Actualité
L’affrontement Arménie-Azerbaïdjan :
un test des partenariats de la Turquie ?
Toufic Choumane
Samedi 10 octobre 2020
L’Arménie saigne une fois de
plus et la Syrie est en flammes. Les
amis et les alliés compatissent, mais
seuls les Arméniens et les Syriens n’ont
plus de mots ni de larmes… Il n’empêche
qu’ils continuent à se défendre et à se
battre, les premiers contre le trio
infernal formé par la Turquie, Israël et
l’Azerbaïdjan, après que nombre d’entre
eux se soient battus pour la Syrie
devenue leur deuxième patrie ; les
seconds contre une prétendue communauté
internationale, faussement humaniste,
qui s’arrange pour faire pleurer dans
les chaumières lorsqu’il est trop tard
ou lorsqu’elle est convaincue que les
victimes serviront ses intérêts ou
finiront sous sa botte.
Qui sait
et, dans ce cas, qui se souvient des
Syriens arméniens d’Alep qui ont perdu
la vie en se battant contre des monstres
venus des quatre coins de la planète
pour assassiner leurs familles, démolir
leurs maisons, voler leurs biens et
s’approprier une fois de plus une terre
qui les a vus naître et qui est devenue
aussi chère à leur cœur que la terre de
leurs ancêtres ? Vous voulez des noms ?
Missak Kahabian, Grégor Achnakalian,
Sarkis Soulakian… des noms qui reposent
désormais dans les registres mémoriaux
de l’épopée syrienne que ni Erdogan ni
ses créatures lobotomisées, glanées en
Syrie ou ailleurs, ne pourront ternir.
Qui sait
et, dans ce cas, qui se soucie des 60 à
80 foyers d’incendie, quasi simultanés,
en train d’avaler le littoral syrien,
ses somptueuses vallées, ses magnifiques
forêts et ses récoltes prometteuses de
survie et de résistance face aux
sanctions occidentales ? Vous voulez une
image ? Fermez les yeux et imaginez, à
Dieu ne plaise, la Corse en flammes.
Parce que c’est cela aussi la Syrie.
Mais, pendant que les pelleteuses des
suppôts d’Erdogan s’acharnent à voler
les trésors archéologiques encore
enfouis dans son ventre, vu qu’ils ont
déjà dépouillé son corps, voilà qu’il
nous faudrait croire que les brûlures
infligées à sa peau sont le fait du
réchauffement climatique ou de la
négligence de ceux qui labourent sa
terre avec tout l’amour du monde. Cette
même négligence qui a réduit en cendres
le port de Beyrouth !?
Mais ne
soyons pas ingrats. Il se dit que le
salut est proche pour la Syrie, comme
pour l’Arménie. Leurs amis et alliés
négocient des trêves et des processus de
« solutions politiques » qui
obligeraient les agresseurs à prendre un
peu de répit. Finalement, ils font ce
qu’ils peuvent, étant donné qu’ils
seraient dans le collimateur des mêmes
ennemis. [NDT].
***
D’après Moses Khurynatsi [Moïse
de Khorène],
l'un des historiens arméniens les plus
célèbres ayant vécu au Ve siècle et
surnommé le Hérodote d'Arménie, les
Arméniens sont les descendants de la
renaissance de l'humanité après le
« Déluge » ; l’Arche de Noé s’étant
échouée sur le mont Ararat, Noé se
serait dirigé vers Babel en laissant son
fils Sem sur les terres d’Arménie. La
nation arménienne descendrait donc de
Sem fils de Noé. [Plus récemment,
certains auteurs ont situé Moïse de
Khorène au VIIIe ou au IXe siècle en
confirmant que l’histoire commence,
comme il se doit, par les trois fils de
Noé : les créateurs de l’Arménie étant
de la lignée de Japhet, leurs principaux
adversaires de la lignée de Cham, celle
de Sem restant neutre avec le prophète
Abraham comme illustre descendant [*] ;
Ndt].
À
cette conviction sacrée concernant les
racines de la nation arménienne puisée
dans le Livre de la Genèse de la Torah,
correspond une conviction similaire chez
les Azéris. L'Azerbaïdjan ne serait pas
moins saint et tirerait sa signification
d’un souverain d’essence divine que le
feu ne peut atteindre, d’après l’une des
interprétations de Mahmoud Ismaïlov dans
son célèbre ouvrage intitulé : « Une
brève histoire de l'Azerbaïdjan ».
Partant de là, l’on est supposé
considérer que certains motifs
sous-jacents au conflit entre l'Arménie
et l'Azerbaïdjan, entrecoupé d’épisodes
d’affrontements sanglants, entrent dans
un contexte de « saintetés qui se font
la guerre » ; voire au-delà, vu que les
deux nations s’approprient l’Histoire en
prétendant que l'autre nation est issue
de la sienne ou qu’elle lui a imposé sa
domination.
Ainsi, dans son « Histoire de
l’Arménie », le Père de
l’historiographie arménienne,
Moses Khurynatsi, dit
que le roi des Perses, Archak le grand,
a investi son frère Vagharchak roi
d'Arménie ; lequel a étendu son règne
sur l’Asie, l’ouest de l'Assyrie, la
Palestine, l'Azerbaïdjan et les Pays du
Caucase. Alors que Mahmoud Ismaïlov dit
que l'État d'Atropatina [d’atropatia ou
le domaine du feu], établi au quatrième
siècle avant JC et de souches
azerbaïdjanaises, comprenait l'Arménie
ainsi que la Géorgie et que, tout au
long des guerres incessantes entre les
Arméniens et les Azéris, la région de l’Artsakh
connue aujourd'hui sous le nom de
Haut-Karabakh a toujours été l’objet de
discordes entre les deux nations, mais
que les Azéris avaient regagné cette
région au Ve siècle après JC.
Qui
peut défaire les foudres engendrées par
des saintetés légendaires fixées dans
l’Histoire des peuples ? Nul ne le peut.
Par conséquent, venons-en au présent et
abordons l’actuel conflit
arméno-azerbaïdjanais sous deux angles :
-
celui des partenariats
stratégiques avec la Turquie, d’une
part ; la Russie et l’Iran, d’autre
part ;
-
celui de l’importante
implication de la Turquie en lien
avec ses propres stratégies en
dehors de ses frontières.
***
En
effet, s’agissant des partenariats
stratégiques, dire que la crise
arméno-azerbaïdjanaise est un test du
partenariat turco-russo-iranien repose
sur le fait que ces dix dernières
années, ces trois États ont travaillé à
construire des relations destinées à
neutraliser les désaccords bilatéraux,
pour se focaliser sur les foyers de
désaccords extérieurs.
Du côté
turco-russe existent nombre de piliers
d’un tel partenariat dans les domaines
du pétrole, du gaz [Turkish Stream], du
nucléaire via les réacteurs russes
installés en Turquie, du système russe
de missiles S-400, sans compter la
volonté affichée de la Turquie d'acheter
des chasseurs Su-35 russes pour une
valeur de 3 à 4 milliards de dollars ;
ce qui la classerait au troisième rang
des pays acquéreurs d’armement russe,
après la Chine et l'Iran.
Et
alors que la Turquie refuse d’appliquer
les sanctions américano-européennes
contre la Russie, le volume des échanges
commerciaux entre les deux pays a
atteint environ 25 milliards de dollars
en 2019 d’après le site Russia Today du
05/03/2020 ; ce même site ayant rapporté
le 27/08/2019 que le président turc
avait déclaré lors d'une conférence de
presse conjointe avec son homologue
russe, Vladimir Poutine, que les deux
pays envisageaient de porter le montant
de leurs échanges commerciaux à 100
milliards de dollars par an.
Une telle
masse de contrats à long terme entre
Moscou et Ankara, à laquelle s’ajoutent
les relations troubles de la Turquie
avec les États-Unis et l'Union
européenne, sont dans l’intérêt de la
politique étrangère russe, mais
n'éliminent pas les dérobades et les
désaccords sur la Syrie, la Libye, la
Méditerranéenne orientale, dont les
conflits de la Turquie avec Chypre puis
la Grèce, et maintenant son implication
en Azerbaïdjan.
Comment la Russie réussira-t-elle à
trouver un équilibre entre ce
partenariat stratégique avec la Turquie
et ses propres intérêts tout aussi
stratégiques dans les points chauds qui
impliquent les deux pays ?
***
Du côté de
l'Iran, la situation semble moins âpre
et le partenariat stratégique suit le
même cours. La Turquie a ouvertement
déclaré son rejet des sanctions
occidentales contre l’Iran et Nail Olpak,
le chef du Conseil des relations
économiques extérieures de Turquie, a
exprimé depuis Téhéran une volonté
commune d’élever le niveau du commerce
bilatéral de 9,5 milliards à 30
milliards de dollars, comme publié par
l’agence turque Anadolu le 18/11/ 2019.
Ce chiffre avait été préalablement
évoqué par le ministre iranien de
l'Économie et des Finances parlant des
« relations historiques et
chaleureuses » entre l'Iran et la
Turquie, comme rapporté par Al-Alam TV
en langue arabe le 3/10/2019.
Jusqu’ici, la
Syrie était quasiment le seul sujet
possiblement explosif entre la Turquie
et l'Iran. En effet, les deux
gouvernements soutiennent le Qatar,
s'opposent aux ambitions kurdes et ont
des points de convergence sur la
situation en Libye vu leur
reconnaissance du GNA [Gouvernement
d’union nationale de Fayez el-Sarraj],
comme l’a déclaré le ministre iranien
des Affaires étrangères Mohammad Javad
Zarif, à partir d’Ankara, lors d'une
conférence de presse conjointe avec le
ministre turc des Affaires étrangères,
Mevlüt Çavuşoğlu ; conférence diffusée
par Sputnik le 16/06/2020.
Cependant, le
nouveau conflit
arméno-azerbaïdjanais
met le partenariat stratégique entre les
deux pays devant une épreuve d’une
difficulté rarement atteinte. En effet,
la poursuite des affrontements sanglants
autour du Haut-Karabakh pourrait
alimenter et enflammer le ressentiment
nationaliste en Turquie, comme il
pourrait s’avérer difficile pour les
Azéris iraniens de contenir leurs
sentiments à l’égard de leurs
coreligionnaires azerbaïdjanais. Quelle
sera la solution ?
***
Quant à
l’implication de la Turquie dans la
crise arméno-azerbaïdjanaise à un tel
niveau de déchaînement, il faut admettre
d’emblée que les objectifs qui l’animent
ne sont rien d’autre que le pétrole et
le gaz.
Selon
l'Institut de
statistique turc, le
montant des importations en énergie a
atteint les 41 milliards de dollars en
2019, comme le rapporte l’agence turque
Anadolu dans son édition du 24/08/2020 ;
ce qui éreinterait l'économie turque.
C’est pourquoi la Turquie s’est rabattue
sur la Syrie et a même discuté avec
Vladimir Poutine et Donald Trump d’une
gestion partagée des champs de pétrole
syriens du Gouvernorat de Deir ez-Zor ;
information publiée par Russia Today et
The voice of America en mars 2020. Par
ailleurs, la présence militaire turque
en Libye n’a d’autre but que de lui
réserver un siège à la table du
« dialogue international concernant la
gestion du pétrole libyen » lorsque le
moment sera venu.
Entretemps,
la Turquie fait tout son possible pour
transformer ses ports en portes
d'exportation de pétrole et de gaz vers
l'Europe ; le gaz russe via le Turkish
Stream, le pétrole irakien de Kirkouk
via le port de Ceylan, plus d’autres
projets portant sur le gaz iranien.
Quant à sa présence militaire au Qatar,
elle s'inscrit dans le cadre de la
consolidation de sa stratégie
énergétique dans les régions les plus
riches en gisements d’hydrocarbures,
tout comme son équipée vers
l’Azerbaïdjan, lequel flotte sur du
pétrole et du gaz, constitue le dernier
maillon de cette stratégie.
***
Que
signifie tout cela ? Cela signifie que
la Turquie économiquement dépendante
faute de ressources énergétiques aspire
à combler cette lacune en nourrissant
les crises régionales : la guerre sur la
Syrie, l’instabilité en Irak, la
déchirure libyenne, le siège du Qatar,
le conflit sur le Haut-Karabakh… Des
crises qu’elle considère comme autant
d’opportunités lui permettant de
rectifier les déviations du cours de son
histoire il y a cent ans.
Ainsi, dans un article du 2/10/2020,
Ibrahim Karagül, le rédacteur en chef du
quotidien Yeni Safak proche d'Erdogan, a
commenté les événements au Haut-Karabakh
comme suit : « Aujourd'hui, nous voyons
partout l’expression de la ‘’pensée
géopolitique’’. Nous l'avons d'abord
observée dans le nord de l'Irak, puis en
Syrie, puis à l'est de la Méditerranée,
puis dans la mer Égée et plus récemment
dans le Caucase. Nous ne sommes pas les
seuls à la voir. Le monde entier la
voit, vu que les centres du Système
international dessinent la carte du
monde depuis des siècles. La Turquie
édifie une force au sein de plus vastes
frontières dans la région, prend
l'initiative et explose le statu quo
établi depuis le début du XXe siècle ».
La
Turquie « explose le statu quo établi
depuis le début du XXe siècle » ! Oui,
mais la plupart des explosions frappent
des zones partagées avec deux de ses
supposés partenaires : la Russie et
l'Iran. Ce qui pose la question de
savoir comment réagiront ces
partenaires, en particulier dans la zone
d'engagement azerbaïdjanaise où se
conjuguent plusieurs défis touchant à
leur sécurité nationale, à leur espace
vital, aux liens entre leurs ethnies, à
leurs conflits historiques
[Safavide-Ottoman/Tsariste-Ottoman] et
aux guerres pour l’énergie. La
conjonction de l’ensemble de ces graves
défis ne se retrouve pas ailleurs qu’en
Azerbaïdjan.
***
Que
faire ? Vladimir Lénine ne siège plus au
Kremlin pour répondre à cette question
léniniste. S'il était encore vivant et
écoutait Léon Trotsky, l'auteur de « la
théorie de la révolution permanente »,
il aurait déclaré une guerre féroce
contre la Turquie. Et si son héritier au
Kremlin, Vladimir Poutine, écoutait
Alexandre Douguine, le théoricien de la
Russie impériale orthodoxe, il aurait
battu les tambours de la guerre sainte
contre les envahisseurs de
Constantinople. Mais ce que l'on sait de
Poutine indique qu’il est plus
pragmatique et plus visionnaire que les
philosophes de gauche ou de droite. Par
conséquent, compte tenu de sa réaction
face au conflit arméno-azerbaïdjanais
actuel, laquelle diffère du soutien
accordé à l'Arménie par Moscou au début
des années 1990 avec, pour conséquences,
la défaite de l'Azerbaïdjan et la
déclaration d'indépendance du
Haut-Karabakh, il semble que la Russie
optera pour un équilibre entre les
pertes et les profits.
Autrement dit, si Erevan sort
victorieuse, la Russie regagne l'Arménie
et rien de plus, mais perd la Turquie
ainsi que les partenariats bilatéraux.
Et si la guerre dure et s’intensifie, ce
sera la porte grande ouverte à de
probables interventions internationales
dans certaines autres de ces
arrière-cours ; interventions qui ne
profiteront en aucun cas à la Russie.
Ce qui
s'applique à la Russie, s'applique à
l'Iran. Cependant, deux faits lui sont
spécifiques : le premier concerne le
discours sur le « Grand Azerbaïdjan »
que Bakou avait adopté dans les années
90, avant de se rétracter ; le deuxième
concerne l’Arménie ayant établi, comme
l’Azerbaïdjan, des relations avec
Israël, ce qui la dégage d’une
préférence pour l’une ou l’autre des
deux parties.
Reste la Turquie et son proverbe
bien connu : « le Turc n’a d’autre ami
que le Turc ». Par conséquent, aussi
importants que soient ses bénéfices en
Azerbaïdjan, elle sera quand même la
grande perdante si elle perd ses
partenariats avec la Russie et l’Iran.
Partant de
là, il est plus probable que la Russie,
la Turquie et l'Iran formeront un « trio
garant » autour de l'Azerbaïdjan
comparable au trio du « processus
Astana », censé piloter la solution
politique en Syrie. Ainsi, ils
pourraient empêcher la détérioration de
leurs partenariats, éviter les
complications d’une éventuelle ingérence
externe, et réexaminer leurs intérêts
respectifs afin de trouver une nouvelle
carte des zones d’influence respectives.
Pour autant,
le conflit arméno-azerbaidjanais
sera-t-il réglé ? Non ... il ne le sera
pas.
Le poète
arménien Egha Demirdjibachian dit dans
l'un de ses poèmes :
Les années
passées ont tout pris.
Quant aux
années à venir,
JJe ne
m'attends pas à ce qu’elles amènent quoi
que ce soit.
Toufic
Choumane
Écrivain et journaliste
libanais
(article publié le 07/10/2020)
Traduit de
l’arabe par Mouna Alno-Nakhal
Source :
180 post [Liban]
https://180post.com/archives/13443
[*][a href="https://www.imprescriptible.fr/archives/HISTOIRE_DE_L_ARMENIE-Artak_Movsissian-17.03.2017.pdf">Histoire
de l’Arménie]
Le sommaire de Mouna Alno-Nakhal
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