Les victimes ignorées des guerres de
l'Occident
4 millions de morts en Afghanistan,
au Pakistan et en Irak depuis 1990
Nafeez Mosaddeq Ahmed
Vu d’Asie,
les guerres occidentales n’ont pas
secouru les populations civiles,
ni apporté la démocratie, ni vengé les
attentats du 11-Septembre,
seulement semé la mort et la désolation.
Samedi 11 avril 2015
Les opinions publiques
occidentales en sont persuadées : le
colonialisme est une histoire du passé ;
leurs États ne pratiquent plus de
massacre de masse. Mais la réalité est
tout autre. Ainsi que viennent de le
démontrer plusieurs associations
internationales (dont le Prix Nobel de
la Paix 1985, une époque où cette
distinction avait encore un sens), rien
qu’en Afghanistan, au Pakistan et en
Irak, les guerres occidentales ont
probablement fait 4 millions de morts.
Une importante
étude démontre que la « guerre
contre le terrorisme » conduite par
les États-Unis a tué jusqu’à 2
millions de personnes. Néanmoins, il
ne s’agit que d’un décompte partiel
des morts dont l’Occident est
responsable en Irak et en
Afghanistan depuis plus de deux
décennies.
Le mois dernier, Physicians
for Social Responsibility (PSR),
une prestigieuse ONG basée à
Washington DC, a publié une étude
clé [disponible au bas de cette
page]. Elle démontre que le bilan
humain de plus d’une décennie de
« guerre contre le terrorisme »
depuis les attaques du 11-Septembre
s’élève à au moins 1,3 million de
morts. Selon cette ONG, il pourrait
même atteindre les 2 millions.
Publié par une équipe de docteurs
lauréate du prix Nobel de la paix,
ce rapport de 97 pages est le
premier décompte du nombre total de
pertes civiles dues aux
interventions « antiterroristes »
menées sous l’égide des États-Unis
en Irak, en Afghanistan et au
Pakistan.
Ce rapport du PSR a été rédigé
par une équipe interdisciplinaire
d’experts de premier plan dans le
domaine de la santé publique, dont
le Dr Robert Gould, directeur de la
sensibilisation et de l’éducation
des professionnels de santé au
Centre médical de l’Université de
Californie (San Francisco). Parmi
ses rédacteurs, nous pouvons
également citer le Professeur Tim
Taka-ro, qui enseigne à la Faculté
des Sciences de la Santé à
l’Université Simon Fraser (Canada).
Néanmoins, cette étude a été
presque totalement ignorée par les
médias anglophones [NDT : et
francophones]. Elle constitue
pourtant la première tentative – par
une organisation de renommée
mondiale –, de produire un calcul
scientifiquement crédible du nombre
de personnes tuées par cette
« guerre contre le terrorisme »
qu’ont menée les États-Unis, [la
France] et la Grande-Bretagne.
Gare aux lacunes
Ce rapport du PSR est décrit par
le Dr Hans von Sponeck, un ancien
secrétaire général adjoint des
Nations Unies, comme une
« importante contribution pour
réduire le fossé entre les
estimations fiables des victimes de
guerre – en particulier des civils
en Irak, en Afghanistan et au
Pakistan –, et les bilans
tendancieux, manipulés, voire
falsifiés. »
Cette étude contient un réexamen
scientifique des anciennes
estimations du nombre des victimes
de la « guerre contre le
terrorisme ». Concernant l’Irak,
elle est particulièrement critique à
l’égard du bilan habituellement cité
par les médias grand public comme
étant digne de foi, c’est-à-dire les
110 000 morts avancés par l’Iraq
Body Count (IBC). Ces chiffres ont
été obtenus en décomptant les pertes
civiles annoncées par les médias.
Or, le PSR a identifié de graves
lacunes et d’autres problèmes
méthodologiques dans cette approche.
Par exemple, bien que 40 000
corps aient été enterrés à Najaf
depuis le déclenchement de la guerre
d’Irak en 2003, l’IBC n’a recensé
que 1 354 décès dans cette ville sur
la même période. Cet exemple indique
l’ampleur du décalage entre les
chiffres de l’IBC concernant Najaf
et le véritable bilan. Dans le cas
présent, les chiffres réels sont
plus de 30 fois supérieurs.
La base de données de l’IBC est
truffée de tels écarts. Dans un
autre exemple, cette organisation a
recensé seulement 3 frappes
aériennes sur une certaine période
en 2005. En réalité, le nombre
d’attaques depuis les airs avait
augmenté de 25 à 120 cette année-là.
Encore une fois, ces données sont 40
fois inférieures à la réalité.
Selon le rapport du PSR, l’étude
controversée de la revue Lancet,
qui avait estimé le nombre de morts
irakiens à 655 000 entre 2003 et
2006 – et à plus d’un million
jusqu’à aujourd’hui, en extrapolant
–, était probablement bien plus
proche de la réalité que les
chiffres avancés par l’IBC [1].
En vérité, ce rapport confirme un
quasi-consensus entre les
épidémiologistes sur la fiabilité de
l’étude du Lancet.
Malgré des critiques légitimes,
la méthodologie statistique
appliquée dans ce travail est le
modèle universellement reconnu pour
déterminer le nombre de morts sur
les zones de conflits : elle est
d’ailleurs utilisée par les
gouvernements et les agences
internationales.
Un déni politisé
Le PSR a également analysé la
méthodologie et les conclusions
d’autres études indiquant un bilan
humain inférieur, comme un article
du New England Journal of
Medicine – qui souffre d’un
certain nombre de lacunes graves.
En effet, cet article ne tient
pas compte des provinces soumises
aux plus grandes effusions de
violence, c’est-à-dire celles de
Bagdad, d’Al-Anbâr et de Ninive. En
réalité, il se base sur les données
erronées de l’IBC pour extrapoler
des chiffres sur ces régions. Il a
également imposé des « restrictions
motivées politiquement » sur la
collecte et l’analyse des données.
Par exemple, les entretiens furent
menés par le ministère irakien de la
Santé, qui était « totalement
dépendant de la puissance
occupante » et qui, sous la pression
des États-Unis, avait refusé de
publier ses données relatives aux
décès recensés d’Irakiens.
En particulier, le PSR a analysé
les allégations de Michael Spaget,
de John Sloboda et d’autres
critiques ayant décrit comme
« frauduleuses » les méthodes de
collecte de données de l’étude du
Lancet. Selon l’ONG, de tels
contre-arguments sont infondés.
Les quelques « critiques
légitimes », selon le PSR, « ne
remettent pas en question les
résultats des investigations du
Lancet dans leur ensemble. Ces
chiffres restent les meilleures
estimations actuellement
disponibles ». Les conclusions du
Lancet sont également
corroborées par les données d’une
nouvelle étude menée par la revue
scientifique PLOS Medicine,
qui a recensé 500 000 victimes de la
guerre en Irak. Au total, le PSR a
pu déterminer que le nombre le plus
probable de morts civils dans ce
pays depuis 2003 est d’environ 1
million.
À ce bilan, l’étude du PSR ajoute
au moins 220 000 morts en
Afghanistan et 80 000 au Pakistan,
qui ont été tués de manière directe
ou indirecte à cause de cette
campagne militaire conduite par les
États-Unis. En d’autres termes,
cette ONG avance une « estimation
basse » qui s’élève à 1,3 million de
morts en Irak, en Afghanistan et au
Pakistan. Or, les chiffres réels
pourraient facilement « dépasser les
2 millions ».
Pourtant, même cette étude du PSR
souffre de certaines lacunes. Tout
d’abord, la « guerre contre le
terrorisme » de l’après-11-Septembre
n’était pas une nouveauté, mais
simplement une extension de
politiques interventionnistes
lancées précédemment en Irak et en
Afghanistan.
Par ailleurs, le cruel manque de
données concernant l’Afghanistan
signifie que l’étude du PSR a
probablement sous-estimé le bilan
humain dans ce pays.
L’Irak
La guerre d’Irak n’a pas démarré
en 2003, mais en 1991 avec la
première guerre du Golfe, qui fut
suivie par un régime de sanctions
imposé via les Nations Unies.
Une étude antérieure du PSR menée
par Beth Daponte – alors démographe
du Bureau du recensement du
gouvernement US –, a montré que le
nombre de décès d’Irakiens provoqués
par la première guerre du Golfe
s’élevait à environ 200 000, pour la
plupart des civils [2].
Entre-temps, son étude fut censurée
par les autorités.
Après que la coalition dirigée
par les États-Unis se fut retirée
d’Irak, la guerre contre ce pays
continua sous une forme économique,
à travers le train de sanctions de
l’ONU imposé par les USA et la
Grande-Bretagne. Pour le justifier,
le prétexte invoqué était d’empêcher
le président Saddam Hussein d’avoir
accès aux éléments constitutifs de
potentielles armes de destruction
massive. Sous cet embargo, les biens
interdits à l’Irak incluaient un
grand nombre de produits de première
nécessité indispensables à la
population civile.
Des chiffres de l’ONU jamais
remis en question démontrent
qu’environ 1,7 million de civils
irakiens sont morts à cause de ce
régime de sanctions brutal imposé
par l’Occident, dont près de la
moitié étaient des enfants [3].
Il semblerait que cette abondance
de morts ait été intentionnelle.
Parmi les biens interdits par les
sanctions de l’ONU, on peut recenser
des produits chimiques et des
équipements essentiels au
fonctionnement du système national
de traitement des eaux de l’Irak. Un
document secret de l’Agence de
Renseignement militaire du Pentagone
(la DIA, pour Defence Intelligence
Agency) a été découvert par le
professeur Thomas Nagy, qui enseigne
à l’École de commerce de
l’Université George Washington.
Selon lui, ce document constitue
« un plan initial de génocide contre
le peuple irakien ».
Dans son article scientifique
rédigé dans le cadre de
l’Association des chercheurs sur les
génocides de l’Université du
Manitoba (Canada), le professeur
Nagy expliqua que ce document de la
DIA révélait, dans « les moindres
détails, une méthode parfaitement
opérationnelle pour ‘délabrer
complètement le système de
traitement des eaux’ d’une nation
entière » pendant une décennie.
Ainsi, la politique de sanctions
créerait « les conditions favorables
à une vaste propagation de maladies,
dont des épidémies de grande ampleur
(…) liquidant ainsi une large
portion de la population
irakienne. » [4]
Par conséquent, si l’on se base
seulement sur le cas de l’Irak, la
guerre menée par les États-Unis
contre ce pays entre 1991 et 2003 a
tué environ 1,9 million d’Irakiens ;
ensuite, à partir de 2003, nous
pouvons recenser à peu près 1
million de morts. Au total, cette
campagne militaire aura donc emporté
la vie de près de 3 millions de
personnes.
L’Afghanistan
En Afghanistan, les estimations
du PSR sur le nombre total de
victimes pourraient aussi être
grandement sous-estimées. Six mois
après la campagne de bombardements
de 2001, le journaliste du
Guardian Jonathan Steele révéla
qu’entre 1 300 et 8 000 Afghans
avaient été tués de manière
directe [5].
Il ajouta qu’il y avait eu une
surmortalité d’environ 50 000
personnes dans cette même période,
en raison des conséquences de cette
guerre.
Dans son livre, Body Count :
Global Avoidable Mortality Since
1950, le professeur Gideon Polya
appliqua la même méthodologie
utilisée par le Guardian pour
analyser les données annuelles de
mortalité de la Division de la
population de l’Onu [6].
Il put ainsi calculer les chiffres
plausibles de la surmortalité en
Afghanistan. Biochimiste retraité de
l’Université de La Trobe
(Melbourne), Polya a conclu que le
total des décès évitables dans ce
pays – en état de guerre permanent
depuis 2001 et subissant les
privations de l’occupant –,
s’élevait à 3 millions de personnes
(dont 900 000 enfants de moins de 5
ans).
Bien que les découvertes du
professeur Polya n’aient pas été
publiées dans une revue
universitaire, l’étude qu’il
présente dans Body Count, son
livre de 2007, a été recommandée par
Jacqueline Carrigan, un professeur
de sociologie de l’Université d’État
de Californie [7].
Elle a ainsi présenté cette étude
comme « une mine de données sur la
situation de la mortalité globale »,
dans une recension publiée par une
revue des éditions universitaires
Routledge, Socialism and
Democracy.
Comme dans le cas de l’Irak,
l’intervention des États-Unis en
Afghanistan a démarré bien avant le
11-Septembre, sous la forme d’une
assistance clandestine des talibans
par les États-Unis dans les domaines
militaires, logistiques et
financiers à partir de 1992. Cette
aide secrète a favorisé la conquête
violente de près de 90 % du
territoire afghan par les talibans [8].
En 2001, l’Académie Nationale des
Sciences publia un rapport intitulé
Forced Migration and Mortality [9].
Dans cette étude, Steven Hansch – un
épidémiologiste de premier plan et
directeur de Relief International
–, souligna que la surmortalité due
aux conséquences de la guerre dans
les années 1990 avait engendré entre
200 000 et 2 millions de morts en
Afghanistan. Bien entendu, l’Union
soviétique a sa part de
responsabilité dans la dévastation
des infrastructures civiles de ce
pays, ayant ainsi jeté les bases de
ce désastre humain.
En les additionnant, ces chiffres
suggèrent qu’en Afghanistan, le
bilan total des conséquences
directes et indirectes des
opérations états-uniennes [et
occidentales] entre le début des
années 1990 et aujourd’hui pourrait
être compris entre 3 et 5 millions
de morts.
Le déni
Selon les chiffres que nous
venons d’étudier, le total des décès
engendrés par les interventions
occidentales en Irak et en
Afghanistan depuis les années 1990 –
des morts directes aux impacts des
privations de guerre à plus long
terme –, pourrait être d’environ 4
millions : 2 millions en Irak entre
1991 et 2003, et 2 millions à cause
de la « guerre contre le
terrorisme ». Ce bilan pourrait même
atteindre les 6 à 8 millions de
morts, si l’on prend en compte les
estimations hautes de la
surmortalité en Afghanistan.
Il est possible que de tels
chiffres soient bien trop élevés,
mais nous ne pourrons jamais en
avoir la certitude. En effet, les
politiques des forces armées US et
britanniques imposent de refuser la
comptabilisation des pertes civiles
engendrées par leurs opérations –
ces morts étant considérées comme
des désagréments sans intérêt.
En raison de la grave pénurie de
données en Irak, de l’inexistence
quasi totale des archives en
Afghanistan, et de l’indifférence
des gouvernements occidentaux quant
à la mort des civils, il est
littéralement impossible de
déterminer la véritable ampleur des
décès provoqués par ces
interventions.
En l’absence de la moindre
possibilité de corroboration, ces
chiffres fournissent des estimations
plausibles basées sur l’application
de la méthodologie statistique, qui
se fonde sur les meilleures preuves
disponibles – bien qu’elles
s’avèrent particulièrement rares.
Ils nous donnent une idée de
l’ampleur de ces destructions, à
défaut de nous en offrir les détails
précis.
La plupart de ces morts ont été
justifiées dans le contexte du
combat contre la tyrannie et le
terrorisme. Néanmoins, grâce à la
complicité silencieuse des médias
grand public, la majorité des
citoyens n’a aucune idée de la
véritable ampleur de cette terreur
permanente – imposée en leur nom –
par la tyrannie états-unienne et
britannique en Irak et en
Afghanistan.
Traduction
Maxime Chaix
Principal traducteur francophone de
Peter Dale Scott
Source
Middle East Eye (Royaume-Uni)
[1]
« Mortality before and after the 2003
invasion of Iraq : cluster sample survey »,
by Les Roberts, Riyadh Lafta, Richard
Garfield, Jamal Khudhairi, Gilbert
Burnham, The Lancet, October 11,
2006.
[2]
“Toting
the Casualties of War”, Bloomberg
Business, February 5, 2013.
[3]
Behind the War on Terror : Western
Secret Strategy and the Struggle for
Iraq, Nafeez M. Ahmed, New Society
Publishers (September 1, 2003).
[4]
“The
Role of Iraq Water Treatment
Vulnerabilities in Halting One Genocide
and Preventing Others”, Thomas J.
Nagy, Association of Genocide Scholars,
June 12, 2001.
[5]
“Forgotten
victims”, Jonathan Steele, The
Guardian, May 20, 2002.
[6]
Body Count Global Avoidable Mortality
Since 1950, Gideon Polya, G.M. Polya,
Melbourne (2007).
[7]
“Body
Count : Global Avoidable Mortality Since
1950”, Jacqueline Carrigan,
Socialism and Democracy, April 13,
2011.
[8]
“Islamic
State is the cancer of modern capitalism”,
Nafeez M. Ahmed, Middle East Eye, March
27, 2015.
[9]
Forced Migration and Mortality,
Holly E. Reed and Charles B. Keely,
Editors ; Roundtable on the Demography
of Forced Migration ; Committee on
Population ; Division of Behavioral and
Social Sciences and Education ; National
Research Council (2001).
Document joint
Body Count, Casualty Figures after 10
Years of the “War on Terror” (March
2015)
(PDF - 3.3 Mo)
Nafeez Mosaddeq Ahmed
Politologue
britannique, auteur de
La Guerre contre la liberté : Comment
et pourquoi l’Amérique a été attaquée le
11 Septembre 2001
(éd. Demi-Lune). Il a notamment
travaillé pour The Guardian, The
Independent, le Sydney Morning
Herald et Le Monde diplomatique.
À travers son travail sur les opérations
clandestines en lien avec le terrorisme
international et sur les causes
profondes de ce fléau, il a
officiellement contribué à la
Commission nationale d’enquête sur le
11-Septembre, ainsi qu’aux
investigations sur les attentats de
Londres.
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