Qu'est-ce que
philosopher ?
L'avenir de la philosophie européenne 1
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 29 mai 2015
A Catherine
Lieutenant, ces quelques pas
en direction du "fondement abyssal"
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1 - L'oiseau de
Minerve et le crépuscule de
l'Europe
2 - L'annonciation platonicienne
3 - Descartes
4 - Kant
5 - Les premiers pas de
l'anthropologie critique
6 - Un catalyseur suspect
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1 - L'oiseau de
Minerve et le crépuscule de l'Europe
On dit que l'oiseau de Minerve ne prend
son vol qu'au crépuscule des
civilisations, on soutient que les ailes
de la mort des Etats attendent l'heure
du déclin ou de l'effacement des hommes
d'épée et des rois de l'action, parce
qu'alors seulement il est permis aux
fécondateurs de la mémoire des grands
trépassés de féconder leur postérité
intellectuelle. Comment le flambeau de
la réflexion passe-t-il des mains des
bâtisseurs à celles des peseurs de nos
cellules grises, comment l'histoire
passe-t-elle du tranchant des glaives au
tranchant de la dialectique? Il s'agit
d'apprendre sur le fil du rasoir si la
civilisation européenne se trouve d'ores
et déjà dans une situation suffisamment
crépusculaire pour faciliter l'envol -
toujours et nécessairement tardif -
d'une pensée lourde des catastrophes de
la lucidité? Mais il se trouve que,
depuis Aristote, la science des
civilisations mourantes s'est toujours
régénérée à l'écoute d'une
réinterprétation révolutionnaire de
leurs funérailles et d'une mise en
évidence de la signification secrète de
leur descente au sépulcre.
Car les codes et les clés du décryptage
des errements les plus anciens de la
philosophie ne sont jamais qu'un rappel
impérieux de ce que la maïeutique
socratique est une herméneutique ou
n'est pas et qu'à ce titre, elle ne
cesse de se placer à l'avant-garde des
évadés des forêts. Campera-t-elle un
jour à bonne distance de l'encéphale de
cet animal, parviendra-t-elle à observer
cet organe du dehors - et cela aussi
bien dans son fonctionnement réputé
"naturel" que dans son aptitude native à
se placer au travers son propre chemin?
C'est donc la pesée de la qualité et des
forces d'une extériorité cérébrale à
conquérir qui fait toute la difficulté -
car la balance dont les plateaux pèsent
l'errance des encéphales n'est pas celle
dont les poids et les mesures
s'inscrivent sur le cadran où l'aiguille
du quotidien accompagne la course de
l'encéphale banalisé des nations.
Le nouvel envol de la chouette de
Minerve enseignera aux serviteurs de la
déesse comment quatre peseurs originels
- Platon, Descartes, Kant et Hume - ont
essayé de se planter à l'écart de leur
propre crâne et comment la postérité de
leurs tentatives de se distancier du
monde se révèleront préfiguratrices,
donc signifiantes ou si leur recul
intellectuel embryonnaire échouera à
raconter l'histoire véritable de notre
boîte osseuse.
2 -
L'annonciation platonicienne
L'annonciation platonicienne a tenté la
première de préciser les deux mises à
distance principales qu'emprunte la
réflexion heuristique à l'égard de ses
propres exercices. Quel est le
déplacement de la caméra qui préside aux
raisonnements de la géométrie et à ceux
de la théologie? Ces deux laboratoires
intellectuels ne sont séparés qu'en
apparence; aussi se gardent-ils l'un et
l'autre de chercher la vérité en tant
que telle et pour elle-même, puisque ces
deux types d'opérateurs sont censés la
posséder d'avance et dûment enchaînée
dans des postulats jugés inébranlables,
donc irréfutables - et cela en raison
même de leur pétrification. Il ne nous
reste donc qu'à adresser à nos géomètres
et à nos croyants le même questionnaire:
telle proposition est-elle conforme à la
logique innée qui régit leur discipline
tout entière? Est-il possible d'en
vérifier le chemin de jalon en jalon? Le
géomètre et le théologien se passent
discrètement la même consigne: jamais
ils ne s'interrogeront sur les
fondements ultimes du théorème d'Euclide
ou de la croyance en l'existence de
Zeus, d'Isis ou de Jahvé. Ces gens-là
suent sang et eau à se demander
seulement si telle ou telle proposition
juridique, politique, scientifique,
morale ou religieuse se trouve
solidement clouée sur les pilotis
réputés inamovibles de leur foi.
Le recul
des entendements fixés à leurs piquets
exorcise des sacrilèges jugés
attentatoires à leurs a priori.
La seule vérification des conséquences
logiques du contenu des tabernacles
n'est donc pas encore de nature
philosophique, puisque la pensée des
sylvestres détoisonnée commence par le
blasphème d'observer et de peser les
présupposés cognitifs qui pilotent les
neurones des doctrines en tenue
d'apparat. Mais comment fabriquer la
balance cérébrale à peser les
problématiques bancales sur lesquelles
les savoirs faussement assurés bâtissent
leurs théorèmes inauguraux? Car
l'hérésie présente des "preuves
matérielles" et les proclame
accablantes. Il faut donc recourir à des
matériaux d'un type nouveau pour réfuter
des axiomes sûrs de leurs molécules et
de leur dégaine.
La
seconde proposition de recul à l'égard
de l'encéphale pré-aménagé auquel
s'essaie notre espèce se rencontre dans
le Théétète. Le philosophe
athénien y souligne que le nez camus de
Théétète ne se rendra jamais saisissable
dans sa spécificité si nous tentons de
le capturer dans l'enceinte du concept
généralisateur de "nez camus". Mais s'il
n'existe pas de science de l'enfermement
du singulier dans le singulier, le
langage tissera des réseaux conceptuels
absentifiants donc inaptes à encercler
le particulier dans le panier percé de
la parole généralisatrice, parce que le
vocabulaire est un filet de mots
abstraits, donc universels, dont on
jettera vainement les mailles trop
lâches sur un monde compartimenté à
l'extrême. Il faudra attendre seize
siècles pour redécouvrir, avec Abélard,
que le langage est une herse à
désubstantifier le singulier. Comment
déjouer le piège inévitable dans lequel
les premiers évadés de la zoologie
tomberont par définition et avant même
d'avoir ouvert la bouche?
3 -
Descartes
Demandons
à l'oiseau de Minerve de traverser à
tire-d'aile vingt siècles de mutisme de
la science de notre tête et
demandons-nous comment Descartes s'est
heurté aux mêmes obstacles dont Platon
avait détecté la nature et la fatalité.
Car il va falloir se décider à prendre
la mesure de la nécessité d'une balance
à peser la ication des
preuves qualifiées de "matérielles". Si
nous fondions toute science et toute
connaissance assurées de nous-mêmes et
du monde sur les évidences dont notre
sens commun ne cesse de nous présenter
le généreux étalage et qu'éclairent, du
matin au soir, nos "lumières
naturelles", nous échapperions, dit
Descartes, au fatras de nos
métaphysiques religieuses dont, depuis
des millénaires, le verbiage entrave
l'essor naturel de nos sciences
expérimentales, dont la bonne santé ne
cesse pourtant d'expérimenter au grand
jour la "signification rationnelle",
donc "objective" de la matière inanimée,
donc l'inlassable intelligibilité des
ritournelles communes à la logique et à
la physique.
Ce pari sur la compréhensibilité en soi
et "naturelle" d'un monde rendu
persuasif par l'autorité attachée à ses
répétitions s'est révélé fécond sur nos
balances à peser les redites réputées
parlantes de la nature. Mais, en 1904,
les postulats multimillénaires de la
géométrie d'Euclide et de la physique
d'Aristote ont volé en éclats dans un
univers subitement évadé de la geôle de
l'espace et du temps tridimensionnels
des ancêtres. Comment allions-nous
construire la balance à peser
l'incompréhensibilité de la matière et
de toute la logique d'Aristote si notre
croyance en l'intelligibilité du monde
repose sur des certitudes falsifiées
dans le fondement même de tous nos
raisonnements? Quels sont les mécanismes
psychiques innés qui confèrent leur rang
de preuves à nos preuves?
Démontreraient-elles tout autre chose
que ce que nous leur demandons de
prouver - c'est-à-dire que les redites
de la matière rendraient loquace leur
rabâchage et oraculaire par nature tout
ce qui veut bien se répéter?
Mais si
le convaincant fonctionne à nos yeux sur
le même modèle qu'aux yeux des animaux,
nos rétines et les leurs obéissent au
même modèle d'enregistrement de la
"vérité" et les deux systèmes oculaires
ne mesurent que les degrés d'un seul et
même profit. Le château de cartes de
notre logique tridimensionnelle va-t-il
s'écrouler aux côtés de vingt siècles de
notre métaphysique? Allons-nous nous
trouver réduits à rédiger un inventaire
plus ou moins détaillé des coutumes d'un
monde rendu obstinément muet? Les
trottinements éternels de la matière
auraient-ils contraint l'encéphale des
prisonniers du cosmos à se forger une
logique sur les piétinements impavides
de l'univers ? Une zoologie phonétisée
au cours d'une petite centaine de
millénaires seulement a-t-elle suffi à
faire couler notre matière grise dans le
moule des trépignants du cosmos?
4 -
Kant
Peut-être
serait-il utile de jeter tout de suite
un regard étonné, dépité ou impatient
sur la postérité kantienne de la
problématique aveugle à elle-même de
Descartes. Il y faut une rétrospective
riche en catastrophes épistémologiques.
Car sans rien connaître ou prévoir ni de
Darwin, ni de Freud, ni d'Einstein,
alors en embuscade dans les limbes d'un
nouveau "Je pense, donc j'existe",
Kant s'est demandé, dans la boutique
bien rangée de son cordonnier de père,
si le cerveau humain ne serait pas un
outil à examiner en tant que tel et
seulement à la lumière du mécanisme
universel qui commande son
fonctionnement pourtant diversifié.
Certes,
cet organe se trouve programmé de toute
éternité sur les pistes des coutumes
immortelles auxquelles obéit la matière
en tous lieux. Mais ne serait-il pas
possible d'énumérer quelques catégories
a priori et inébranlables du
logiciel humain? Le fonctionnement de la
meule de la pensée animale et humaine
exercerait néanmoins et spontanément le
pouvoir automatique et inné de
déchiffrer les secrets de l'univers
coutumier, donc de décoder les habitudes
perpétuelles auxquelles se livre un
cosmos mystérieux. Car, remarque le
célèbre horloger de Königsberg, si je
dis seulement: "Quand une pierre est
exposée au soleil, elle chauffe", je
n'ai pas encore conquis une connaissance
proprement scientifique de cet évènement
- j'ai seulement constaté la ponctualité
des routines du monde; mais si je
m'avise de dire: "Le soleil chauffe
la pierre", j'introduis dans un
savoir expérimental campé dans son
exactitude, mais encore aveugle au
mécanisme qui le commande, une catégorie
loquace du jugement - le projecteur
volubile du principe de causalité, qui
ne saurait se révéler fallacieux.
5 - Les
premiers pas de l'anthropologie critique
Hélas, le
premier type de recul cérébral éclairant
qu'affiche la bête parlante ne me
conduira qu'à la connaissance du
déroulement des phénomènes de surface,
donc à des vaguelettes du monde, mais
nullement à une explication métaphysique
et a priori du théâtre de
l'univers de la matière. Peu importe,
dira Kant, puisque non seulement la
science expérimentale du dérisoire, mais
toute la grande industrie allemande
trouveront leur assise pratique dans une
science théâtrale de la course à
laquelle se livre l'univers; et nous
n'aurons plus besoin de recourir à une
mythologie religieuse inefficace,
confuse et engoncée dans le Moyen-âge.
Quant aux liturgies romaines - elles
exerçaient leur office de satisfaire
tout le monde et pas cher - l'honnêteté
protestante et l'esprit évangélique des
Germains inspireront un pragmatisme à
bas prix, lui aussi, lequel suffira
amplement à rentabiliser l'essor d'une
connaissance paisible et utile tant de
l'homme cogitant que d'un monde
décidément muet. Car un décodage
superficiel, des litanies observables et
capturables, que nous appellerons une
phénoménologie, comblera d'aise une
planète livrée au profit mécanisé.
On voit
que l'histoire de la distanciation
fructifère du cerveau pragmatique des
sylvestres d'hier à l'égard de la
rentabilité croissante de leurs rouages
mentaux se révèle une plaie impossible à
cicatriser, puisque la progression
cérébrale de ces animaux n'est jamais
qu'un rabougrissement et un ratatinement
accélérés de leurs cogitations au
détriment d'un approfondissement
privilégié du tragique, celui qui
soulevait la question de savoir comment
peser une histoire de la philosophie
occidentale qui donnerait un sens à
l'éveil de la chouette de Minerve de
demain.
Décidément cet envol ne conduirait nulle
part si nous n'observions maintenant la
révolution anthropologique qui se
prépare depuis deux siècles dans les
coulisses de l'Europe avec la parution
de l'Essai sur l'entendement
humain de David Hume. Il n'est
plus temps, se disait ce philosophe,
d'observer seulement le fonctionnement
rentable de la boîte osseuse du genre
humain: il s'agit d'entrer dans une
psychologie abyssale et même dans une
psychanalyse de la pensée que nous
qualifiions de rationnelle - du moins à
nous entendre - mais dont le scannage
échoue à radiographier la pierre
philosophale de Kant - le fameux
principe de causalité. Comment la
meule du cosmos accouche-t-elle de
l'illustre oracle d'une causalité
réellement expliquante? Expliquante de
quoi ?
6 - Un
catalyseur suspect
On sait
que David Hume est censé avoir réveillé
Kant de son "sommeil dogmatique".
Car l'illustre Anglais a observé le
premier que les jugements analytiques
recensent seulement le contenu formel
des jugements et que leur scolastique ne
fait jamais découvrir des causes et des
effets en tant que tels. Seuls les
jugements synthétiques surajoutent des
synthétiseurs suspects au mutisme de nos
appellations sophistiques; et le premier
de ces catalyseurs est un gigantesque
projecteur magique, que nous avons
baptisée la causalité. Le "sommeil
dogmatique" de Kant s'enracinait
donc depuis des millénaires dans
l'inconscient de notre raison payante.
Du coup, l'invention d'une psychanalyse
du langage ratiocinant remonte à Platon,
qui pesait la parole sur la balance de
la psychophysiologie du locuteur.
Mais si
les philosophes sont des animaux
virtuels, un David Hume potentiel a
observé, avec deux siècles d'avance et
dans la postérité non seulement
d'Einstein et de Darwin, mais également
de Freud, que l'homme est un
ex-quadrumane qui, à peine devenu le
bimane encore embryonnaire que vous
savez, a tenté d'introduire une grosse
corde à nœuds dans le cosmos, qu'il a
appelée le lien de causalité.
Puis, chaque fois que des évènements se
succèderont aussi imperturbablement que
régulièrement dans l'espace et le temps,
il s'imaginera que cette fameuse ficelle
serait tellement astucieuse qu'elle
relierait les phénomènes constants les
uns aux autres par l'effet d'un "lien de
causalité" nécessaire, inévitable et
explicatif, donc oraculaire. Les
répétitions de la matière deviennent les
garantes de leur rationalité; et la
raison s'est trouvé le moyen de les
enchaîner à elle-même.
Mais, dit
maintenant David Hume, la cordelette de
la causalité est entièrement imaginaire.
Non seulement jamais personne n'a
observé ni une cause en tant que
matière, ni une conséquence en sa
spécificité physique, ni les mailles du
lien mystérieux censé non seulement
rattacher l'un à l'autre deux évènements
physiques, mais réputé les expliquer
de surcroît, tantôt à seulement les
prévoir, tantôt à les éclairer dans leur
mystérieuse volte-face en direction de
leur origine. Les causes sont donc des
phénomènes exclusivement cérébraux; et
le principe de causalité se
révèle un mythe verbal dont la bête ne
cesse de projeter la chaîne sur le
cosmos. Mais quel est le type de pulsion
qui lui fait construire des édifices
mentaux auxquels les causes serviront de
soudures? On cherche la balance à peser
les rouages et les ressorts du
principe de causalité dans les
cervelles.
Cette
première immersion de l'animal
pré-pensant dans sa psychobiologie, donc
dans sa demeure ventrale, nous convie à
descendre dans les entrailles de la bête
explicatrice des songes qui la
propulsent, donc dans la postérité non
seulement de Darwin, mais également
d'Einstein et de Freud, puisque
l'explosion dans nos pattes des ressorts
de l'univers euclidien nous renvoie à un
seul et même abîme, celui des origines
zoologiques de la "raison" et de
"l'intelligence" simiohumaine.
C'est ce que nous observerons de plus
près la semaine prochaine.
le 29 mai 2015
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