Religion
De Karbala à l’Etat Islamique
Sayed Mahdi al-Modarresi
Dimanche 30 novembre 2014
A propos du
plus grand pèlerinage au monde, qui a
lieu actuellement, et des raisons pour
lesquelles vous n’en avez jamais entendu
parler
Article
original :
http://www.huffingtonpost.co.uk/sayed-mahdi-almodarresi/arbaeen-pilgrimage_b_6203756.html
(24 novembre 2014)
Traduction :
http://www.sayed7asan.blogspot.fr
Ce n’est pas le
Hajj musulman, ou la
Kumbh Mela indou. Désigné comme
le « Arbaeen » [le quarantième
jour], c’est le plus grand rassemblement
au monde et vous n’en avez probablement
jamais entendu parler ! Non seulement
cette congrégation dépasse-t-elle le
nombre de visiteurs à la Mecque (par un
facteur de cinq, en fait), mais elle est
encore plus importante que la Kumbh
Mela, puisque cette dernière n’est
commémorée que tous les trois ans. En
bref, Arbaeen éclipse tous les
autres rallyes de la planète, atteignant
les
vingt millions de participants l’an
dernier. Cela représente une
proportion impressionnante de 60% de
toute la population d’Irak, et leur
nombre est en
augmentation année après année.
Surtout, Arbaeen
est unique parce qu’il se déroule contre
un arrière-fond de scènes géopolitiques
chaotiques et dangereuses. Daech
– alias « État islamique » – considère
les chiites comme des
ennemis mortels, si bien que rien
n’exaspère le groupe terroriste plus que
la vue des pèlerins chiites rassemblés
pour leur plus grande démonstration de
foi.
Il y a une autre particularité de
Arbaeen. Bien que ce soit un
exercice spirituel typiquement
chiite, des sunnites, et même des
chrétiens, des Yézidis, des
Zoroastriens et des Sabéens prennent
part à la fois au pèlerinage et au
service des dévots. Cela est remarquable
compte tenu de la nature exclusive des
rituels religieux, et cela ne peut
signifier qu’une chose : les peuples,
indépendamment de leur couleur ou de
leur croyance, considèrent Hussein comme
un symbole universel de la liberté et de
la compassion, sans frontières et
méta-religieux.
La raison pour laquelle vous n’en ayez
jamais entendu parler est probablement
liée au fait que la presse s’intéresse
plus aux tabloïds négatifs, sanglants et
sensationnalistes qu’aux récits positifs
et
inspirants, surtout lorsqu’il s’agit
de l’Islam. Si quelques centaines de
manifestants opposés à l’immigration
défilent dans les rues de Londres, ils
feront les gros titres. Un même niveau
de temps d’antenne est accordé à une
marche en faveur de la démocratie à Hong
Kong ou à un rassemblement anti-Poutine
en Russie. Mais un rassemblement de
vingt millions de personnes, s’élevant
en défi manifeste contre la terreur et
l’injustice, ne parvient pas même à
apparaître sur le bandeau défilant au
bas des chaînes d’informations
télévisées ! Un embargo médiatique non
officiel est imposé sur cet événement
gigantesque, bien que cette histoire
possède tous les éléments critiques d’un
reportage à succès : les chiffres
effarants, la signification politique,
le message révolutionnaire, le contexte
tendu, ainsi que l’originalité. Mais
quand une telle histoire parvient à
franchir la hache éditoriale des grands
médias, elle crée une onde de choc et
touche toutes les catégories de
populations.
Parmi les innombrables personnes
inspirées par cet événement, il y a un
jeune homme australien que j’ai
rencontré il y a plusieurs années, et
qui s’était converti à l’Islam.
Évidemment, personne ne prend à la
légère une telle décision qui change
notre vie, et en réponse à ma demande,
il m’a informé que tout avait commencé
en 2003. Un soir, alors qu’il regardait
les informations, son attention a été
attirée par des scènes de millions de
personnes affluant vers une ville sainte
appelée
Karbala, et entonnant le nom d’un
homme dont il n’avait jamais entendu
parler : « Hussein ». Pour la première
fois depuis des décennies, dans un
événement télévisé à l’échelle mondiale,
le monde a pu avoir un aperçu de la
ferveur religieuse auparavant interdite
en Irak.
Une fois le régime
baas sunnite renversé, les
téléspectateurs occidentaux étaient
impatients de voir comment les Irakiens
allaient répondre à une nouvelle ère
libérée de la persécution dictatoriale.
La « République de la peur » s’était
écroulée et le génie s’était échappé de
la bouteille de façon irréversible. Ce
jeune homme se souvient de s’être alors
demandé : « Où se trouve Karbala, et
pourquoi tout le monde va dans cette
direction ? Qui est donc ce Hussein qui
pousse ainsi les gens à défier tous les
obstacles et les probabilités
[d’attentat] et à sortir pour pleurer sa
mort quatorze siècles après qu’elle soit
survenue ? »
Ce qu’il vit dans ce reportage de 60
secondes lui parut tout particulièrement
émouvant car les
images étaient telles qu’il n’en
avait jamais vues. Un sentiment fervent
de communauté transformait les pèlerins
humains en limaille de fer, s’essaimant
en une masse de plus en plus compacte à
mesure qu’ils se rapprochaient de ce qui
pourrait être décrit comme le champ
magnétique irrésistible de Hussein. « Si
vous voulez voir une religion vivante,
qui respire, pleine de ferveur et de
vitalité, venez à Karbala » conclut-il.
Comment un homme qui a été tué il y a
1334 ans pourrait-il être si vivant et
avoir une présence si palpable
aujourd’hui, au point de pousser des
millions de personnes à soutenir sa
cause, et à considérer son sort comme le
leur ? Les gens sont peu susceptibles de
se laisser entraîner dans un différend
(surtout s’il a eu lieu dans des temps
anciens), à moins d’avoir un intérêt
personnel dans l’affaire. Mais d’un
autre côté, si vous avez le sentiment
qu’une personne s’est engagée dans un
combat pour votre droit à la liberté,
votre droit à être traité avec justice
et votre droit à une vie digne, vous
pourrez considérer que vous avez un
intérêt direct dans sa cause, et
ressentir de l’empathie avec elle au
point où la conversion à ses croyances
ne serait pas une possibilité très
lointaine.
La tragédie
ultime
Hussein, le petit-fils du prophète
Mohamed, est vénéré par les
musulmans comme le « Prince des
Martyrs ». Il a été tué à Karbala en un
jour qui a été désigné comme ‘Achoura
– le dixième jour du mois islamique de
Muharram – car il refusait de prêter
serment d’allégeance au calife corrompu
et tyrannique, Yazid.
Avec sa famille et ses compagnons [72
personnes], il fut encerclé dans le
désert par une armée de 30 000 hommes,
assiégé jusqu’à ce qu’il manque
cruellement de nourriture et d’eau, puis
décapité de la manière la plus macabre,
un récit épique et captivant rapporté
sur les chaires chaque année depuis le
jour où il a été tué. Leurs corps ont
été mutilés. Dans les mots de
l’historien anglais
Edward Gibbon, « [Même] dans une
époque et un climat lointains, la scène
tragique de la mort de Hussein
réveillera la sympathie du lecteur le
plus froid. »
Les musulmans chiites ont depuis ce jour
pleuré la mort de Hussein, en
particulier durant le jour de
‘Achoura, puis, 40 jours plus tard,
durant le
Arbaeen. Quarante jours est la
durée habituelle du deuil dans beaucoup
de traditions musulmanes. Cette année,
Arbaeen tombe le vendredi 12
Décembre [2014].
Longue marche
J’ai voyagé à Karbala, mon propre foyer
ancestral, afin de pouvoir découvrir par
moi-même pourquoi cette ville est si
enivrante. Ce que j’ai vu m’a prouvé que
même l’angle le plus large de l’objectif
de la meilleure caméra reste trop étroit
pour capturer l’esprit de ce
rassemblement tumultueux, mais paisible.
Une avalanche d’hommes, de femmes et
d’enfants, mais plus visiblement de
femmes voilées de noir, remplit l’œil
d’un bout de l’horizon à l’autre. Les
foules étaient tellement énormes
qu’elles causaient un encombrement sur
des centaines de kilomètres.
Les 500 kilomètres de distance entre la
ville portuaire méridionale de Bassora
et Karbala constituent déjà un long
voyage en voiture, mais c’est un périple
incroyablement difficile à pied. Il faut
deux semaines complètes aux pèlerins
pour réaliser ce parcours. Des gens de
tous les groupes d’âge crapahutent sous
le soleil brûlant pendant la journée, et
dans un froid glacial durant la nuit.
Ils voyagent à travers un terrain
accidenté, sur des routes inégales, à
travers des bastions terroristes et des
marais dangereux, et sans même
l’équipement de voyage ou les commodités
les plus élémentaires, les pèlerins
emportant peu de choses à part leur
amour ardent pour « le Maître » Hussein.
Drapeaux et bannières leur rappellent, à
eux et au monde entier, l’objet de leur
voyage :
O mon âme, tu es sans valeur après
Hussein.
Ma vie et ma
mort sont une seule et même chose,
S’ils me prennent pour un fou, peu
importe !
Ce message reprend des vers récités par
Abbas, le demi-frère de Hussein et son
fidèle lieutenant – également tué durant
la
bataille de Karbala en l’an 680 de
notre ère –, alors qu’il essayait
d’aller chercher de l’eau pour ses
neveux et nièces qui souffraient
terriblement de la soif. Les conditions
de sécurité actuelles étant dans l’état
catastrophique qui fait de l’Irak le
premier titre des informations dans le
monde, personne ne doute que cette
affirmation est authentique dans toutes
les significations.
Déjeuner
gratuit… et même dîner et petit
déjeuner !
Une des parties du pèlerinage qui
laissera chaque visiteur perplexe est la
vue de milliers de tentes avec des
cuisines de fortune mises en place par
les villageois qui avoisinent le
parcours des pèlerins. Les tentes
(appelées « mawkeb ») sont des
lieux où les pèlerins reçoivent
pratiquement tout ce dont ils ont
besoin. Repas chauds, espaces pour se
reposer, appels internationaux gratuits
pour rassurer des parents anxieux,
couches pour bébés, etc., pratiquement
tous les équipements dont peuvent avoir
besoin les pèlerins sont fournis
gratuitement. De fait, les pèlerins
n’ont pas besoin de transporter quoi que
ce soit sur ce parcours de 500
kilomètres, sauf les vêtements qu’ils
portent.
Plus intrigante est la façon dont les
pèlerins sont invités à manger et à
boire. Les personnes qui organisent les
« mawkeb » interceptent les
pèlerins sur leur chemin et les prient
instamment d’accepter leurs offres, qui
incluent souvent une suite complète de
services dignes de rois : on vous
propose d’abord un massage des pieds,
puis on vous offre un délicieux repas
chaud, et vous êtes invités à vous
reposer tandis que vos vêtements sont
lavés et repassés, puis vous sont
restitués après votre sieste. Tout cela
gratuitement, bien entendu.
A titre de comparaison, considérez ceci
: à la suite du tremblement de terre en
Haïti, et avec la sympathie et le
soutien du monde entier, le Programme
alimentaire mondial des Nations Unies a
annoncé la livraison d’un
demi-million de repas au plus haut degré
de ses efforts de secours. L’armée des
Etats-Unis a lancé l’opération
Réponse unifiée, réunissant les
ressources massives de divers organismes
fédéraux et annonçant que dans les cinq
mois suivants la catastrophe
humanitaire,
4,9 millions de repas avaient été
livrés aux Haïtiens. Maintenant,
comparez cela avec plus de 50 millions
de repas par jour pendant Arbaeen,
ce qui équivaut à environ 700 millions
de repas pour la durée du pèlerinage, le
tout financé non pas par l’Organisation
des Nations Unies ou des organisations
caritatives internationales, mais par
des travailleurs et des agriculteurs
pauvres qui se serrent la ceinture pour
pouvoir nourrir les pèlerins et peuvent
économiser durant toute l’année afin que
les besoins des visiteurs soient
satisfaits. Tout, y compris la sécurité,
est assuré principalement par des
volontaires, dont les combattants ont un
œil sur Daech et un autre sur la
protection du parcours des pèlerins.
« Pour savoir ce que l’Islam enseigne,
dit un organisateur de mawkeb, ne
regardez pas les actions de quelques
centaines de terroristes barbares, mais
les sacrifices altruistes dont font
preuve des millions de pèlerins pour
Arbaeen. »
De fait, Arbaeen devrait être
répertorié dans le Livre Guinness des
records dans plusieurs catégories : le
plus grand rassemblement annuel, la plus
longue table à manger en continu, le
plus grand nombre de personnes nourries
gratuitement, le plus grand groupe de
bénévoles participant à un seul
événement, le tout sous la menace
imminente des attentats-suicides.
Dévotion
inégalée
Le seul fait de contempler ces
multitudes est à couper le souffle. Ce
qui rend cette scène plus spectaculaire
encore est que tandis que les conditions
de sécurité se détériorent, de plus en
plus de personnes sont prêtes à défier
les menaces terroristes et à participer
à cette marche en guise de protestation.
Ainsi, le pèlerinage n’est pas un simple
exercice religieux, mais une affirmation
courageuse de résistance. Des
vidéos mises en ligne montrent des
kamikazes se faire exploser au milieu
des pèlerins, avec pour seule
conséquence des foules qui se font
toujours plus nombreuses, et chantent à
l’unisson :
S’ils nous coupent les jambes et les
mains,
Nous ramperons jusques aux terres
saintes !
Les horribles
attentats à la bombe qui se produisent
toute l’année, en ciblant principalement
des pèlerins chiites et en prenant
d’innombrables vies, illustrent les
dangers auxquels sont confrontés les
chiites vivant en Irak, et l’insécurité
qui continue de gangréner le pays.
Pourtant, la menace imminente de mort ne
semble pas dissuader les gens – jeunes
et vieux, Irakiens et étrangers –
d’entreprendre le voyage dangereux vers
la ville sainte.
Il n’est pas facile pour un étranger de
comprendre ce qui inspire les pèlerins.
On voit des femmes transportant des
enfants dans leurs bras, des vieillards
en fauteuil roulant, des gens sur des
béquilles, et des personnes âgées
aveugles tenant des bâtons de marche.
J’ai rencontré un père qui avait
parcouru tout le chemin depuis Bassora
avec son garçon handicapé. Cet enfant de
12 ans avait une paralysie cérébrale et
ne pouvait pas marcher sans aide. Ainsi,
durant une partie de la marche, le père
avait placé les pieds du garçon sur les
siens et marchait avec lui en le tenant
par les aisselles. C’est le genre
d’histoire à partir desquelles des films oscarisés sont réalisés, mais il semble
qu’Hollywood soit plus intéressé par les
héros de comics que par ceux de
la vie réelle dont les superpouvoirs
sont le courage et l’engagement.
Le Dôme d’or de
Hussein
Les visiteurs du
sanctuaire de Hussein et de son
frère Abbas ne sont pas motivées par la
seule émotion. Ils pleurent au souvenir
de sa mort atroce, et, ce faisant,
réaffirment leur engagement en faveur de
ses idéaux.
La première chose que les pèlerins font
après avoir atteint son sanctuaire est
de réciter la
Ziyara, un texte sacré qui rappelle
le statut de Hussein. Ils commencent
cette récitation en appelant Hussein l’
« héritier » d’Adam, de Noé, d’Abraham,
de Moïse et de Jésus. Il y a quelque
chose de profond dans cette
proclamation. Elle montre que le message
de Hussein, un message de vérité, de
justice et d’amour pour l’opprimé, est
considéré comme une extension
inséparable de tous les prophètes
divinement nommés.
Les gens ne vont pas à Karbala pour
s’émerveiller devant le paysage de la
ville – luxuriant de palmiers-dattiers
–, pour admirer la beauté architecturale
du mausolée, pour faire des achats, se
divertir, ou visiter des sites
historiques anciens. Ils y vont pour
pleurer. Pour faire leur deuil et
ressentir l’aura angélique de Hussein.
Ils entrent dans le sanctuaire sacré en
pleurant et en se lamentant sur le plus
grand acte de sacrifice de l’histoire.
C’est comme si
chaque individu avait établi une
relation personnelle avec cet homme
qu’il n’a jamais vu. Ils lui parlent et
l’appellent par son nom ; ils saisissent
les cloisons de son tombeau ; ils
embrassent le sol conduisant au
sanctuaire ; ils touchent ses murs et
ses portes de la même manière qu’on
touche le visage d’un ami perdu depuis
longtemps. C’est une vision pittoresque
aux proportions épiques. Ce qui motive
ces gens est quelque chose qui nécessite
une compréhension de la nature et du
statut de l’Imam Hussein et de la
relation spirituelle que ceux qui ont
appris à le connaître ont développée
avec sa légende vivante.
Si le monde comprenait Hussein, son
message et son sacrifice, il
commencerait à comprendre les racines
anciennes de Daech [l’Etat
Islamique] et son credo de mort et de
destruction. C’est il y a des siècles, à
Karbala, que l’humanité a assisté à la
genèse de monstruosités insensées,
incarnées dans les assassins de Hussein.
Ce fut le combat des ténèbres les plus
obscures contre la lumière brillante et
absolue, de l’exhibition de vice contre
l’archétype de vertu, ce qui explique la
puissance du spectre de Hussein
aujourd’hui. Sa présence est
primordialement tissée dans toutes les
facettes de la vie des pèlerins. Sa
légende encourage, inspire, et se fait
le champion du changement pour un monde
meilleur, et aucune black-out médiatique
ne pourra éteindre sa lumière.
« Qui est donc ce Hussein ? » Pour des
centaines de millions de ses partisans,
une question si profonde, qui peut
inciter les gens à renoncer à leur
religion pour une autre, ne peut
recevoir de réponse qu’après un
pèlerinage à pied au sanctuaire de
Hussein.
Voir également :
L'Etat Islamique est la plus grande
distorsion de l'Islam dans l'Histoire
(VOSTFR)
Discours de Sayed Hassan Nasrallah
durant la cérémonie commémorant le 40e
jour après ‘Ashura (03/01/2013)
Le dossier religion musulmane
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