Vu du Droit
Sauver la planète : le boulot du juge ?
Régis de Castelnau
Mercredi 3 juillet 2019
Le Tribunal
administratif de Montreuil a reconnu la
responsabilité de l’Etat pour son
inaction face à la pollution de l’air.
Atlantico m’a interrogé sur le sens et
la portée de cette décision. Je
reproduis ici les termes de cette
interview que l’on pourra directement
retrouver sur leur site.
Atlantico. Le
tribunal administratif de Montreuil a
rendu une décision inédite mardi 25 juin
: il a reconnu la responsabilité de
l’Etat pour son inaction face à la
pollution de l’air face à deux
requérantes touchées par des problèmes
pulmonaires. Quels sont les principes
juridiques qui permettent de condamner
l’Etat dans ce type d’affaire ?
Régis De
Castelnau. Cette décision n’est pas
aussi inédite que l’on nous le raconte.
Mais cette présentation relève de cette
approche qui veut que l’on ne puisse pas
faire confiance au gouvernement pour
sauver la planète et qu’il faut s’en
remettre au juge. Il y a là en fait une
question juridique et judiciaire
relativement complexe qui intervient
dans un domaine sensible et à une époque
où à la peur écologique, s’ajoute une
course effrénée à la victimisation. Il
faut sauver la planète, mais si au
passage on peut se faire reconnaître un
statut de victime et accéder à des
indemnisations, c’est encore mieux. Un
certain nombre d’affaires très
spectaculaires ont caractérisé cette
évolution comme le
dossier du « sang contaminé », ou
celui de
« l’hormone de croissance », où les
souhaits bien compréhensibles d’accéder
à des soins permettant de pallier les
effets de maladies invalidantes, ont
débouché sur des tragédies. Dans les
deux cas, ce sont les organismes publics
en charge des soins et leurs dirigeants
qui ont été mis en cause sur le plan
pénal.
L’affaire de l’amiante est d’une
autre nature. Les conséquences ont été
considérables en termes de mortalité par
l’exposition de centaines de milliers de
travailleurs à ce produit qui s’est
avéré létal. Et si la question qui s’est
posée était une question de santé
publique, elle relevait de la
contradiction qu’il y avait entre la
recherche de l’efficacité industrielle,
voire du profit capitalistique et la
nécessaire prévention pour préserver la
santé des travailleurs soumis à ce
produit. Question qui court depuis les
débuts de la révolution industrielle où
le Capital n’a pas montré un grand
empressement à se préoccuper de la santé
de ceux qui lui louaient leurs bras. Pour
l’amiante, on a pu effectivement se
poser la question de la lenteur mise par
les pouvoirs publics à instaurer des
règles de sécurité face à l’évidence du
caractère nocif de l’amiante. On ne
rentrera pas dans le détail de tous ces
dossiers. Il ont permis à la
jurisprudence de poser un certain nombre
de principes pour favoriser une
régulation en amont pour la protection
et une indemnisation en aval pour les
victimes. Dès que pourront être établies
des fautes commises et des liens de
causalité avec les dommages subis. Au
moment des débats sur l’introduction du
« principe de précaution » dans la
Constitution, j’avais proposé une
approche juridique que j’avais qualifiée
par facilité de « théorie des trois
cercles concentriques ». Le premier
d’entre eux qui englobe les autres est
celui très large du « principe de
précaution » qui impose aux pouvoirs
publics de prendre des décisions
compatibles avec celui-ci. Pour le
schématiser on peut se référer au
proverbe « dans le doute abstiens-toi ».
Sur le plan philosophique il a pour but
de mettre en place des mesures pour
prévenir des risques, lorsque la science
et les connaissances techniques ne sont
pas à même de fournir des certitudes. Le
second cercle est celui du « principe
de prévention » qui impose à l’État,
dès lors que les connaissances
scientifiques permettent de connaître
l’existence d’un risque, de prendre
toutes les mesures à la fois
législatives et réglementaires mais
aussi d’organisation de la protection
civile pour protéger les populations de
ce risque. Le troisième est celui que
l’on peut nommer le « principe de
responsabilité » celui de la mise en
cause de la responsabilité personnelle
(en général pénale) des décideurs
publics qui ont pris des mesures
génératrices de risques, où malgré
l’évidence n’ont pas organisé la
prévention. Dans l’affaire du « sang
contaminé » le Docteur Garretta a
été condamné en tant que directeur du
Centre National de Transfusion Sanguine
pour avoir fait distribuer des lots de
sang, sans que ceux-ci aient été
chauffés au préalable, pratique
permettant d’inactiver le virus du sida,
connue et pratiquée dans de nombreux
pays. Cela peut aussi concerner
le maire d’une commune de la Réunion
qui omet d’afficher l’arrêté préfectoral
d’interdiction de baignade sur ses
plages à cause du risque requin,
omission entraînant la mort d’un
baigneur. Dans l’affaire de Montreuil,
c’est bien d’avoir violé le principe de
prévention en matière de pollution de
l’air qui est reproché à l’État.
Dans le cas de
la pollution de l’air, l’Etat pouvait-il
réellement prévoir ces problèmes et les
prévenir ? En d’autres termes, ces
principes peuvent-ils et doivent-ils
s’appliquer selon vous à une situation
globale et complexe ?
Régis De
Castelnau. C’est toute la question.
Peut-on considérer que l’État, dont une
des missions premières est quand même de
protéger ses citoyens a pris, en
fonction de toutes les informations
fiables dont il pouvait disposer, les
mesures nécessaires à leur sauvegarde ?
Dans cette terrible affaire de
l’amiante,
le conseil d’État, par quatre décisions
du 3 mars 2004, a confirmé la
responsabilité de l’État et l’a condamné
à indemniser les victimes de l’amiante
sur le fondement de la faute pour
carence de l’action de l’État dans le
domaine de la prévention des risques
liés à l’exposition professionnelle à
l’amiante. Pour ce faire, la haute
juridiction a considéré que pour la mise
en place de réglementations suffisantes,
et face à un risque mortel pour un
certain nombre de patients, une
certitude scientifique n’était pas une
condition nécessaire pour agir. Les
demandes formées devant le Tribunal
administratif de Montreuil relevaient de
la même problématique. C’est la raison
pour laquelle la juridiction de premier
degré en a appliqué les principes comme
cela a été clairement précisé dans le
communiqué auquel il convient de se
référer : «Le tribunal constate dans
son jugement que les seuils de
concentration de certains gaz polluants
ont été dépassés de manière récurrente
entre 2012 et 2016 dans la région
Ile-de-France. Il en déduit que le plan
de protection de l’atmosphère pour
l’Ile-de-France adopté le 7 juillet 2006
et révisé le 24 mars 2013, ainsi que ses
conditions de mise en œuvre, sont
insuffisants au regard des obligations
fixées par la directive 2008/50/CE du
Parlement européen et du Conseil du 21
mai 2008 telles que transposées dans le
code de l’environnement. En conséquence
le tribunal juge que l’insuffisance des
mesures prises pour remédier au
dépassement des valeurs limites est
constitutive d’une carence fautive
susceptible d’engager la responsabilité
de l’État. » En clair, la puissance
publique n’a pas fait son boulot
réglementaire. Et le plan « de
protection de l’atmosphère pour
l’Île-de-France » était insuffisant
au regard de plusieurs critères. La
deuxième question qui se pose au regard
des demandes formulées devant le
tribunal, est celle tout à fait
essentielle du lien de causalité entre
les fautes commises par l’État et les
affections respiratoires dont les
demandeurs disent souffrir. La question
était très simple en ce qui concerne
l’amiante, les maladies consécutives à
l’exposition au produit étant largement
connues, il n’y avait pas de problème de
corrélation entre la non-interdiction de
l’amiante et la survenance des maladies
spécifiques chez les plaignants.
Concernant l’affaire jugée par le
tribunal de Montreuil, les choses seront
beaucoup plus compliquées et le lien de
corrélation difficile à établir.
N’y a-t-il pas
une contradiction de principe entre le
droit de circuler librement et la
question de la santé publique ? La
justice doit-elle vraiment trancher ce
genre de décisions ou est-ce le rôle de
l’Etat ?
Régis De
Castelnau. Aucune contradiction
justement. L’État est précisément là
pour organiser l’usage harmonieux des
libertés publiques par les citoyens.
Comme chacun sait la liberté de chacun
s’arrête où commence celle des autres,
et par exemple la liberté de circuler ne
s’oppose pas aux limitations de vitesse
qui visent à éviter l’hécatombe. En
application du principe de prévention,
l’État doit donc prendre toutes les
mesures permettant d’instaurer des
équilibres et de protéger ses citoyens.
Et le juge administratif qui est un
arbitre doit trancher les contradictions
entre les citoyens qui considèrent que
les décisions de l’État sont fautives et
ont porté atteinte à ses intérêts
personnels. Il ne va pas légiférer,
réguler, organiser à la place de la
puissance publique, mais en cas de
litige et seulement dans ce cas-là il
aura le pouvoir d’apprécier pour le
litige qui lui est soumis et seulement
pour celui-là, si l’État a bien fait son
boulot en fonction des critères fixés
par une longue jurisprudence. Ce n’est
pas ce que l’on appelle « le
gouvernement des juges », chacun
reste à sa place, les pouvoirs publics
agissent et organisent, et les juges
arbitrent et tranchent en cas de
conflit. Cette question est importante
en cette époque où une
lugubre adolescente à nattes parcourt le
monde pour nous dire que les
gouvernements ne font rien pour sauver
la planète. Et que l’on a constaté,
par exemple en Hollande que des ONG
saisissaient les tribunaux pour faire
constater l’insuffisance des mesures
prises par les États et demander que le
juge, se substituant aux pouvoirs
publics démocratiquement élus, décide
lui-même de ce qu’il y a
faire. Malheureusement, beaucoup
d’écologistes excités souhaiteraient que
l’on emprunte de cette voie.
Ce serait tout
simplement la fin de la séparation des
pouvoirs et du régime de démocratie
représentative. Car dans celle-ci,
gouverner et juger sont précisément des
fonctions distinctes et séparées.
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