmi les peuples conquis.
Or les Tatars figuraient parmi
les premiers de ces peuples soumis
par Gengis Khan. Depuis cette
conquête, il les faisait batailler
tout autour du monde. Après
l’éclatement de son empire, certains
Tatars retournèrent dans leur
patrie, tandis que les autres
s’installaient où ils se
trouvaient : par exemple au bord de
la Volga — ce sont les Tatars
d’Astrakhan et de Kazan — et à
Crimée.
Les Tatars de Crimée étaient de
proches alliés de l’Empire ottoman ;
en tant que tels, ils combattirent
la Russie et la Pologne, qui à cette
époque contrôlaient le territoire
correspondant à l’Ukraine
d’aujourd’hui.
Entre-temps, des serfs russes et
polonais en fuite s’étaient
installés sur l’île de Hortitsa, sur
le Dniepr, et s’étaient donné le nom
de Cosaques. Vivant de pillages, ils
attaquaient tantôt les Tatars,
tantôt les Polonais. Avec le temps,
leur puissance ne fit qu’augmenter,
et les Cosaques devinrent une force
très organisée, en conflit constant
avec la Pologne.
Deux Ukraines ?
Dans le deuxième quart du XVIIe
siècle, les Cosaques, sous le
commandement de Bogdan Khmelnytsky,
attaquèrent une nouvelle fois la
Pologne, mais ils furent vaincus.
Khmelnytsky réussit à sortir de
l’impasse en signant avec le tsar
russe, en 1654, un traité qui
mettait l’est de l’Ukraine sous la
protection de Moscou.
La partie occidentale de
l’Ukraine resta aux Polonais, passa
ensuite sous l’autorité de l’Empire
austro-hongrois, puis fut de nouveau
récupérée par la Pologne. En
conséquence, les Ukrainiens se
trouvèrent divisés entre deux
branches : celle de l’Est et celle
de l’Ouest.
Indépendant de la Russie mais non
de l’Empire ottoman, le khanat de
Crimée exista jusqu’en 1783, année
où il fut conquis par l’armée de
l’impératrice Catherine II de
Russie, qui établit un port à
l’emplacement de l’antique
Chersonèse pour y accueillir sa
flotte russe de la mer Noire. Ce
nouveau port reçut le nom de
Sébastopol. Dès lors, l’Ukraine et
la Crimée firent partie de l’Empire
russe unifié. La Crimée, avec son
climat doux et ses plages de galets,
devint une destination de
prédilection pour tous les Russes,
qu’ils fussent tsars, aristocrates
ou même simples sujets, pourvu
qu’ils en eussent les moyens.
Tout cela continua jusqu’à la
Première Guerre mondiale, plus
précisément jusqu’en 1917, lorsque
la Révolution russe détruisit le
régime tsariste et abolit ses lois.
Une époque, aussi, où tout semblait
possible. Les régions de la
périphérie en profitèrent, et
l’Ukraine n’y fit pas exception :
elle déclara son indépendance.
Sur la carte de l’Europe, il y
avait en fait deux Ukraines : une
Ukraine orientale avec Kiev pour
capitale et une Ukraine occidentale
qui était le territoire reconquis
sur l’Empire austro-hongrois pendant
la guerre. Mais tout changea en mars
1918, lorsque les bolcheviques
signèrent avec l’Allemagne un traité
par lequel ils lui concédaient
l’Ukraine.
Comme il est impossible d’occuper
un territoire sans frontières, les
généraux allemands dessinèrent les
limites de l’Ukraine selon leur
propre conception, et ils y
inclurent la Crimée. Ils y firent
entrer leur armée, étouffèrent dans
l’œuf l’indépendance de l’Ukraine et
se préparèrent à y rester un bon
bout de temps.
Cependant, en 1918, l’Allemagne
fut défaite par l’Entente cordiale
et son armée fut forcée de quitter
l’Ukraine. L’Ukraine devint alors
une république soviétique et
participa à l’édification de
l’Union, mais sans la Crimée, qui
s’était intégrée à la République
socialiste fédérative soviétique de
Russie.
Après la Seconde Guerre mondiale,
l’Ukraine récupéra les régions
occidentales et acquit les
frontières que nous lui connaissons
aujourd’hui. Sur le fleuve Dniepr,
l’une après l’autre, des centrales
hydroélectriques furent construites.
En 1950, ces installations
atteignirent le cours inférieur du
fleuve. Il fut alors décidé que
l’eau du barrage de la centrale
hydroélectrique de Kakhovka ne
servirait pas tant à produire de
l’électricité qu’à irriguer les
terres arides de l’Ukraine
méridionale et de la Crimée.
À la fin de 1953, lors de la
préparation du plan quinquennal de
1955 à 1960, ce système prévoyait
deux canaux d’irrigation : le canal
d’Ukraine du Sud et le canal de
Crimée du Nord. Le premier devait
traverser tout le territoire
ukrainien, tandis que le second
partait de l’Ukraine pour se
terminer en Crimée, c’est-à-dire en
République fédérale socialiste de
Russie. Les planificateurs
estimèrent que dans ces
circonstances, l’autorité sur la
construction devait être partagée en
deux, ce qui risquait de compliquer
et de ralentir le processus. Ils
proposèrent donc au gouvernement la
solution suivante : étant donné que
le canal traversait le territoire
ukrainien sur sa plus grande
longueur, la partie restante, ainsi
que le reste de la péninsule de
Crimée, passerait de l’autorité de
Moscou à celle de Kiev.
Mon père, Nikita Khrouchtchev,
alors dirigeant de l’Union
soviétique, approuva cet argument,
d’autant plus aisément qu’une
commémoration historique se
profilait à l’horizon de février
1954 : le tricentenaire du
rattachement de l’Ukraine à la
Russie. Le Haut Conseil de la
République fédérale de Russie décida
donc de faire passer la Crimée sous
autorité ukrainienne. Ainsi, la
péninsule passa sous la juridiction
de Kiev, mais cette passation
n’était que formelle. En réalité, la
Crimée continuait d’appartenir à
l’Union soviétique et restait comme
avant la destination de vacances des
Russes.
La fin de
l’Union soviétique ?
Comment se termina tout cela ? À
la fin de 1991, une atmosphère de
révolution planait en Union
soviétique. Les républiques
soviétiques, y compris l’Ukraine,
commençaient à parler
d’indépendance. Elles ne se
contentaient d’ailleurs pas d’en
parler : elles passèrent à l’acte,
fût-ce en dépit de la Constitution.
Les présidents de trois républiques
soviétiques se réunirent un jour
dans la forêt de Bialowieza : Boris
Eltsine (Russie), Leonid Kravtchouk
(Ukraine) et Stanislaw
Chouchkievitch (Biélorussie). Tous
trois s’accordaient sur le fait que
le président de l’Union soviétique
alors en exercice, Mikhaïl
Gorbatchev, leur tapait sur les
nerfs. Ils décidèrent de se
débarrasser de lui et de l’Union
soviétique en même temps.
Avant de signer le document, ils
se mirent à table pour déjeuner.
Mais, ainsi que Leonid Kravtchouk le
confia dans une interview, il
restait une incertitude : que faire
de la Crimée ? Officiellement, elle
faisait partie de l’Ukraine, mais en
réalité… Il entreprit de poser la
question à Eltsine, mais à ce moment
précis ce dernier n’était pas
d’humeur à s’occuper du problème. Il
n’avait qu’une chose en tête :
chasser Gorbatchev du Kremlin. Il
était là, assis, avalant verre sur
verre, devant le pauvre Kravtchouk
qui remettait sans cesse la Crimée
sur le tapis. Eltsine lui fit signe
de s’en aller. Kravtchouk n’insista
plus et partit, la Crimée sous le
bras : la péninsule devint une
région autonome au sein de l’Ukraine
indépendante. Cependant, elle ne fit
jamais complètement partie de
l’Ukraine et se sentit toujours
marginalisée dans ce nouvel État.
Tout cela aurait pu continuer
indéfiniment, mais c’était sans
compter sans la révolte dite « de
Maïdan ». À la fin de 2013, les
Ukrainiens de l’Ouest, mécontents du
président Viktor Yanoukovitch, se
rassemblèrent à Kiev sur la place
Maïdan et renversèrent l’autorité
abhorrée des Ukrainiens de l’Est. Le
président parvint à s’échapper
tandis que les insurgés, faisant fi
de la Constitution, prirent le
pouvoir. La Crimée se hâta de
profiter des événements : en effet,
puisqu’un coup d’État
anticonstitutionnel pouvait avoir
lieu à Kiev, pourquoi ne pas faire
la même chose en Crimée ? Ils
annoncèrent donc un référendum sur
leur sécession de l’Ukraine.
Constitutionnellement, une telle
action est illégale, mais selon la
même constitution, le gouvernement
actuel de Kiev est tout aussi
illégal. Cela n’a pas empêché tout
le monde de le reconnaître, jusqu’au
président des États-Unis. Alors
pourquoi les Criméens auraient-ils
moins le droit d’en faire autant ?
Ce référendum de Crimée, en vérité,
n’a pas moins valeur d’autorité que
le gouvernement de Kiev.
La Crimée n’est pas, et de loin,
la première entité à conquérir ainsi
son indépendance, et n’est
certainement pas la dernière. Par le
passé, les États-Unis se sont
affranchis de l’Empire britannique,
et le Kosovo, plus récemment, s’est
séparé de la Serbie. En vérité,
c’est ainsi que de nombreuses
nations sont devenues indépendantes,
de l’Abkhazie à l’Algérie en passant
par le Haut-Karabakh, le
Timor-Oriental, l’Ossétie du Sud, la
Tchécoslovaquie — qui s’est divisée
en République tchèque et en
République slovaque —, et peut-être
bientôt l’Écosse (qui se prononcera
bientôt par référendum sur son
indépendance).
Et en 1991, c’est contre la
Constitution soviétique que
l’Ukraine a acquis son indépendance.
La liste ne cesse de s’allonger,
c’est un processus naturel du
développement dynamique du monde :
quand les uns déclarent leur
indépendance, les autres en perdent
leurs colonies et les régions qu’ils
ont soumises. C’est un processus
douloureux, mais à la longue nous
nous y sommes habitués. Cependant,
lorsque le scandale international de
la Crimée a éclaté, il a entraîné
dans son tourbillon des pays qui,
jusqu’en 2014, ignoraient
pratiquement tout de cette
péninsule.
Théories
infondées
Et pourquoi ce tourbillon ? Parce
que les États-Unis en avaient décidé
ainsi, raisonnant selon des théories
de leur cru sans tenir compte des
réalités internationales. Par
exemple, il fut un temps où les
États-Unis souscrivaient avec
enthousiasme à la théorie des
dominos, qui peut s’énoncer ainsi :
si les États-Unis perdent une seule
nation de leur zone d’influence,
cela provoquera instantanément
l’effondrement du monde entier.
Ainsi qu’on le comprit plus tard,
cette théorie n’était même pas une
théorie mais bien une fantasmagorie.
Et pourtant cette fantasmagorie a
causé la perte d’innombrables vies
états-uniennes et dans le reste du
monde.
Et maintenant, les États-Unis
sont en proie à une autre
fantasmagorie : s’ils laissaient,
croient-ils, une seule des anciennes
républiques satellites de l’Union
soviétique se rapprocher de la
Russie, alors cette Union se
reformerait, provoquant le retour de
la Guerre froide. L’impossibilité
d’un tel scénario, au bout de
vingt-cinq ans d’indépendance de ces
républiques, ne les effleure même
pas. Pour les États-uniens, le
fantasme semble l’emporter sur la
réalité.
Et naturellement, chacun peut
voir les efforts faits par les
États-Unis pour démontrer que le
monde d’aujourd’hui n’est autre que
le « monde américain » : c’est
Washington qui décide de tout, de
qui est méritant et de qui ne l’est
pas. C’était ainsi, jadis, au temps
de la Pax Romana. Jusqu’à la
chute de Rome, bien entendu.
Et donc, les États-Unis dictent
leur bon vouloir, qui est pour une
large part le produit de leurs
intérêts domestiques et reflète les
luttes internes entre leurs
différentes forces politiques. Ils
imposent leur volonté au reste du
monde et ne reculent jamais de leur
position, pas même d’un centimètre,
même si cette position est
totalement erronée.
En outre, le président Barack
Obama passe, à tort ou à raison,
pour un président au caractère
faible, ce qui donne l’impression
que le moindre événement qui se
produit dans le monde implique de
facto les États-Unis. Je ne sais
pas si Barack Obama est fort ou
faible, et personnellement je le
trouve assez sympathique, mais la
faiblesse ou la force d’un homme
politique est un élément de toute
première importance dans la vie
politique mondiale.
Un homme politique fort, un
leader fort, n’a besoin de prouver
ni à lui-même ni à son entourage
politique ce qui est évident pour
tout le monde. Il se sent libre de
ses mouvements, participe aux
négociations avec ses opposants,
cherche à faire comprendre sa
position et à comprendre celle de
ses interlocuteurs. Il est prêt à
faire des compromis raisonnables et
parvient toujours à une décision,
même dans les situations les plus
extrêmes. L’attitude du président
John F. Kennedy et de Nikita
Khrouchtchev, président du Conseil
des ministres — deux hommes
politiques au caractère trempé —,
lors de la crise des missiles de
Cuba est un bon exemple d’une telle
force : tous deux réussirent à
trouver une solution dans des
conditions acceptables de part et
d’autre.
Un homme politique au caractère
faible cherche constamment à
démontrer à son entourage et à
lui-même qu’il n’est pas réellement
ce que les autres pensent de lui. Il
cherche à prouver sa force, qui en
réalité ressemble davantage à de
l’obstination. S’il change d’avis
après avoir fait une déclaration, il
ne fait que prouver sa faiblesse,
d’autant plus qu’il évite les
négociations d’homme à homme parce
qu’il les redoute.
Au lieu de cela, il envoie des
émissaires chargés de consignes
rigides et inflexibles, trace sans
arrêt des lignes rouges, recourt à
la menace et aux sanctions, et exige
la capitulation de son vis-à-vis :
c’est là un mode de négociation vain
et contre-productif. En effet, la
capitulation ne saurait être
acceptée par aucune nation qui se
respecte.
Par conséquent, l’homme politique
faible a tendance à précipiter
immédiatement la situation dans un
conflit au lieu de trouver une
solution. Il n’agit ainsi que pour
prouver, à lui-même et à autrui, sa
puissance illusoire, et pour cela il
est prêt à sacrifier des milliers de
vies humaines. Il est prompt à
imposer des sanctions qui causeront
la souffrance de millions d’êtres
humains. Ce faisant, il ne nuit pas
seulement au partenaire-opposant,
mais aussi à son propre pays. C’est
pourquoi les sanctions ne se
contenteront pas de frapper
l’ennemi : elle priveront aussi les
États-Unis de millions de clients
potentiels. Tout cela pour prouver
une chose et une seule : qu’il n’est
pas un président faible.
Leçons de
l’histoire
Je le répète : je ne sais pas si
Obama est un homme politique au
caractère faible, mais la situation
« sans compromis » qu’il est en
train de bâtir autour de la Crimée
correspond au modèle que je viens de
décrire. Le président états-unien a
délibérément œuvré pour former une
coalition gouvernementale qui ne
reconnaît pas les droits du peuple.
Et cela contredit le principe même
qui a été érigé par ses propres
prédécesseurs.
Souvenons-nous de Woodrow Wilson,
qui affirma le droit de chaque
nation à l’autodétermination et à la
formation d’un État souverain. Ou le
président Clinton, qui n’hésitait
pas à recourir à la force militaire
pour convaincre Slobodan Milosevic
d’accorder aux Albanais du Kosovo le
droit de se constituer en État.
À présent, tout va dans le sens
opposé. Le peuple de Crimée est
menacé de sanctions et de
représailles directes de l’autorité
de Kiev. Et parce qu’elle déclare
son soutien à la Crimée, la Russie
aussi est menacée de sanctions. Une
telle politique a-t-elle des chances
de réussir ? J’en doute. Je crois
plutôt qu’elle aura l’effet
inverse : elle intensifiera la lutte
pour l’indépendance du peuple
criméen et encouragera la Russie à
témoigner encore plus fermement son
soutien à cette lutte.
Rappelons-nous comment, au XIXe
siècle, la Russie avait fermement
affirmé son soutien au mouvement de
libération des Bulgares contre le
joug turc.
Quant aux sanctions, elles sont
évidemment pénibles, mais l’exercice
d’une telle pression est une insulte
au sentiment national et ne fera
qu’inciter les Russes à manifester
une résistance encore plus radicale.
Un tel phénomène s’est déjà produit
plus d’une fois dans l’histoire.
Pendant la guerre de Crimée
(1853-1855), Sébastopol résista à un
long siège mené conjointement par
les Anglais, les Français et les
Turcs ; et en 1941 et 1942, la ville
résista à l’armée allemande pendant
presque une année. Dois-je également
rappeler le siège de Leningrad, qui
dura neuf cents jours ? Les
assaillants s’appuyaient, là aussi,
sur la certitude d’une capitulation,
mais les assiégés en décidèrent
autrement et finirent par
l’emporter. Et maintenant, ces
sanctions…
Bénéfices
financiers pour tout le monde ?
Il y a un point positif dans
cette triste histoire : les lourds
nuages venus de Crimée ont provoqué
une pluie d’or sur l’Ukraine.
Celle-ci a reçu de l’Occident plus
de subsides financiers qu’elle ne
pouvait en rêver. Le nouveau
gouvernement est-il capable de s’en
servir intelligemment ? Cela, c’est
une autre histoire. Et s’ils se
mettaient tout dans les poches ?
La Maison-Blanche, qui n’a pas
perdu de temps, a officiellement
reconnu le gouvernement autoproclamé
du Maïdan ; Obama a même accueilli
en personne son Premier ministre et
l’a couvert de largesses.
La Crimée, de son côté, n’est pas
en reste. Comme elle n’a connu
pratiquement aucun investissement
durant les vingt dernières années,
son infrastructure est exsangue. À
la Russie désormais de reconstruire
la Crimée !
Et les Tatars aussi ont eu leur
part du gâteau. Le Parlement russe a
promis de leur accorder les
importants privilèges politiques et
culturels qu’ils avaient déjà
sollicités de Kiev sans le moindre
effet. Bien entendu, une autonomie
du peuple tatar en Crimée est
impossible, car ils ne représentent
que 12 % de la population, mais la
Russie leur garantit une
représentation adéquate dans toutes
les institutions gouvernementales
ainsi que la légalisation à leur
profit des terres qu’ils avaient
réquisitionnées illégalement et sur
lesquelles ils continuaient de vivre
sans aucun droit ni garantie.
Concernant les accusations et les
insultes lancées au président
Vladimir Poutine, voyons la question
d’un peu plus près. Il y a
vingt-cinq ans, son prédécesseur
Mikhaïl Gorbatchev s’était tourné
résolument vers l’Ouest, avait fait
allégeance aux valeurs occidentales
et à la bienveillance des
États-Unis. Boris Eltsine avait
adopté la même politique, et même
Poutine l’avait fait durant les
premières années de son mandat.
Or les États-Unis ne tinrent
aucune des promesses faites à la
Russie, écrites ou verbales. Ils
avaient promis que l’OTAN ne
pénétrerait jamais en Europe de
l’Est, et que voit-on aujourd’hui ?
La Russie a soutenu la guerre
états-unienne en Irak et même
l’intervention en Libye, qui avait
pour objectif un changement de
régime. Quel fut le résultat ? Les
entreprises russes furent éliminées
des marchés de ces pays.
De la Russie, les États-Unis
attendent une obéissance
inconditionnelle, sans de leur côté
faire le moindre geste pour défendre
les intérêts russes. Et par-dessus
le marché, ils la menacent de
sanctions. Tout se passe comme s’ils
avaient considéré l’amitié
russo-américaine comme une relation
où la Russie resterait un petit pays
dans l’orbite états-unienne. Se
peut-il que Poutine en ait eu assez,
tout simplement ?
Traduction
Sophie Brissaud
Sergeï Khrouchtchev
Directeur de
recherche à l’Institut Watson d’études
internationales à l’université Brown et
conseiller auprès du musée de la Guerre
froide. Il est le fils de l’ex-Premier
ministre Nikita Khrouchtchev.
Articles sous licence creative commons
Vous pouvez reproduire librement les
articles du Réseau Voltaire à condition
de citer la source et de ne pas les
modifier ni les utiliser à des fins
commerciales (licence
CC BY-NC-ND).
Le sommaire du Réseau Voltaire
Le
dossier Russie
Les dernières mises à jour
|