Tunisie-Politique
Le deal Ennahdha
et Nida Tounes,
entre fuites et démentis
Moncef Dhambri
Lundi 9 décembre 2013
A quoi
peuvent servir les désaveux et les
démentis, sinon qu'à noyer le poisson
d'une entente devenue indispensable
entre Nida Tounes-Ennahdha pour
gouverner ensemble. C'est à peine
imaginable...
Par Moncef
Dhambri
Depuis quelque temps déjà, la rumeur
circule que, derrière la triste scène de
la tragi-comédie de notre 14 janvier,
bien des tours se jouent sur le dos de
nos espoirs de grand avenir.
L'on se souvient du mystérieux avion
privé affrété par deux hommes d'affaires
(Slim Riahi et Nabil Karoui, dont le
seul souci, nous disait-on, serait le
sauvetage de notre Révolution) qui a
fait faire le voyage au Cheikh Rached
Ghannouchi jusqu'à Paris pour y
rencontrer Béji Caïd Essebsi.
Depuis cette date, les observateurs
ont spéculé sur cet énigmatique
tête-à-tête au sujet duquel rien, ou
vraiment très peu, a filtré. Qu'est-ce
que les premiers dirigeants d'Ennahdha
et de Nida Tounes ont pu se dire dans la
Ville des Lumières? On n'en sait rien.
On ne saura peut-être jamais grand-chose
sur les tractations de coulisses, sur
les négociations, sur le donnant-donnant
auquel cette rencontre mystérieuse a pu
donner lieu.
Changement de
ton et échanges de politesses
Il ne nous restait, à nous autres
observateurs de la scène politique
tunisienne, que le recours à la
conjecture, les petits bricolages de
recoupements et les pseudo-analyses.
On retiendra, tout de même, de ce
rendez-vous parisien qu'il a été
presqu'immédiatement suivi d'un
remarquable changement de ton de part et
d'autre, de nouvelles positions des uns
et des autres, et parfois même quelques
échanges de gentillesses et de
politesses inhabituelles entre les deux
rivaux.
Soudain, une page semble avoir été
tournée et les deux principaux
protagonistes politiques auraient trouvé
quelques terrains d'entente et ils
parleraient désormais le même langage,
celui d'un hypothétique dialogue sans
exclusion.
Il y quelque temps déjà, le
secrétaire d'Etat chargé de l'Emigration
et des Tunisiens à l'étranger Houcine
Jaziri, qui est également membre du
Conseil de la Choura d'Ennahdha, avait
«vendu la mèche» en annonçant, sur Al-Jazira,
qu'un accord a été conclu entre son
parti et Nida Tounes. Un accord?
Cette déclaration a eu l'effet d'une
bombe et a pris tout le monde de court.
Vrai ou faux. Info ou intox, on ne
comprenait plus rien. Et les démentis
ont fusé des deux parts. Les lieutenants
et les sous-lieutenants des deux
formations politiques concernées se sont
précipités pour nous dire qu'il n'y a
aucun accord. M. Jaziri est, lui-même,
revenu sur ses dires, de fourvoyant en
commentaires et explications.
Posons quelques questions simples qui
pourraient nous aider à voir plus clair
dans cette affaire: pour quelle raison
M. Jaziri a-t-il cru bon de «mentir»? En
d'autres termes, quelle mouche a piqué
le secrétaire d'Etat à l'Emigration pour
qu'il fasse pareille déclaration?
S'agit-il d'un ballon d'essai pour
sonder les tendances de l'opinion
publique? Ou, s'il y a eu accord, sur
quoi Ennahdha et Nida Tounes peuvent-ils
s'entendre?
Petit négoce
des grosses pointures
N'y allons pas quatre chemins. Il y
a, à n'en pas douter, anguille sous
roche et M. Jaziri, en véritable
«fils spirituel de Rached Ghannouchi»
comme il nous l'a très souvent rappelé,
n'a pas pour habitude de dire n'importe
quoi ou de faire cavalier seul.
Ses rectitude et discipline
nahdhaouies sont exemplaires, plus que
staliniennes. Dans ce cas, à quoi
peuvent servir les désaveux et les
démentis des sous-chefs d'Ennahdha et de
Nida Tounes? Tout simplement à noyer le
poisson d'une entente à venir entre Nida
Tounes-Ennahdha pour gouverner ensemble,
une entente, voire une alliance devenues
indispensables pour sortir le dialogue
national de son impasse actuelle.
Ce ménage contre-nature peut paraître
inconcevable. Mais, hélas, il faudra
peut-être bien admettre, ou apprendre à
accepter, que notre 14 janvier en soit,
aujourd'hui, réduit à ce petit négoce
entre ces deux grosses pointures du jeu
politique tunisien.
Que l'on range, une fois pour toutes,
l'euphorie, notre idéalisme et autres
chimères sur lesquels nous avons surfé
pendant deux ou trois mois, au lendemain
du départ de Ben Ali.
La
rencontre de Paris continue de faire
jaser
Après trois années d'une première
transition, il y a eu une sorte de
décantation: le paysage politique a
gagné quelque clarté.
A présent, il y a, grosso modo, une
certaine bipolarisation politique
gauche-droite dans notre pays: d'une
part, Nida Tounes, jouant le rôle de la
locomotive oppositionnelle à laquelle se
sont arrimées des formations
hétéroclites, du centre à l'extrême
gauche; sur l'autre rive, Ennahdha
auquel, contraintes et forcées,
s'associeront de plus en plus les
factions conservatrices et
réactionnaires.
Ainsi, dorénavant, le jeu se jouera
entre ces deux ténors de la politique
post-révolutionnaire. Les autres
formations ne pourront être que
satellitaires et leur marge de manœuvre
sera toujours très étriquée: leur choix
se limitera à se joindre à un bord ou à
un autre, ou continuer à accepter
l'anonymat, le hors-jeu où ils
souffriront en silence.
Lorsque les grands parlent, les
petits se taisent, nous a appris la
sagesse populaire.
Revenons sur
terre
Il est vrai que, pour l'instant, il
est impossible de prouver qu'il y a
accord entre Ennahdha et Nida Tounes.
Par contre, il est possible d'imaginer
les conditions qui pourront forcer ces
deux partis à se donner la main.
Un des scénarios les plus
vraisemblables qui leur dictera cette
option serait une issue électorale à 30%
pour chacune des deux formations. Ce
petit tiers des voix lors des prochaines
législatives, pour Ennahdha comme pour
Nida Tounes, ne suffira pas pour
gouverner. Tenter de grappiller les
petites voix du centre et de la gauche,
pour le Nida, et de la droite et de
l'extrême-droite, pour Ennahdha, ne
débloquera pas, non plus, la situation.
Par contre, les 30% de Nida Tounes et
d'Ennahdha additionnés feront une bonne
majorité confortable qui sera capable de
diriger le pays. Et les deux partis
eux-mêmes y gagneront. En effet, à peu
de frais, les islamistes pourront
acquérir définitivement leur crédibilité
de démocrates et de modérés. A un coût
modique également, Nida Tounes se
débarrassera de la menace de l'exclusion
et bon nombre de Rcdistes se
découvriront une virginité destourienne.
Il s'agit là d'une pratique
politicienne ordinaire, d'un simple
calcul d'épicier qui peut froisser la
susceptibilité de notre candide
Révolution et son idéalisme. Depuis la
nuit des temps, de fait, la politique
n'a jamais été un business propre: elle
s'est toujours faite de deals, de
marchandages, de coups bas, de complots
et de stratagèmes que le commun des
mortels n'a jamais compris et qu'il ne
comprendra jamais.
Qu'on ne s'en offusque pas. Bien
d'autres tours de passe-passe, bien
d'autres supercheries nous attendent.
Prenons notre mal en patience. Cela
n'est qu'un apprentissage du jeu
démocratique. Nos enfants feront, je
l'espère, mieux que nous.
Copyright © 2012
Kapitalis. Tous droits réservés
Publié le 10 décembre 2013 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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