Sputnik
La Turquie bascule à l’Est, l’Ouest
s’alarme
Mikhail Gamandiy-Egorov

© Fotolia/
Tolgaildun
Jeudi 19 octobre 2017
Source:
Sputnik
Jamais les tensions
n’ont été aussi vives entre la Turquie
et ses alliés de l’Otan. Tant l’Europe
que les États-Unis s’inquiètent du
tournant qu’opère Ankara en direction de
la Russie. Une stratégie qui renforce le
camp de la multipolarité et qui déplace
les équilibres géostratégiques vers
l’Est, ce que l’Ouest ne peut tolérer. Les tensions entre
alliés de l'Otan
semblent passer au stade supérieur. En
effet, après la vive opposition entre
Ankara et plusieurs capitales de l'UE,
le ton se dégrade aussi entre la
Turquie et Washington, au point que
certains politiciens et experts
étasuniens appellent ouvertement à
sanctionner la République turque.
En effet, si les
derniers mois ont été caractérisés par
une rhétorique ouvertement hostile entre
Ankara et Bruxelles, Washington avait
préféré garder un ton plus ou moins
«neutre», qui n'est plus de mise.
L'hostilité de Washington envers son
«allié» turc est patente et comme par
hasard la Russie y est encore pour
quelque chose, mais pas seulement.
À lire et entendre
les représentants de l'élite
politico-médiatique occidentale, la
Turquie s'engagerait dans une très
«mauvaise voie». «Autoritarisme,
islamisme, trahison des valeurs
otaniennes, cap à l'Est», etc. telles
sont les nombreuses accusations qui
fusent depuis quelque temps à l'encontre
de la Turquie. Essayons d'y voir plus
clair.
Il est exact que
les idées du néo-ottomanisme sont de
plus en plus populaires depuis que le
parti de Recep Tayyip Erdogan, l'AKP,
est arrivé au pouvoir en Turquie. La
religion joue également un rôle plus
important pour une partie de la société
turque, bien que la Turquie reste
officiellement un État laïc. Une partie
du leadership turc s'était à un moment
radicalisé, au point de vouloir
transformer ses rêves en actes. Cela
s'est notamment traduit par une action
fortement néfaste dans les premières
années de conflit en Syrie et une
détérioration évidente des relations
stratégiques turco-russes, surtout au
moment de la crise entre les deux pays
en novembre-décembre 2015, gelant par la
même occasion ces relations pour près de
six mois.
Mais ces actions
étaient alors vivement saluées par les
alliés otaniens de la Turquie, à partir
du moment où cela pouvait servir à faire
tomber le président Bachar al-Assad en
Syrie (un échec) ou à frapper les
intérêts russes. Objectivement, à partir
de quand les relations Turquie/Occident
ont-elles commencé à se détériorer?
Réponse: précisément à partir du début
de la normalisation des relations
turco-russes, lorsque le président
Erdogan s'est décidé à présenter des
excuses officielles à la Russie pour
l'avion abattu dans le ciel syrien fin
novembre 2015. Pour les élites
occidentales, il est alors devenu clair
que cette normalisation allait
complètement à l'encontre de leurs
intérêts et de leur politique du chaos,
aussi bien en Syrie qu'ailleurs dans la
région.
Que se passe-t-il
par la suite? La tentative de coup
d'État en Turquie. Le timing est
important: Ankara présente ses excuses à
Moscou fin juin 2016, la tentative de
putsch est déclenchée les 15 et 16
juillet 2016. Vraisemblablement, les
élites occidentales et leurs agents sur
place ont préféré ne pas perdre de temps
et reprendre rapidement l'initiative. Le
souci pour leurs projets, c'est que les
citoyens turcs dans leur majorité ne se
sont pas laissés faire. Partisans
d'Erdogan ou non, ils sont descendus en
masse dans les rues de plusieurs villes
en vue de défendre la démocratie et la
souveraineté de leur pays. La suite est
connue: une nette détérioration des
relations avec l'Occident, le retour au
partenariat stratégique avec la Russie
et plus généralement avec le grand
espace eurasiatique, dont la Turquie
fait partie intégrante.
Bien sûr, les très
importants intérêts
économico-commerciaux qui lient la
Turquie à la Russie ne sont pas
étrangers au désir de reprendre ledit
partenariat stratégique, mais ce n'est
pas tout. Le soutien officiel accordé
par Moscou à la Turquie au moment de la
tentative de putsch a montré
définitivement aux dirigeants et à
beaucoup de citoyens turcs sur qui ils
pouvaient compter dans les moments
difficiles, et qui n'était pas fiable,
même si ces derniers sont encore
considérés comme des «alliés» officiels.
Cette séquence a eu
plusieurs conséquences directes, à
commencer par une nette diminution de la
rhétorique anti-Assad du côté du
gouvernement turc et une participation
active aux côtés de la Russie et de
l'Iran au processus d'Astana. Celui-ci a
permis, depuis fin décembre, de lancer
les premières bases d'une solution
pacifique dans la crise syrienne et
d'intensifier la lutte contre le
terrorisme, qui est actuellement en
phase finale. Nous avons même assisté à
des frappes conjointes russo-turques
contre Daech dans le nord syrien, une
première dans les relations entre la
Russie et un pays membre de l'Otan.
Cerise sur le
gâteau, Ankara a confirmé l'achat du
système antimissile russe S-400,
provoquant la colère aussi bien de
Washington que de Bruxelles, qui depuis
ne cessent d'exiger des comptes sur les
motivations de la Turquie, notamment sur
son avenir au sein de l'alliance
nord-atlantique.
Ajoutez à cela les
projets à grande valeur ajoutée que sont
le gazoduc Turkish Stream et la centrale
nucléaire d'Akkuyu ou les innombrables
rencontres Poutine/Erdogan depuis la
confirmation de la normalisation et vous
comprendrez l'inquiétude des élites
occidentales, alors que la Russie déjà a
forgé une alliance stratégique avec la
Chine, un autre concurrent affirmé des
partisans de l'unipolarité.
Tout récemment,
l'ex-chancelier allemand Gerhard
Schröder a estimé qu'il était «vital
pour l'UE d'empêcher la Russie et la
Turquie de se détourner de l'Europe au
profit de l'Asie», et notamment en
direction de la Chine. Bien que Schröder
soit certainement l'une des rares voix
sages de l'Europe bruxelloise, il semble
que son conseil arrive bien tard. Les
trois pays ont leur avenir dans l'espace
eurasiatique, dans lequel l'UE n'a
aucune place tant qu'elle n'aura pas
retrouvé une souveraineté digne de ce
nom.
Pour le reste, les
relations Chine-Russie ou Russie-Turquie
correspondent parfaitement aux intérêts
nationaux de chacune de ces nations, et
les tensions géopolitiques avec
l'Occident n'ont fait que leur donner
qu'un coup de pouce supplémentaire.
Concernant l'avenir de la Turquie, la
Russie, comme d'ailleurs la Chine,
considère que c'est uniquement aux
citoyens turcs de décider de leur avenir
et c'est là toute la différence avec
l'Occident politico-médiatique. C'est
pourquoi les Turcs, à l'instar de
beaucoup d'autres peuples du monde,
continueront à regarder de moins en
moins à l'Ouest et à opter pour le
Nord-Est.
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Publié le 20 octobre 2017 avec l'aimable autorisation de l'auteur.
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