Cuba
Fidel, la transmission essentielle
Olivier Mukuna
Fidel
Castro et Malcolm X à Harlem en 1960.
Leur seule et unique rencontre...
Lundi 28 novembre 2016
1990. J’avais 20 ans. Je vivais à Cuba
depuis trois semaines. Parti en brigade
européenne, avec mon ami,
Alessandro, et son père, Giovanni. 3
semaines de bénévolat et 2 semaines de
tourisme à travers l’île. C’était le
deal proposé par l’association belge
“Les amis de Cuba”. Joyeusement
marxiste, l’asbl nous avait vendu un
billet all inclusives en francs belges.
C’était le bon temps. Entre Grecs,
Anglais, Allemands, Espagnols ou
Italiens, on bossait, on cueillait, on
creusait, on se salissait toute la
journée. Et chaque nuit, sous les
palmiers au clair de lune, on refaisait
le monde, fraîchement sorti de la guerre
froide, entre bouteilles de rhum et
cigares, au son de la musique
afro-cubaine. A la fin d’une journée
harassante de cueillettes d’oranges, de
citrons et de goyaves, notre cheffe,
Marie-Josée, nous a réunis. Les 11
“camarades” de la brigade belge. Au son
de sa voix fébrile, on avait tous
compris qu’elle allait annoncer un truc
important. Elle mit rapidement fin au
suspens : “La direction cubaine nous a
confirmé que, dans trois jours, Fidel
Castro donnera une allocution au théâtre
Karl Marx de La Havane. Nous ne pourrons
pas tous y assister. Selon l’effectif de
chaque brigade, les places sont
comptées. Les Espagnols qui sont 60
pourront envoyer 6 personnes ; la
quarantaine d’Allemands : 4 ; la
trentaine de Français : 3 et nous, les
Belges : 1 ”. Il y eut un long silence.
A part Giovanni, tout le monde voulait y
aller ! Assister à un discours de Fidel
à La Havane, ça ne se présente qu’une
fois dans une vie...
Marie-Josée se
racla la gorge : “Je sais que c’est dur
et qu’on a tous très envie d’y aller,
mais il faut choisir l’un d’entre-nous.
Je propose de donner priorité à
l’avenir, que ce soit l’un des deux
jeunes qui nous représente là-bas”. Le
groupe se retourna vers nous :
Alessandro et moi. On avait 20 ans ;
l’âge du reste de la brigade oscillait
entre 40 et 65 ans. Plusieurs camarades
semblaient mécontents. Leur
communication non-verbale se dirigeait
ostensiblement vers la contestation.
Soudain, André se leva. Du haut de ses
62 ans, la Belga sans-filtre
éternellement collée au bec, il nous
fixait de son regard délavé. Déployant
son magnifique sourire d’ouvrier, il
articula avec assurance : ”L’idée de
Marie-Josée est excellente ! Nous, les
vieux croutons de communistes, on n’en a
plus pour longtemps, mais ces gamins-là,
ces futurs hommes-là, ils pourront dire
qu’ils ont vu et entendu Fidel. En tout
cas, l’un d’eux pourra le dire. C’est la
meilleure proposition !” André se rassît
en rallumant sa clope éteinte. C’était
le plus vieux de la brigade, le plus
drôle aussi, celui qui parlait de Fidel
au moins 3 fois par jour. Il venait de
flinguer en douce les râleurs qui
supportaient mal l’envoi d’un “p’tit
jeune” pour écouter El Commandante.
Encore impressionné par l’humilité
d’André, je me tournais vers Alessandro
: “Tu m’as fait découvrir Castro, tu
m’as filé des bouquins sur la révolution
cubaine, t’as une affiche de lui dans ta
chambre à Bruxelles : c’est toi qui dois
y aller !” Alessandro me dévisagea en
souriant et s’allongea sur sa chaise.
”De nous deux, c’est toi qui a le plus
besoin d’y aller”, me répondit-il à
haute voix. “Tu nous raconteras, sans
omettre le moindre détail : t’es doué
pour ça !” Je connaissais le sens du
sacrifice de mon ami mais j’ignorais
qu’il pouvait aller jusque “là”. Inutile
d’insister. La réunion était terminée.
Sans vraiment réaliser, j’allais
représenter notre brigade lors du
prochain discours de Fidel Castro...
Théâtre
Karl Marx, La Havane, Cuba.
Théâtre Karl Marx.
18h00. Accompagné de mon traducteur
cubain, nous nous frayons un chemin à
travers la foule pour nous installer à
l’étage. Au centre, face à la scène. Une
longue attente commence. Épuisé par les
journées de travail et les courtes
nuits, je m’endors. Vers 21h, un bruit
tonitruant me réveille en sursaut. C’est
tout le public qui a bondit de son siège
comme un seul homme ! Entouré de deux
gradés, Fidel Castro s’avance sur la
scène. Mon traducteur me souffle à toute
vitesse : “Je ne traduirai pas
l’introduction et vais me réserver pour
le Commandant ”. Je souris. En me
souvenant de ce qu’André m’avait glissé
avant que je ne monte dans le bus pour
La Havane : “On sait quand commence un
discours de Fidel, jamais quand il se
termine...” Au bout d’une demi-heure, le
premier orateur retourne s’asseoir.
Fidel se dirige vers le pupitre coiffé
de micros. Comme sur les images
d’archives, il en touche un, puis
l’autre, avant de s’exprimer. Ce fût
d’emblée une symphonie de mots comme je
n’en avais jamais entendu auparavant.
D’une puissance et d’une humanité
exceptionnelles. Une rivière
bouillonnante d’utopies, enserrée par
des rivages de faits et menaces
impérialistes. Une charge libératrice
qui renvoyait nuisibles et oppresseurs à
leur médiocrité soumise. Une ouverture à
la géopolitique, charpentée de mots
simples et justes. Un faisceau de
lumière qui chassait le brouillard
capitaliste et donnait envie de croire
en la noblesse de la politique, en la
nécessité de la révolution.
Le nouveau monde
sans guerre froide inspirait Fidel sans
l’intimider. Il en avait vu d’autres, le
peuple cubain en avait vu d’autres ; en
osmose, l’un et l’autre étaient
indestructibles. “La période spéciale”
pouvait durer, elle n’aurait jamais
raison des idéaux qui tiennent les
Cubains debout... Le feu d’artifice
constamment rallumé par ce géant dura
environ 2 h 40’. Je n’en avais rien vu
passer. Lorsque Fidel conclu par les
classiques “Patria o Muerte ! Viva la
Revolucion !”, la salle fit trembler les
murs du Karl Marx par ses
applaudissements. Tandis que le théâtre
se vidait, je restais debout. Comme un
boxeur sonné. Incapable de détacher mes
yeux de la scène vide. Il s’était passé
quelque chose d’essentiel ; il m’avait
transmis quelque chose d’éternel... 26
ans plus tard, le matin du 26 novembre,
la femme qui partage ma vie m’a réveillé
en annonçant sa disparition. “Un ami est
mort à Cuba”, titrera plus tard Viktor
Dedaj (1). Fidel Castro a dédié sa vie à
son île, à sa résistance, à sa dignité,
à sa solidarité et son sens du sacrifice
(2). Et c’est en couchant ces lignes que
je mesure enfin combien cet épisode de
jeunesse a contribué à construire
l’homme que je suis.
Olivier
Mukuna
(1)
https://legrandsoir.info/un-ami-est...
(2)
hhttp://arretsurinfo.ch/fidel-le-bie...
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