The Middle East
Monitor
L’humiliation, une façon d’écraser
la société palestinienne
Samah Jabr
Damaged
mosque by Israeli airstrikes. [File
photo]
Mardi 5 juillet 2016
L’humiliation: le marteau qui écrase la
société palestinienne
Si l’on peut s’attendre à ce que
l’exercice du contrôle militaire sur un
pays occupé inflige une douleur et un
traumatisme inévitables aux citoyens de
ce pays, l’histoire de la politique
israélienne montre qu’elle est allée
bien au-delà du besoin « pragmatique »
d’un occupant de dominer et soumettre
une population locale. L’humiliation
israélienne des Palestiniens est une fin
en soi. L’humiliation est ainsi l’une
des plus grosses blessures éprouvées
dans le contexte palestinien et
pourtant, elle est sous-documentée à un
point tel que cette humiliation est
considérée comme presque normale.
En dépit des résolutions des
Nations-Unies, l’acquiescement du monde
à l’occupation de la Palestine par les
précédentes puissances coloniales a
dénié aux Palestiniens leur liberté,
leur statut de citoyens, et l’exercice
de leurs droits humains au niveau
international. Au niveau de la société,
l’occupation a généré des couches
d’humiliations en maintenant une
inégalité au sein des relations de
pouvoir et des perceptions d’un statut
culturel. À ces vastes sources de
blessures, viennent s’ajouter les
expériences personnelles, répétitives,
interminables de l’humiliation, qui ne
sont épargnées à aucun individu
palestinien.
Les forces israéliennes omniprésentes
sont en contact quotidien avec les
hommes, les femmes et les enfants
palestiniens ; dans ces interactions,
l’humiliation et la honte sont typiques.
Et on se demande : comment un homme
humilié peut-il regarder sa femme dans
les yeux et qu’elle se sente protégée et
fière ? Comment un parent humilié
peut-il promettre un avenir à un petit
si celui-ci se trouve entre les mains
d’un être humain dont l’esprit a été
brisé ?
Dans un exemple de ce genre, Issa, un
homme qui travaillait comme chauffeur
pour une organisation médicale, avait
transporté un groupe de travailleurs de
la santé dans une région isolée, touchée
par la violence politique (tous les noms
ont été changés pour préserver la
confidentialité). Alors qu’il attendait
dans son véhicule que ses collègues
reviennent, des soldats se sont
approchés pour lui demander ce qu’il
faisait là. Il a présenté le document
approprié attestant que lui et son
organisation médicale avaient
l’autorisation de venir à cet endroit et
il leur a expliqué qu’il attendait ses
collègues pour les remmener. Un soldat
s’est mis alors à crier sur lui de sorte
que tout le monde a pu entendre : « Vous
êtes ici pour soigner des chiens ! Venez
chez moi pour soigner mon chien qui est
malade ! ». Et le conducteur de lui
répondre : « Je ne soigne personne.
Je suis juste le conducteur de la
voiture ». Et en réponse, le soldat
a frappé Issa au visage.
Dans un autre exemple, mon patient
Mazen rentrait chez lui de son travail,
tard dans la nuit, dans la région du
mont Scopus à Jérusalem. Il a été
interpellé par trois soldats qui l’ont
poussé contre un mur pour une cérémonie
d’humiliations qui a consisté à lui
donner des coups de pieds et à lui
arracher ses vêtements. Ils lui ont
demandé les noms de son épouse, de ses
sœurs et de sa mère, et ils ont insulté
ces femmes avec des épithètes absolument
répugnantes. Ils ont insisté pour que
Mazen répète ces obscénités jusqu’à ce
que finalement, il fonde en larme. À ce
moment, les soldats se sont mis à
rigoler.
Autre exemple, l’armée israélienne
avait attaqué une prison palestinienne
dans la ville de Jéricho, en mars, et
elle a forcé les détenus comme les
agents pénitentiaires palestiniens à se
dévêtir. Les Israéliens ensuite ont pris
des photos des détenus et des gardiens
de la prison dans leurs sous-vêtements,
et les ont distribuées sur les médias
sociaux.
Forcer les Palestiniens à se dévêtir
est en réalité une pratique courante,
que l’on voit fréquemment à l’aéroport
et aux check-points omniprésents. Les
gardes de la sécurité prennent
habituellement les foulards et les
chaussures des Palestiniennes et les
mettent dans un même récipient plastique
à l’aéroport pour les passer à la
détection mécanique. En fait, j’ai
demandé une fois que mes chaussures et
mon foulard soient mis dans des casiers
séparés pour ne pas salir mon foulard,
mais il m’a été répondu que si je ne me
conformais pas au « règlement », je ne
serai pas autorisée à prendre mon vol.
L’internet fournit de multiples
occasions pour exposer les Palestiniens
à la honte et à l’humiliation, telle
cette pratique dégradante des jeunes
femmes soldates qui photographient les
Palestiniens âgés après leur avoir mis
un bandeau sur les yeux et passé des
menottes, puis elles envoient ces photos
sur les médias sociaux.
Ces actes omniprésents d’humiliation
de la personne ne sont pas simplement
des effets secondaires, collatéraux, de
l’occupation, ils sont la base de sa
politique. Une caractéristique
essentielle de l’occupation est de
cibler et de saper chaque facette de
l’identité palestinienne, et tout
particulièrement ces aspects de
l’identité qui sont source de fierté
pour le développement intellectuel et
moral émergeant d’une nation
palestinienne. L’humiliation agit pour
étouffer les sources d’autonomie et
d’indépendance. Elle vise à réduire les
Palestiniens à un état de silence
passif. Dans le même temps,
l’humiliation des Palestiniens constitue
un outil qui soulage les angoisses et
les appréhensions des forces
israéliennes, et de ceux qui en
profitent dans le public israélien.
Un aspect pourtant encore plus
douloureux de l’humiliation est vécu
quand nos dirigeants sont poussés à
l’infamie et à la servilité envers
Israël. La capitulation de la direction
palestinienne devant l’agression
israélienne mine la force du peuple
palestinien dans ses moyens
psychologiques aussi bien que dans ses
effets concrets sur la production
économique. Une telle direction
palestinienne projette sur le monde une
image de mendiants médiocres, n’ayant
qu’une propension au mensonge, et prête
la main aux tentatives de lancer des
poursuites en justice contre la
résistance et l’opposition
palestiniennes, tout en épuisant les
ressources de la population
palestinienne à coups de frais, de taxes
et d’emprunts. Et au milieu de tout
cela, l’Autorité palestinienne envoie
une délégation de 15 membres de haut
niveau conduite par Muhammad Al-Madani,
membre du comité exécutif de l’OLP
(Organisation de libération de la
Palestine), pour « énumérer les
mérites » du défunt dans un appel à
condoléances pour la famille de Munir
Ammar, le chef de l’Administration
civile israélienne qui avait la
responsabilité de soutenir les colonies
illégales en Cisjordanie !
Ces histoires devaient être dites,
mais elles ne le sont pas souvent.
L’interprétation de l’humiliation a
un but : produire un intense sentiment
de faiblesse chez les individus
palestiniens et dans la communauté dans
son ensemble. L’expérience de
l’humiliation est inexprimable ; la
honte qui s’y associe empêche les gens
de traduire leur vécu en mots, et elle
rend ce vécu réfractaire à son récit.
Peur et hypocrisie, à tour de rôle,
réduisent au silence une validation
publique du vécu de l’humiliation.
S’attendant à un échec d’une validation
publique, les personnes humiliées
s’isolent encore davantage. Le vécu de
l’humiliation devient alors inaccessible
à un retraitement ; il devient
impossible d’élaborer un contre-récit
dans lequel la victime est
conceptualisée en tant que protagoniste,
et où les évènements se voient chargés
de nouvelles significations qui
reconnectent la victime au sein d’un
réseau de relations de soutien.
Récemment, le représentant d’Israël
aux Nations-Unies a été élu président de
la Commission juridique des
Nations-Unies, la semaine même de
l’anniversaire de son occupation
illégale des terres palestiniennes en
1967, et en dépit de son long passé de
mépris pour les résolutions des
Nations-Unies et de violations des lois
internationales. Des évènements comme
ceux-ci dénient au peuple palestinien le
droit d’articuler des contre-récits sur
la scène mondiale qui informent sur
notre vécu de l’injustice et de
l’humiliation. Ces évènements nous
rendent plus vulnérables au récit selon
lequel notre humiliation est nécessaire,
appropriée et justifiée.
Il est dommage que l’humiliation
mette en mouvement des facteurs
psychologiques qui affaiblissent
l’humilié et qui lui font plus de mal
encore. Les émotions de la personne
humiliée n’empêchent pas une nouvelle
humiliation d’apparaître, bien au
contraire. Beaucoup de personnes
humiliées deviennent doucereusement
sensibles aux sentiments et aux attentes
de l’auteur des humiliations, et évitent
avec vigilance de reconnaître leur
propre colère. Il peut y avoir des
impulsions à s’identifier à l’auteur et
à justifier l’humiliation des autres qui
lui résistent fièrement. Nous voyons ces
dynamiques chez les Palestiniens qui
justifient l’humiliation de ceux qui
osent résister à l’occupant ; nous
voyons ces dynamiques chez ceux qui
accusent les autres de se plaindre de
l’humiliation, prétendant que ces
victimes ont simplement des
personnalités vulnérables ou faibles,
comme si le vécu de l’humiliation avait
lieu seulement dans leur tête plutôt que
dans la réalité.
D’un point de vue psychologique,
l’expérience de l’humiliation est
hautement pathogène. Elle sape l’ego et
conduit à des états d’une rage
impuissante. En effet, quand les
patients se présentent dans un centre
psychiatrique avec les profils
diagnostiques d’une dépression majeure,
de l’angoisse, ou même de tendances
suicidaires, il y a souvent un passé
d’humiliations derrière ces symptômes.
L’humiliation peut également conduire à
une intense colère active ; impuissante
face à son auteur, la victime peut voir
en chacun comme une représentation de
l’ « autre ». Par l’activation de groupe
de ces dynamiques, nous voyons un cycle
malveillant de vengeance contre la
communauté humiliée elle-même, à travers
la perpétuation de plus d’humiliations
et de violences ; j’écris ces lignes
juste après le meurtre de cinq
Palestiniens aujourd’hui, aux mains de
Palestiniens, à Jénine et Naplouse.
L’humiliation réduit la capacité à
faire confiance et à se développer. De
cette façon, la tyrannie et
l’humiliation qui protègent l’occupation
tendent à limiter la confiance et la
coopération entre la communauté
palestinienne et ses membres au niveau
organique le plus restreint : la
famille, la tribu et le parti politique.
Cette réduction du cercle de l’inclusion
sociale conduit souvent à un antagonisme
et à une pensée manichéenne. Ces
impulsions à la vengeance sont nées de
l’humiliation et des inégalités de
circonstance, elles ne sont pas innées,
ni des facteurs culturels. Nous avons vu
ces éléments à l’œuvre en Palestine
après les élections de 2006, quand il
n’a resté qu’un tas de décombres du
processus pour une évolution politique
constructive et cela en raison, entre
autres causes, du factionnalisme et de
la polarisation. Ainsi, Israël a pu
lever ses drapeaux de la victoire sur la
cause palestinienne collective vaincue.
Ces dynamiques ont influé sur les
forces, ce qui a eu pour effet la
séparation de Gaza il y a neuf ans. Les
expériences de l’humiliation modifient
le tissu social, créant de nouveaux
faits sociaux qu’il n’est pas aisé
d’effacer de l’histoire ; ils sont
enregistrés dans les âmes, dans les
mémoires, dans les imaginations et dans
la formation de nouvelles structures
sociales.
Les interventions thérapeutiques qui
empêchent les gens de s’enfuir devant
leurs vécus et les aident à comprendre
la dynamique de pouvoir sont des
interventions qui recadrent le vécu dans
une nouvelle évaluation. En thérapie, la
capacité des individus à générer un
contre-récit est identifiée, encouragée
et exercée. Le développement
d’un contre-récit personnel est une clé
pour restaurer la possession par
l’individu de sa propre vie et du but
qui est le sien.
Il est souvent nécessaire d’explorer
en détail ce qu’a vécu la victime et de
recréer le récit des évènements. Après
avoir clarifié les évènements, il est
possible alors d’examiner comment la
victime comprend l’esprit de l’auteur de
l’humiliation : pourquoi cet auteur
a-t-il besoin d’humilier, de
contraindre, de dégrader et de violer la
victime ? Quand ces questions ont été
méditées, la victime souvent peut
évaluer l’auteur en partant de
l’intérieur, comme quelqu’un manquant
d’assurance, inquiet, perverti et avide.
Le colonisateur est considéré comme
renforçant une position feinte devant
les « autochtones », un fantasme qui
exige du colonisateur qu’il les rabaisse
et les objective. De ce point de vue,
mon patient Mazen en est venu à
reconnaître que les soldats israéliens
l’avaient perçu comme un époux viril et
protecteur, et qu’ils ont alors ressenti
des angoisses quant à leur propre
virilité ; leur jalousie et leur
ressentiment pour ce qu’il était
effectivement ont trouvé un exutoire en
le forçant à jouer à trahir son épouse,
sa mère et sa sœur.
La cause de la libération de la
Palestine requiert également un
recadrage de l’humiliation tant au
niveau de l’individu qu’au niveau
national. La libération requiert une
participation active, un engagement
envers les principes d’égalité et le
développement politique. Elle requiert
une maturité morale et culturelle qui
soit en mesure de comprendre et de
maîtriser les impulsions de vengeance.
La libération requiert d’abandonner
toute politique d’exclusion, de
privations, ou de soumission à la
tyrannie qui écrase la résistance en
incitant à la passivité ou en incitant à
la vengeance et à la fragmentation
sociale. Hors des expériences de
l’humiliation et grâce à tout ce que
l’on sait de ces expériences, la
Palestine peut se forger une identité
libérée, axée sur les droits humains et
la dignité humaine.
Samah Jabr – Middle East Monitor – 30
juin 2016
Samah Jabr vit à Jérusalem. Elle est
psychiatre et psychothérapeute et exerce
en Palestine occupée.
Article original: https://www.middleeastmonitor.com/20160630-humiliation-the-hammer-crushing-palestinian-society/
Traduction : JPP pour les Amis de
Jayyous
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