Monde
Le Gaz en Méditerranée…
allumera-t-il toute la région ?
Hosni Mhali
Samedi 7 décembre 2019
La presse internationale a rapporté que
le gouvernement d’union nationale libyen
siégeant à Tripoli, reconnu par l’ONU et
présidé par Fayez el-Sarraj, avait signé
un accord militaire avec la Turquie,
suscitant la colère du deuxième
gouvernement libyen présidé par le
maréchal Khalifa Haftar siégeant à
Tobrouk, non reconnu par l’ONU, mais
soutenu par la France qui s’en défend.
[1]. Plus précisément, il y aurait eu
signature d’un mémorandum militaire qui
redéfinit les frontières maritimes des
deux pays. De l’avis d’Ankara, il est
censé garantir les droits de la Turquie
en Méditerranée orientale, notamment
l’accès aux gisements gaziers de la
région [2]. D’où, entre autres, des
répercussions sur la « guerre pour le
gaz » que d’aucuns veulent continuer à
nier, et particulièrement lorsqu’il
s’agit de la guerre sur la Syrie. [NdT].
Fin novembre, la Turquie a signé
d'importants contrats avec deux États de
la région : le Qatar qui se trouve être
son allié idéologique ; la Libye qu’elle
considère comme sa profondeur
stratégique en Afrique du Nord et où se
déroule une guerre sans merci entre deux
camps, l'un soutenu par Ankara et Doha
[le gouvernement de Tripoli de Fayez el-Sarraj ;
Ndt], l'autre soutenu par le Caire,
Riyad et Abou Dhabi [le gouvernement de
Tobrouk du maréchal Khalifa Haftar ; Ndt].
Abstraction
faite des aspects idéologiques,
sécuritaires, militaires et financiers
de la relation entre Ankara, Tripoli et
Doha, le gaz naturel est le dénominateur
commun des relations entre Erdogan et
ces deux États riches en hydrocarbures.
Le Qatar est
au troisième rang des pays en termes de
réserves en gaz, après l'Iran et la
Russie, tandis que la Libye est au
huitième rang. Et ce, conformément aux
réserves mondiales déclarées et estimées
à environ 200 billions de mètres cubes,
dont 80 billions se trouvent dans la
région du Moyen-Orient.
Nombre
d’études américaines et européennes
estiment les réserves de gaz à l’Est de
la mer Méditerranée, c’est-à dire en
Égypte, Palestine (Gaza), Israël, Liban,
Syrie et Chypre, à environ 50 billions
de mètres cubes. Un gaz qui a été et
demeure une cause de conflits d’une
grande complexité au sein de divergences
politiques, militaires et stratégiques
entre toutes les parties, auxquelles
s’est mêlée la Turquie.
Ankara a
déclaré, à maintes reprises, ne pas
reconnaître les accords concernant la
délimitation des frontières maritimes et
des zones économiques exclusives signés
entre l'Égypte, Israël et le Liban, tout
comme elle a menacé les entreprises
ayant signé des accords avec ces pays en
vue de l’exploration, de l’extraction et
de la commercialisation de leur gaz. Et,
alors qu’elle avait précédemment accusé
les Chypriotes grecs et les Grecs de
contrôler de vastes zones de la mer aux
dépens de l’Égypte, du Liban, d’Israël
et de la Syrie ; l’accord portant sur la
délimitation de la frontière maritime
entre la Turquie et la Libye en mer
Méditerranée, conclu le 27 novembre
dernier avec le Gouvernement d’Union
nationale libyen [GNA] de Fayez el-Sarraj,
lequel ne contrôle que 8% du territoire
libyen, est venu déclencher un tollé du
côté de la Grèce et aussi du maréchal
Haftar qui a appelé le Conseil de
sécurité de l’ONU à intervenir contre
les violations de la Turquie en Libye.
À noter que
suite à cet appel à l’ONU, le ministre
des Affaires étrangères du gouvernement
du maréchal Haftar, M. Abdul Hadi Hawij,
s’est exprimé sur un média israélien
pour dire que son pays était prêt à
coopérer contre la Turquie, tandis
qu'Athènes a déclaré l'accord turc avec
le GNA contraire au droit international
en plus d’être un acte de provocation,
vu que les eaux territoriales de la
Turquie figurant sur une carte publiée
unilatéralement par Ankara empiétaient
sur une partie des eaux territoriales de
la Grèce et de ses îles, notamment
autour de l’île de Crète, laquelle
devait recevoir le gazoduc venu de
Chypre avant d’être dirigé vers
l’Italie. D’où une tension
supplémentaire à celle déjà existante
pour plusieurs raisons politiques et
historiques.
En juin 1974,
la Turquie est intervenue à Chypre sous
prétexte que le coup d'État contre le
président Makarios menaçait les
Chypriotes turcs de l'île, dont elle a
fini par occuper le tiers du territoire.
Aujourd’hui, elle rejette tout accord
signé par les Chypriotes grecs sous
prétexte qu’ils ne représentent pas
toute l’île et envoie quatre navires
protégés par son aviation militaire dans
le périmètre de l'île pour prospecter et
extraire le gaz.
En réponse,
Washington a rejeté la décision turque
en la qualifiant de provocatrice, tandis
que l'Union européenne a décidé
d’imposer à la Turquie un certain nombre
de sanctions économiques, financières et
politiques, vu que la partie de Chypre
représentée par les Chypriotes grecs est
membre de l’Union européenne.
À cela, la
Turquie rétorque que la coopération de
Chypre avec Israël et la Grèce d’une
part, l’Égypte et la Grèce d’autre part,
dans le contexte politique, militaire et
sécuritaire actuel menace sa sécurité
nationale. Mais les États précités,
opposés à l’accord Ankara-Tripoli,
considèrent que la situation actuelle en
Libye ne permet pas la signature d’un
tel accord, d'autant plus que la Turquie
n'a pas signé la Convention des Nations
Unies sur le droit de la mer.
C’est
d’ailleurs l’une des raisons qui fait
que la Turquie est toujours en désaccord
avec la Grèce quant à la délimitation
des eaux territoriales et du plateau
continental en mer Egée, où se trouvent
des dizaines d’îles grecques proches des
rivages turcs, considérées par Ankara
comme autant de menaces pour sa sécurité
stratégique. Et c’est aussi l’un des
arguments qui aurait poussé Erdogan à
parler, plus d'une fois, de la nécessité
de réviser le Traité de Lausanne de
1923, lequel aurait accordé à la Grèce
des espaces marins plus vastes que la
mer Égée : 43,5% pour la Grèce, 7,5%
pour la Turquie, le reste faisant partie
des eaux internationales.
Une
délimitation qui déplaît à Ankara, comme
il lui déplaît que Chypre soit devenue
une base commune à des alliances
régionales et internationales hostiles,
en plus des conflits économiques
engendrés par la découverte du gaz.
Il n’empêche
qu’entretemps, Nicosie a délimité sa
frontière maritime avec l'Égypte en
2004, avec le Liban en 2007, avec Israël
en 2010 et a
signé plusieurs accords avec des
sociétés européennes, américaines,
russes et même qataries, pour explorer,
extraire et transporter son gaz vers
l’Europe. Parmi ces sociétés :
ENI (Italie), Total (France), Noble
Energy et Exxon Mobil (États-Unis),
Woodside (Australie), BP
(Grande-Bretagne) et Rosneft (Russie). À
savoir que la société Rosneft
a signé des accords importants avec
l'Egypte, le Liban et la Syrie, après
avoir signé des accords comparables avec
l’Iran, l'Irak et le Kurdistan irakien.
Nombreux sont ceux qui voient dans la
présence de la Russie en Syrie, laquelle
possède des réserves importantes,
supérieures à celles du Qatar, un
facteur important dans les calculs
russes en rapport avec le gaz. Des
calculs qui leur font dire que Moscou ne
veut pas que le gaz de Méditerranée
concurrence le gaz russe en Europe,
particulièrement en Allemagne et en
Italie, où il est acheminé
par des gazoducs dont certains
traversent le territoire turc ; lequel
territoire turc reçoit par ailleurs, du
gaz iranien, azerbaïdjanais et turkmène,
tandis que la Turquie couvre 60% de sa
consommation nationale par du gaz russe.
Ce qui, avec d’autres éléments,
expliquent la relation stratégique entre
Moscou et Ankara et ses implications
négatives ou positives sur la situation
en Syrie.
Ankara n’a
pas ménagé ses efforts pour persuader
Tel-Aviv de faire passer ses gazoducs
acheminant le gaz israélien et chypriote
par la Turquie, en échange d’eau turque
passant par Chypre à destination
d’Israël.
Ce
projet a échoué en raison de la
détérioration des relations
israélo-turques, tout comme ont échoué
les négociations en vue de la
réunification des deux parties de
Chypre ; réunification qui aurait
pourtant permis à Ankara d'atteindre ses
objectifs stratégiques en tant que
garante de l'indépendance de l'île selon
les termes de l'accord de 1960, au même
titre que la Grèce et la
Grande-Bretagne, laquelle possède
aujourd’hui deux bases militaires
importantes à Chypre. Une île qui,
depuis l’ère ottomane, suscite des
ambitions chez les Juifs sionistes, puis
Israël, en tant que sortie de secours
maritime en cas d’encerclement terrestre
par les pays arabes.
Les
développements dans la région sont venus
poser de nouveaux défis à Ankara,
notamment suite à son différend
idéologique à propos des Frères
Musulmans avec l’Égypte, le pays le plus
important du point de vue gazier, en
raison de son rapprochement avec Chypre
et la Grèce et de sa proximité avec la
bande de Gaza, laquelle dispose
également d’une réserve de gaz
importante.
Néanmoins,
avec la poursuite de la guerre en Syrie
et ses répercussions régionales et
internationales, notamment en ce qui
concerne la présence de la Russie et le
rôle joué par la Turquie qui retarde la
résolution du gaz offshore syrien,
Beyrouth a signé deux accords avec les
sociétés Total (France), ENI (Italie) et
Novatek (Russie) pour la prospection et
l’extraction de pétrole et de gaz dans
deux zones, l'une étant dans des eaux
« contestées » par Tel-Aviv [le bloc 9 ;
Ndt]. Et alors que les efforts de
médiation américaine se poursuivent via
David Satterfield, aujourd'hui
ambassadeur des États-Unis à Ankara, des
études ont estimé la part du Liban en
gaz naturel offshore à environ 11
billions de mètres cubes, de quoi régler
tous les problèmes du Liban. Ce qui
ramène au discours parlant de la
bataille du gaz dans la région prononcé
par le chef du Hezbollah, Sayyed Hassan
Nasrallah, le 16 février dernier :
« Nous pourrions endommager les
plates-formes gazières israéliennes en
mer Méditerranée si le Haut conseil de
défense du Liban le décidait ». En
réponse, Tel-Aviv a annoncé avoir
développé son système nommé « Fronde de
David » conçu pour intercepter n’importe
quel type de missile du Hezbollah sur
ses plates-formes.
Toutes ces
données montrent la complexité des
calculs nationaux, régionaux et
internationaux pour toutes les parties
en matière de gaz, lequel risque de
brûler l’Est de la Méditerranée, tout
comme le pétrole fut et demeure à
l’origine de tous les problèmes de la
région arabe depuis son indépendance
jusqu’à aujourd’hui.
Une
complexité dangereuse pour les pays pris
dans la tourmente en premier lieu, mais
aussi pour tous les autres, y compris
l’Europe, les États-Unis, la Russie et
bien sûr la Turquie, où Erdogan cherche
à avoir le bras long dans le monde
entier, car il veut que la Turquie
retrouve les gloires de l’Empire
ottoman, lequel a gouverné le monde mais
a fini dans ses frontières actuelles,
privé des régions pétro-gazières
autrefois sous son règne. Il se voit en
tant qu’héritier de l’État ottoman, de
son idéologie et de son nationalisme, ce
qui explique ses actions passées et
actuelles en Syrie, en Libye et dans
toute la région depuis le prétendu
Printemps arabe.
Erdogan s'est
opposé à l'intervention
américano-européenne en Libye le 28
février 2011, mais s’est ravisé et a
déclaré son soutien le 21 mars, un an
après le Sommet arabe à Syrte,
auquel il a assisté à l’invitation de
Mouammar Kaddhafi.
Sans le
soutien de Kaddhafi au duo Bülent Ecevit
et Necmettin Erbakan, la Turquie
n'aurait probablement pas été en mesure
de contrôler Chypre en 1974 pour
devenir, aujourd’hui, un facteur clé
dans toutes les équations de la
Méditerranée et de son gaz, lequel
pourrait donc allumer toute la région et
cette fois-ci, Israël aussi.
Hosni
Mhali
Chercheur et Relations internationales,
journaliste et spécialiste de la Turquie
03/12/2019
Traduit de
l’arabe par Mouna Alno-Nakhal
Source :
Al-Mayadeen
http://www.almayadeen.net/analysis/1364782/
Notes :
[1][Libye:
le gouvernement d'union nationale signe
un accord militaire avec Ankara]
[2][La
Turquie et la Libye délimitent leurs
frontières maritimes]
Le sommaire de Mouna Alno-Nakhal
Le
dossier Libye
Le dossier
Turquie
Les dernières mises à jour
|