Turquie
La Turquie ou la mère des
occasions perdues…
Naram Sargon
Vendredi 10 juillet 2020
En décembre 2017, le quotidien national
turc Zaman [1] publiait une vidéo
en langue turque, traduite par ses soins
en langue arabe [2], sous le
titre : « Révélations passionnantes de
Necmettin
Erbakan
sur les relations d’Erdogan avec Israël
et le projet du Grand Moyen-Orient ».
Il s’agit de l’extrait d’une conférence
tenue en 2007 par M. Erbakan,
ex-Premier-ministre de Turquie,
fondateur du mouvement islamique
Milli Görüş et, a priori,
maître spirituel d’Erdogan.
En bref,
après avoir expliqué que l’AKP [Parti de
la justice et du développement] avait
gagné les élections de 2002 en se
réclamant de lui et en prétendant
appartenir à son mouvement, M. Erbakan
dit que l’AKP avait immédiatement changé
de chemise pour revêtir celle de « Tayyip
II ». Laquelle nouvelle chemise serait
celle que Recep Tayyip
Erdoğan a revêtue une fois
qu’il a été promu par le président Bush
junior à la tête du « projet
du Grand Moyen-Orient » et avoir été
décoré de la « médaille du Courage » par
le Congrès juif américain ; [médaille
reçue en 2004 et apparemment restituée
en 2014, histoire de brouiller les
cartes diraient les mauvaises langues ;
[3]].
Ce premier extrait est suivi de deux
déclarations d’Erdogan. Pour le
quotidien Zaman, elles viennent
confirmer les révélations de M.
Erbakan :
-
1ère déclaration :
La ville de
Diyarbakir [à majorité kurde] occupe une
place importante pour moi. Je pense
qu’elle pourrait être une étoile dans le
cadre du projet du Grand Moyen-Orient de
l’Amérique. Il est possible qu’elle
devienne un centre attractif dans la
région.
-
2ème
déclaration : La Turquie a une mission
au Moyen-Orient. Quelle est cette
mission ? Nous sommes à la tête des deux
projets du Grand Moyen-Orient et de
l’Afrique du Nord. Et nous remplissons
cette mission.
Erdogan et
les siens remplissent effectivement
cette mission. C’est désormais
incontestablement vérifié. Le problème
des coalisés, dont la France, est qu’il
a dépassé les bornes des manœuvres
autorisées. À qui la faute ? Comment
pensent-ils gérer leurs contradictions ?
Et qu’est-ce qui fait qu’Erdogan a brûlé
toutes les cartes qu’il s’évertue de
récupérer en re-massacrant par
procuration, ou directement, les peuples
de ces régions, sans que cela ne se soit
révélé rentable qu’aux industries
militaires des uns et des autres ?
Naram
Sargon, l’un des plus populaires
écrivains syriens, entre dans le vif du
sujet. [NdT].
ERDOGAN, PILIER DU TEMPLE ?
Le
braconnier sait que le plus important
est de camoufler son piège là où sa
proie se sentirait en sécurité et, en
cas de succès, il ne cessera de
l’exploiter tant qu’il n’a pas piégé
toutes les autres proies revenues au
même endroit. Exactement comme c’est le
cas d’Erdogan : le piège hébraïque au
Moyen-Orient.
Et
la Turquie erdoganienne est l’apogée du
rêve israélien, car l'erdoganisme a
réveillé l'hostilité arabo-turque au
point que son danger est désormais du
même ordre que le danger israélien.
De
ce fait, bien que les ambitions
expansionnistes israéliennes vers l'Est
ne soient pas moindres que celles
d’Erdogan, sa disparition de la scène
turque sera un problème pour Israël, vu
que son remplaçant tentera de se
présenter comme le redresseur de ses
torts, lesquels ont abouti à ce
que tout le Monde arabe
craint et évite de s’ouvrir à la
Turquie. En effet, selon les critères de
la Syrie, de l'Irak, de l'Arabie
saoudite, de l'Egypte, de la Libye, de
l'Algérie, du Liban et des pays arabes
[occupés] du Golfe arabo-persique
-excepté le Qatar- Erdogan est l’ennemi.
Et, si l'on exclut le Hamas, Erdogan est
un ennemi pour la Palestine aussi.
En
effet, la survie d'Erdogan et de l’erdoganisme
est le facteur essentiel qui fait que
l'axe de la Résistance ne peut pas
pleinement se consacrer à contrer
Israël, étant donné qu’ils ne cessent
d’alimenter efficacement l’extrémisme et
le chaos dans le nord syrien et l'ouest
irakien ; alors que si, dans le contexte
actuel, la guerre prenait fin à Idleb,
cent mille soldats syriens
retourneraient se poster au sud près de
la frontière de la Palestine occupée,
tandis que les
armées islamistes qu'Erdogan stocke dans
les besaces turques se disperseraient et
cesseraient de menacer les ennemis
d’Israël. Il en est de même pour
l’Afrique du Nord où la disparition
d’Erdogan et de l’erdoganisme changerait
le cours de la guerre en Libye et
éviterait à la Tunisie l’explosion du
conflit entre laïcs et islamistes.
Du point de
vue d’Israël, cette atmosphère hostile
dans le nord de la région arabe doit se
maintenir, car elle dispersera
progressivement l’hostilité à son égard
et fera qu’il ne sera plus le seul
danger existentiel pour cette région.
Dispersion qu’Israël a toujours cherché
à nourrir en agissant de telle sorte que
le Jordanien devienne l’ennemi du
Palestinien et ne se concentre que sur
cette inimitié ; que de son côté, le
Libanais devienne également l’ennemi du
Palestinien ; le Syrien, l’ennemi du
Qatari ; le Saoudien, l’ennemi de
l’Iranien ; l’Égyptien, l’ennemi du
Soudanais et du Palestinien ; et ainsi
de suite.
C’est ainsi
qu’au bout d’un demi-siècle d'hostilité
à Israël, l'Arabe s’est retrouvé en
plusieurs morceaux psychiques avec
nombre d’ennemis, au dernier rang
desquels : Israël. Lequel Israël finira
par être rayé de la liste des ennemis en
raison du niveau croissant d'hostilité
envers le non-Israélien. Et, il est
indubitable que si l'animosité
turco-arabe s’aggravait et que l’opinion
publique arabe devenait de plus en plus
antiturque, ce serait le plus beau
cadeau pour Israël.
Il est tout
aussi indubitable que le retrait de la
Turquie de n’importe quelle arène
qu’elle occupe aujourd’hui sera
préjudiciable à Israël, faute d’absorber
une part des pressions qu’il subit.
Autrement dit, la Turquie est
militairement présente en Afrique du
Nord, dans les pays du Golfe, en mer
Rouge, au nord de la Syrie et à l’ouest
de l’Irak au profit d’Israël ; la
présence d’Erdogan dans le jeu
international demeurant indispensable
tant que sa disparition ne lui nuira pas
ou ne le mettra en danger.
D’où
l’utilité de connaître l’exacte vérité
du prétendu coup d'État militaire en
Turquie [juillet 2016] toujours entouré
de mystères ; les explications données
étant insuffisantes. En effet,
l’hypothèse selon laquelle les
Américains en seraient les
commanditaires n’est fondée sur rien,
mis à part les envolées spectaculaires
des pro-Erdogan qui trouvent que
l'hostilité américaine lui confère de la
crédibilité et des indulgences pour
redonner confiance en ses prières. Et le
fait que la Russie ou l'Iran en aient
averti Erdogan et ainsi contribué à le
sauver n’est pas plus convaincant, car
sans aucune preuve tangible et sans
aucun rapport avec la logique ; logique
qui veut que la Russie et l’Iran ont
pâti de ses incursions dans ce qu’ils
considèrent
comme des « zones rouges », pour tout
saccager. Mais les diplomaties et les
politiques russe et iranienne exigent de
danser avec les loups, avec un coup sur
la tête pour les éloigner et un os pour
les rapprocher […].
L’avenir
prouvera qu’Israël est le gardien
d’Erdogan et de son régime. Après lui,
Israël fera tout son possible pour
prolonger l’erdoganisme qui s’est révélé
être un piège hermétique pouvant
maintenir le conflit avec les Arabes.
D’ici là, Erdogan est le pilier du
Temple. S’il tombe, le Temple en sera
ébranlé.
DE L’HOMME
MALADE À LA FEMME FOLLE
Malheureusement, la folie comme la
maladie ne se limitent pas aux
individus, mais peuvent évoluer en
épidémie ou pandémie affectant des
nations. Pour cela, il suffit d’un seul
fou au sommet de la Pyramide. Ainsi, il
y a une centaine d’années,
le califat turc fut atteint
d’une maladie incurable. Alité, le monde
a verrouillé sa chambre et l’a mis en
quarantaine comme c’est le cas pour les
maladies infectieuses. Mais quand, cent
ans après, la porte fut
ouverte, il en est sorti une odeur
fétide et des voix troubles. Nous avons
alors compris que l’état du patient
s’était aggravé et qu’il souffrait d’une
délirante folie.
Aujourd’hui,
quand nous regardons la Turquie, nous
voyons un pays qui mérite le titre de
« mère des occasions perdues » ; ce qui
n’est pas surprenant de la part de
« l'homme malade » que nous avons laissé
sur son lit au moment de la Première
Guerre Mondiale et qui, en vérité, se
retrouve encore plus malade au point que
s’il n’est pas secouru, il deviendra
« l’homme fou ».
Ici, la folie
est que l’homme puisse penser que sa
richesse en oiseaux n'est pas dans sa
main, mais sur les arbres et dans les
airs migrant d'un continent à l’autre,
et même qu’il en arrive à ouvrir la cage
de ses oiseaux, convaincu qu’ils lui
appartiennent où qu’ils volent ou
atterrissent.
Or, au cours
de son histoire récente, la Turquie a
bénéficié de la plus précieuse des
opportunités depuis la chute du
Sultanat : celle de la « puissance
douce » [soft power] dans un monde où
les Arabes et l’Orient avait grandement
besoin d’elle.
En effet, en
rejoignant les deux principales
composantes arabe et perse de l’Orient,
la Turquie aurait répondu au besoin
d’équilibre avec l'Europe et serait
devenue le creuset du plus grand marché
oriental au sein d’un espace compris
entre cinq mers.[la mer Caspienne, la
mer Noire, la mer Méditerranée, le Golfe
arabo-persique, la mer Rouge ; NdT][4].
Et en
rejoignant l’axe de la Résistance, elle
aurait aussi répondu à l’urgent besoin
d’équilibre dans la lutte des pays de la
région contre le projet sioniste, sans
intervenir militairement, et serait
devenue l’arbitre et le juge du
conflit ; de telle sorte que l’Union
européenne aurait considéré autrement
son adhésion, contre la rupture d’une
telle alliance.
Un
autre besoin pressant de Turquie est en
rapport avec le conflit sunnite-chiite
lancé par les États-Unis lors de
l'invasion de l'Irak. Tous se sont alors
précipités vers elle, vu que son
histoire ottomane chatouille les
islamistes sunnites auxquels elle
inspire le sentiment d’être représentés
dans la région, contrairement à ce que
l’Amérique leur a laissé croire en
présentant la fin du règne de Saddam
Hussein comme un projet visant à réduire
le pouvoir du sunnisme en Orient, puis a
renforcé cette croyance par le complot
ayant mené à l’assassinat de Rafic
Hariri prétendument utile au « croissant
chiite ».
À
l’époque, si la Turquie avait
sincèrement tenue cas de la douleur
sunnite du fait de l’Amérique,
la catastrophe sectaire qui
a tué deux millions d'Irakiens et des
dizaines de milliers de Syriens n’aurait
pas eu lieu et la Turquie serait devenue
le chef incontesté de l'islam sunnite en
plus d’être adulée par l’Islam chiite.
De telles
occasions sont rares et ne se présentent
qu’une fois dans la vie d’une nation,
d’un État ou d’un groupe d’individus.
Ainsi, les juifs sionistes ont saisi
l’occasion historique de l’urgent besoin
des Européens de rester en Orient par le
biais d’un agent local qui serait leur
fer de lance sur les terres du Levant et
leur éviterait d’engager leurs armées.
Depuis, ils ont accepté de remplir le
rôle de gardiens des intérêts de
l’Occident et de vivre en Israël, la
plus grande base militaire qu’ait connue
l’Histoire, chacun de leurs combattants
armés recevant son salaire des
contribuables occidentaux.
En revanche,
la Turquie, après cent ans d'humiliation
infligée par le Traité de Lausanne de
1923 [lequel a défini les frontières du
nouvel État turc et organisé les
douloureux échanges de population ; NdT]
a non seulement laissé passer les
occasions précitées, mais elle a aussi
ignoré la confiance absolue des Syriens
qui l’ont imposée, avec insistance, en
tant que médiateur exclusif dans les
négociations de paix. Toute offre
présentée en dehors de la médiation
turque était rejetée et renvoyée vers la
Turquie afin qu’elle soit représentée
aux Syriens en son nom. Et cela parce
que nous voulions sortir l’homme malade
de la chambre où il avait été enfermé,
lui redonner espoir et confiance en
lui-même, lui offrir l’occasion unique
de vivre en Orient dans la dignité,
comme un ami, non comme un ennemi. Mais
tout a été emporté par le vent : les
Turcs se sont trompés dans leurs calculs
et ont tout vendu contre une illusion,
illusion que seuls les fous peuvent
accepter.
Comment
ont-ils pu croire que l'Occident qui les
avait détruits et avait détruit leur
empire les aiderait à sortir du cadre du
Traité de Lausanne et leur rendrait
leurs possessions de l’ancien Orient
ottoman ?
Comment
ont-ils pu croire que l'Occident qui a
détruit l'Orient sous le masque dudit
« printemps arabe » le leur offrirait
dans son emballage rouge sang et les
laisserait gérer ses affaires ?
Comment
ont-ils pu croire qu'ils seraient les
gestionnaires des routes commerciales de
l’Orient, de son eau, de son pétrole, de
son gaz tout en déployant le drapeau
ottoman sur deux cents millions de
Levantins sans que l'Europe n'ait peur
de cette grande puissance entre les
mains de son vieil ennemi ?
Et comment
Israël acceptera-t-il l’émergence de
cette grande entité unifiée qui
concurrencerait sa mainmise et
sa
domination militaire
sur l’Orient
? Les Turcs auraient-ils oublié que
l’union entre l’Egypte et la Syrie ainsi
que l’union entre l’Irak et la Syrie ont
été avortées ? Comment la Turquie
pourrait-elle être autorisée à
enfreindre la règle qui veut que nul
dans la région ne menace l’hégémonie
d’Israël ?
Les
Turcs auraient-ils oublié que le grand
Irak dérange
toujours l'Occident qui continue de
travailler quotidiennement à le diviser
soit par l’entremise de ses projets
daechiens, soit par l’entremise de ses
projets kurdes ? Auraient-ils oublié que
la Syrie et le Liban sont considérés
comme de grandes entités tant qu'ils
sont unis, ce qui fait que les coalisés
menacent tantôt de diviser la Syrie,
tantôt de diviser le Liban ?
Enfin,
qu’est-ce qui porte les Turcs à croire
que l’Occident les laissera réaliser
leur projet d’expansion selon leur carte
du Pacte national de 1920 ?
En effet,
partant de l’idée que le Traité de
Lausanne de 1923 stipule qu’il pourrait
être revu 100 ans plus tard, Erdogan
présente au peuple turc l’application du
Pacte national de 1920 dès 2023,
c'est-à-dire une expansion du territoire
turc aux dépens de la Syrie et de
l’Irak.
Autrement
dit, Erdogan distribue de la folie au
peuple turc et lui vend de l'illusion,
sans lui dire comment il réalisera ce
rêve, alors que la Syrie, l'Irak et
l'Iran lui barrent la route -sans parler
de la Russie- et qu’il a déclaré la
guerre à l'Arabie saoudite, à l'Égypte,
à Chypre, à la Grèce et à la Libye […].
Erdogan n'a
pas d'oiseaux dans les mains, mais
beaucoup d'oiseaux dans la tête et a
transformé la Turquie en asile de fous.
S’il pense qu'en 2023 il rattrapera tous
les oiseaux qui se sont envolés en 1923,
il est incontestablement fou et mène la
Turquie vers le plus haut degré de folie
qu’une nation puisse atteindre.
Erdogan mène
la Turquie vers une expérience
douloureuse. Et, à ce stade, ce qui
suscite la compassion est de voir
l’homme fou représenter une Turquie,
héritière de l’homme malade, devenue
folle à son tour.
Ce qui nous
fait dire que la Turquie est passée de
l’homme malade à la femme folle.
Naram Sargon
(Damas - Syrie)
Juin 2020
Traduit de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal
Sources :
Blog de l’auteur - Extraits de deux
articles.
لرجل العبراني في استانبول .. عمود
الهيكل؟؟ – بقلم: نارام سرجو
تركيا أمّ الفرص الضائعة .. من الرجل
المريض الى المرأة المجنونة – بقلم: نارام سرجون
Notes :
[1][Le
Quotidien national turc Zaman]
[2][Vidéo
(Zaman) : Révélations passionnantes de
Necmettin Erbakan sur les relations
d’Erdogan avec Israël et le projet du
Grand Moyen-Orient]
[3][Erdogan
rend un prix que lui avait décerné le
Congrès juif américain]
[4][Yémen/La
bataille d’Al-Hodeïda à la lumière de la
«Théorie des Cinq mers» de Bachar al-Assad]
Le sommaire de Mouna Alno-Nakhal
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