Les défis de
l'Europe
La balance à peser la mort de l'Europe
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 16 mai 2014
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1 - Une
Liberté vassalisatrice
2 - Psychophysiologie de la
vassalité
3- Une leçon d'histoire
4 - Lavrov et le droit
international
5 - La stupidité politique
6 - Le livre d'images de la
démocratie mondiale
7 - Le mutisme de l'expérience
8 - Le tonneau de poudre de la
sagesse politique
9 - La gérontologie
expérimentale
10 - La spéléologie de la mort
11 - Les prémices d'un réveil
12 - La dignité des nations
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1 - Une Liberté
vassalisatrice
Qu'y a-t-il de plus
fascinant dans la course des
civilisations à l'abîme dont la gueule
s'ouvre sous leurs pas? Regardez-les
déambuler, le regard vague et l'esprit
ailleurs, alors que tout le monde voit
le précipice béant devant les Etats !
Personne ne songe à aiguiser l'acuité
visuelle des nations, personne ne
regarde droit dans les yeux la mort
s'avancer à visage découvert, personne
n'observe le rabougrissement du champ de
vision des élites, personne ne calibre
les mâchoires de la nuit.
L'Ukraine présente
un exemple hallucinant de l'
auto-vassalisation spontanée des
cerveaux et des cœurs. On veut ramener
l'horizon au pré-carré d'une raison
politique artificiellement rétrécie, on
veut localiser les évènements sur
quelques arpents, alors qu'il s'agit
d'un séisme appelé à faire date: un
quart de siècle après la chute du mur de
Berlin, le continent européen s'était
sans cesse rapetissé davantage, et voici
qu'il se trouve subitement rappelé aux
responsabilités planétaires qui
incombent aux Etats souverains. Alors,
la perte du tranchant de leur
intelligence politique se fait de plus
en plus cruellement sentir aux
gouvernements soudainement avertis de
l'approche d'une tempête.
Le calme plat
semblait pourtant se prolonger sur
l'échiquier et favoriser pour longtemps
encore le ratatinement de la rétine de
l'Europe des dormeurs, lorsque les
ministres des affaires étrangères du
Continent européen se sont réunis à
Vienne autour de M. Lavrov, mais en
l'absence stupéfiante du maître
d'outre-Atlantique, ce qui, d'un côté,
paraissait d'une audace diplomatique
ahurissante; mais, de l'autre, rendait
soudainement aiguë la question de
l'enfermement d'une union de petits
Etats et de nations moyennes broyées
dans l'étau d'acier de l'OTAN, donc
rendus inaptes par nature à seulement
évoquer la tragédie de leur écrasement
sous les crocs d'une prétendue alliance
avec leur César d'au-delà des mers.
Qu'ont-ils à se raconter de leurs
mâchonnements, ces malheureux
mâchonneurs? Tout ce petit monde
n'est-il pas condamné à perpétuer
l'implantation de cinq cents places
fortes, garnisons et camps retranchés de
l'étranger incrustés à titre
constitutionnel, donc à jamais, sur leur
territoire? Regardez-les tout endormis
autour de M. Lavrov, regardez-les, muets
comme des carpes et la corde au cou. Qui
l'emporte, du grotesque ou du comique,
dans la croyance qu'un Etat à l'aise
depuis trois quarts de siècle sur le sol
d'un autre Etat tiendra son hôte pour
souverain et le respectera à titre
statutaire comme son égal ? Et voici que
le destin vient ouvrir de force la
bouche des esclaves. Regardez la
tenaille qui leur desserre les dents.
2 -
Psychophysiologie de la vassalité
Le 6 mai, M.
Vladimir Poutine a demandé en vain aux
séparatistes de l'Ukraine de l'Est de
remettre à plus tard le référendum sur
la souveraineté que réclame leur région.
Dans la foulée, il a annoncé
l'éloignement de ses troupes des
frontières du pays et son plein accord
pour que, le 25 mai, le suffrage
universel porte un oligarque véreux à la
tête d'un Etat condamné d'avance à la
faillite monétaire et à l'effondrement
de ses institutions. M. Hollande et Mme
Merkel vont-ils en prendre acte, le
remercier courtoisement de remettre
entre leurs mains un industriel qui
paiera ses impôts rubis sur l'ongle et
dont le monde entier sera appelé à
saluer la double stature de chef d'Etat
et de grand chocolatier?
La pénétration
d'esprit de Paris et de Berlin leur
aurait-elle appris que Moscou joue sur
le velours? Ne faites pas tomber au sol
une pomme qui pourrit sur sa branche, ne
hâtez pas la putréfaction d'un fruit qui
n'attend que le panier qui le recevra -
Machiavel enseigne que le temps est
tantôt un jardin enchanté, tantôt le
pourrissoir de la politique.
Mais, dans ce cas,
pourquoi Paris et Londres demandent-ils
instamment au généreux donateur qu'il
leur livre en temps voulu la pomme en
état de décomposition qui vient pourtant
de se trouver accordée à leur
impatience? Pourquoi menacent-ils le
petit garçon des steppes d'une fessée
magistrale s'il se montrait réticent?
Parce que la vassalité est une maladie
insidieuse, infiltrante et sournoise.
Elle compénètre tous les membres de ceux
qui en administrent les poisons. Les
Latins disaient de la servitude: "Corpus
ignavia perfunditur, le corps est
compénétré de sa lâcheté". Mais il
est impossible de traduire le mélange de
la bassesse avec la servitude qu'exprime
le mot ignavia.
Si vous voulez
conquérir un semblant d'indépendance sur
les terres de votre maître, vous le
ferez sur le ton sévère du maître
d'école qui menace un élève de lui
frapper la pointe des ongles avec sa
règle. C'est cela l'ignavia.
3- Une leçon
d'histoire
En vérité, la
Russie se trouve dans la situation de la
France de 1814. L'Alliance des
vainqueurs entendait châtier saintement
la France d'avoir renversé la monarchie
de droit divin, puis la punir non moins
vertueusement d'avoir couronné de la
tiare impériale un conquérant dont le
glaive était censé déverser sur toute la
terre les paniers de fleurs de la
Liberté et de la Justice. Mais
Talleyrand, qui se souvenait de son
passé d'homme d'Eglise, avait emprunté
le ton du prêtre pour apostropher les
triomphateurs: "On ne met pas des
nations au piquet de sa propre sainteté,
c'est à Dieu seul de punir les méchants,
c'est à lui seul de sévir."
Et Lavrov de mettre
ses pas dans les pas du Prince de
Bénévent:
"C'est à vous,
dit-il à l'Europe, de saluer la
légitimité du capitalisme que vous avez
aidé à revenir en triomphateur au timon
des affaires du monde. Votre droit à la
vengeance ou à la revanche est nul et
non avenu. Certes, la barbarie marxiste
a conduit au goulag, mais la barbarie
capitaliste livre le monde entier au
chômage. Vous avez raison de légitimer
l'argent - il vaut sans doute mieux
mourir de faim que sous la torture.
Mais, de grâce, ne faites pas d'une
noble utopie un crime inexpiable, ne
changez pas l'innocence trompée du
peuple russe en une offense à la
démocratie, ne condamnez pas l'espérance
en un monde meilleur en naufrage
politique - il est des formes infernales
de la bonne conscience. Vous insultez la
masse des pauvres que moissonne
désormais votre culte international de
la Liberté."
4 - Lavrov et le
droit international
Et maintenant, le
Talleyrand moderne prend fermement la
relève de l'évêque d'Autun; et
maintenant, il apostrophe vertement les
démocraties de l'argent-roi dûment
reconduites dans leurs prérogatives
régaliennes d'autrefois.
" De quel droit,
leur dit-il, prétendez-vous amputer
l'empire de Catherine II, de quel droit
notre Révolution pécheresse de 1917 et
notre Waterloo de 1989 nous
condamneraient-ils à la repentance
perpétuelle, alors que nous avons
solennellement redonné toute sa
légitimité au droit de propriété dont
nous profanions les bénédictions depuis
soixante-douze ans?
" Relisez votre
propre histoire et tirez-en les leçons
d'humilité qui s'imposent à vos
démocraties. Après dix-ans de règne,
Louis XVIII a laissé le trône des
Capétiens aux mains de Charles X; et six
ans seulement plus tard, la Révolution
de 1830 a jeté à nouveau votre Sainte
Ampoule dans la poussière. Mais
Louis-Philippe s'est affolé à tort: la
France de 1789 était de retour,
pensait-il. A votre tour de vous
tromper: l'Union soviétique de 1917
n'est de retour que dans vos esprits. En
1830, votre roi des grands bourgeois
avait envoyé à Londres un Talleyrand
vieillissant, afin qu'il détourne les
foudres imaginaires de la monarchie
anglaise. Sachez que votre roi des
parapluies de la Restauration se
trompait sur le même modèle que
vous-mêmes aujourd'hui: en 1830,
l'épouvantail de la Révolution de 1789
et de la revanche des alliés en 1814 ne
faisait plus fuir les moineaux.
Et Lavrov de
poursuivre: "A force de vous démener en
complices empressés de la Maison
Blanche, vous êtes devenus des vassaux
en retard de plusieurs générations sur
l'histoire réelle de notre temps. Ne
portez pas si allègrement votre licol.
Vos harnais insultent votre propre
avenir. Pourquoi tentez-vous d'humilier
la Russie? Le droit international parle
pour elle. Tout Etat est légitimé à
retrouver l'intégrité de son
territoire."
5 - La stupidité
politique
Que penser de ce
rappel au bon sens politique? Deux
évènements en soulignent la pertinence.
Premièrement, on croyait que la
stupidité politique était de retour sur
les planches de l'histoire et que ce
vieil acteur de la mémoire du monde
avait seulement retrouvé ses galons
longtemps conservés dans la naphtaline
des miracles et des prodiges du
Moyen-Age. Mais les anciens subterfuges
de la sottise ont changé de calibre et
de nature - maintenant ils ne se
contentent plus de braver les lois de la
physique, ils frappent les plus grands
Etats d'un ridicule international.
L'ex-Chancelier
Helmut Schmidt avait qualifié de "machin
idiot" la promulgation solennelle de
sanctions bureaucratiques à l'encontre
de personnes nommément désignées, tel le
refus d'une chancellerie de valider
passeport de quelques individus
innocents. Deux mois plus tard, le
grotesque administratif est venu
chapeauter des châtiments tombés entre
les mains des gratte-papier de la
géopolitique. Mme Natalia Poklonskaia,
une beauté ukrainienne élevée, à l'âge
trente trois ans, au poste éminent de
Procureur général de la Crimée a vu
l'Europe imbécile des bureaux lui
interdire de se rendre en Occident. Même
l'inquisition est tombée dans le
microscopique, parce que la prestation
de serment de Mme Poklonskaia avait
passé en boucle sur internet. Des
millions de Japonais en étaient tombés
amoureux et en avaient fait une héroïne
de bandes dessinées.
Et voici l'image
d'elle-même que la civilisation
européenne a diffusée à cent vingt
millions d'exemplaires, celle d'une
Sirène aux beaux yeux noirs et aux
faux-cils, mais flanquée d'une moustache
et d'une barbe prolongée sous le menton
jusqu'à la poitrine. Comment se fait-il
que les civilisations sécrètent des
symboles de leur dislocation psychique?
Suétone nous révèle que, dans sa
jeunesse, Néron était un gracieux
travesti et que sa voix de femme était
ravissante.
Méfiez-vous des
civilisations biseautées. Néron adorait
Poppée et l'avait épousée, mais elle
était décédée d'un coup de pied de son
époux dans le ventre alors qu'elle était
enceinte de ses œuvres! Les radiologues
du trépas des civilisations ne sont pas
des moralistes de la religion juive,
chrétienne ou musulmane, mais des
anthropologues de la politique. A ce
titre, ils observent que le culte
effréné de la transgression sexuelle se
veut parallèle à la glorification de la
vassalité des nations. Il s'agit d'une
pathologie de la soumission politique
symbolisée par le dédoublement
androgyne. Aussi est-elle expressément
désirée et organisée avec le plus grand
soin par des élites de l'Etat traquées
par leur propre décomposition
intérieure. Mlle Conchita Wurst et sa
barbe n'auraient pas triomphé sur la
scène si, dans les coulisses, les
tireurs de ficelles du spectacle
n'avaient pas décidé que sa bisexualité
serait le vrai moteur de ses trilles.
6 - Le livre
d'images de la démocratie mondiale
Tout le monde
voit-il pour autant et à l'œil nu qu'il
ne s'agit plus de jouer à colin-maillard
dans la cour de l'école? Et pourtant les
commentateurs actuels continuent de
distribuer quelques fioritures,
garnitures et enjolivures dont
l'arrangement agrémentera la mise en
scène de la pièce. Les décadences
basculent de la tragédie dans la
comédie. Pourquoi des dorures, des
dentelles et des broderies passent-elles
pour le tissu d'une intrigue digne de
figurer dans l'histoire réelle du monde,
alors que seule la fée Carabosse tire
les ficelles d'un montage tout
artificiel? La faute en incombe à
Descartes et à Pascal, qui ont prétendu
que le théâtre de l'entendement de
l'humanité étofferait des évidences
providentielles et que les feux célestes
du sens commun guideraient des postulats
incrustés dans la nature comme des
perles dans les coquillages. Pis que
cela: le châtelain de Ferney comparaîtra
devant le tribunal de la philosophie de
notre temps pour avoir enseigné jusque
dans l'enceinte des écoles de notre
République que les "imbéciles
n'apprennent que par l'expérience".
Il se trouve,
hélas, que ni les évidences, ni le bon
sens ne sont les illuminateurs
souverains de la physique classique et
que ces rois du langage n'exercent
aucune prise sur l'esprit de soumission
et la peur. La preuve la plus éclatante
de l'infirmité de ces faux monnayeurs a
été apportée au lendemain d'un échec
inespéré de l'Amérique: une guerre à
mort contre la Syrie n'a été évitée
qu'en raison de la précision de tir des
missiles russes.
Certes, les froids
entretiens en tête à tête de John Kerry
avec Serguei Lavrov à Paris ont vexé le
Quai d'Orsay et le Foreign Office. Mais
Paris et Londres ne se sont pas risqués
à réfléchir aux causes de leur absence
humiliante de la table des négociations.
Ces deux capitales de l'intelligence
diplomatique ignoreraient-elles que les
affaires sérieuses ne sont débattues
qu'entre les puissants? Puis, les
tractations glacées de Genève sur la
Syrie ont illustré le spectacle d'une
Europe reléguée sur son minuscule
jardinet. Pourquoi cet étonnement
apprêté et, quelquefois, cette
indignation contenue des enfants de
chœur de l'histoire, sinon parce qu'ils
souffrent bien davantage de leur
incompréhension du monde que de leur
coupable incapacité de peser la cruauté
des axiomes qui pilotent les neurones du
genre humain? Pour rendre l'évidence
politique intelligible, il faudrait le
long apprentissage d'un regard d'adultes
sur le temps ensauvagé des nations.
7 - Le mutisme de
l'expérience
L'expérience
politique est muette, sourde et aveugle.
Si vous ne la rendez pas locutrice, ou
bien elle demeurera bouche cousue, ou
bien elle ne vous racontera que des
balivernes. Mais comment rendre les
évènements éloquents, comment enfoncer
les boniments dans leur gorge, comment
les éclairer à la lanterne de
l'expérience? Votre intelligence gardera
le silence aussi longtemps que vous ne
lui retirerez pas les chaînes que votre
propre servitude la contraint de porter.
Votre raison a-t-elle des oreilles pour
entendre le Président apostropher
l'accusé à l'audience? "M. de Voltaire,
levez-vous. Au nom de tout le genre
humain, la cour vous accuse de légèreté
d'esprit. Si vous n'avez pas de science
de la cécité du monde, vous ne
découvrirez jamais le filtre qui
rendrait votre propre expérience loquace
dans ce prétoire."
Que dit la ciguë de
la raison à l'Europe asservie? Qu'un
Etat européen qui n'aura pas noyé l'OTAN
dans le poison de la pensée logique,
qu'un Etat qui n'aura pas renvoyé
l'occupant au-delà de l'Océan, qu'un
Etat désarmé par sa piété démocratique
méritera la peine de mort que son maître
lui signifie, du reste, fort dévotement
et depuis quelque soixante-dix ans.
Comment l'Europe deviendrait-elle un
interlocuteur rationnel sur la scène
internationale, comment ce Continent
jouerait-il dans la cour des grands si
la science de l'histoire et de la
politique n'est jamais gravée au jour le
jour dans la sotte expérience des
évènements, parce que le concept de
causalité expliquante, dit Kant, n'est
pas confusible avec la bancalité du
train d'un monde - celui-ci chemine à
petits pas et ne se rend capturable que
dans l'enceinte de crânes nettoyés des
toiles d'araignée qui en tapissent
l'ossature. Vous vous demanderez donc
gentiment pourquoi les causes ne sont
pas visibles à l'œil nu et en tant que
telles, vous vous demanderez sagement
pourquoi l'histoire ne devient
signifiante que si la pensée a vaincu la
peur qui l'attachait à sa geôle.
Portez votre regard
d'aiglons de la politique au-delà de la
trame des heures, observez de haut et de
loin les relations que l'effroi
entretient avec l'intelligence, la
terreur avec la raison et l'épouvante
avec la lucidité, observez à la jumelle
l'animal rationale d'Aristote.
Comment la bête a-t-elle aménagé la
prison dans laquelle sa cervelle
craintive se sentira à l'aise?
8 - Le tonneau de
poudre de la sagesse politique
Supposez qu'à la
Conférence de Vienne, la France et
l'Allemagne des ouragans auraient
déclaré d'une seule voix et sans
seulement élever le ton que le Vieux
Continent appartient aux Européens,
puis, tout uniment, que l'Amérique n'a
que faire sur la surface du globe
terrestre qui s'étend de Brest au
Caucase, puis, tranquillement, que la
seule difficulté à tisser la trame d'un
solide règlement entre la Russie et le
Vieux Continent sur l'Ukraine n'est
autre que le joug militaire qui place
les nations du Vieux Monde sous le
sceptre d'un général étranger, puis, non
moins paisiblement, que la dissolution
d'une armée artificiellement rassemblée
sous les murs du Kremlin ne sera rendue
possible que le jour où les cinq cents
camps militaires enracinés en Europe
auront été désincrustés poliment ou de
force.
Et maintenant,
imaginez la stupeur, la colère et
l'effroi, mais également
l'incompréhension des vingt-sept vassaux
européens accoutumés à parader dans le
jardin d'enfants d'une démocratie en
images; et maintenant, imaginez la leçon
de bon sens qu'une science politique
prisonnière des fausses évidences ne
vous donnera jamais. Comment ne pas vous
persuader d'une évidence sacrilège, à
savoir qu'il faut connaître déjà les
secrets de la politique et de l'histoire
du monde pour que les évènements
dévoilent leur sens à l'école des
sacrilèges qui les éclaireront?
Mais alors, le bon
sens se cache dans le laboratoire des
blasphèmes qu'on lui apprendra à
prononcer peu à peu, mais alors, Claude
Bernard se révèle un iconoclaste averti,
lui qui, en 1865, a colloqué l'hypothèse
scientifique aux avant-postes de
l'expérience de physique qui la mettra
seulement après coup à l'épreuve de la
vérification de sa pertinence. Pis que
cela: si l'intelligence réelle précède
l'expérience, c'est précisément parce
qu'elle campe sur un échiquier et une
problématique d'hérétiques. Comment
ferons-nous derechef de l'Europe le
forgeron de sa future grandeur sur
l'enclume de ses profanations à venir?
Mais vous n'êtes
pas quittes pour si peu, les enfants: si
vous soumettez la géopolitique au banc
d'essai du théâtre des nations, des
Etats, des empires, vous découvrirez
qu'il n'est pas de science de la
politique postérieure à votre temps sans
une philosophie des retards tragiques de
l'histoire et pas de dramaturgie des
lenteurs de la raison sans une
anthropologie armée d'un regard abyssal
sur les évadés partiels d'hier et
d'aujourd'hui de la zoologie.
9 - La
gérontologie expérimentale
Mais ne vous
arrêtez pas si vite sur les chemins
dangereux de votre évasion à venir du
règne animal: par-delà la pesée des
hypothèses actuelles de la science et de
leur mise à l'épreuve d'une expérience
que vous ne rendrez parlante que demain,
une nouvelle difficulté méthodologique
vous mettra à l'épreuve des souffrances
de la raison. Car, d'un côté, votre
apprentissage de la pensée rationnelle
aura beau vous avoir appris qu'il n'a
jamais existé d'empire durable et que
Rome avait vainement apporté aux
barbares des routes, des ponts et des
aqueducs, la civilisation des Quirites
s'est néanmoins évanouie sous la herse
des peuples en retard cérébral sur les
grands bâtisseurs de l'époque .
Puisse votre
réflexion actuelle vous éclairer sur les
causes les plus cachées de la
vassalisation future de la civilisation
européenne. Vous vous direz que nous ne
sommes pas demeurés aussi frustes et
agrestes que les ethnies et les
peuplades soumises à la grandeur
d'Athènes ou de Rome. Au contraire, nous
précédons la science américaine des
mystères de la matière et de la vie.
Quel est donc le moteur universel de
notre auto-vassalisation?
Pour le découvrir,
un autre champ encore de l'anthropologie
profanatrice, un autre territoire encore
de l'épistémologie sacrilège, une autre
géographie encore du mutisme des
évidences et du bon sens attendent vos
blasphèmes: il vous faut une
gérontologie expérimentale de la
politique et de l'histoire de
l'Occident. Ce n'est pas seulement la
peur innée de peser le monde sur la
balance de la raison politique qui a
interdit aux petits et aux grands Etats
présents à la Conférence de Vienne de
tenir le discours féroce de la lucidité,
c'est l'accablement du grand âge. Elles
sont cruelles, les évidences qui
conduisent les civilisations au tombeau.
L'Europe y descend à petits pas,
trotte-menu et tremblante. Elle se meurt
exténuée - et c'est son propre
épuisement qui l'épouvante le plus.
10 - La
spéléologie de la mort
Pour remédier à la
fatigue cérébrale de l'Europe politique
d'aujourd'hui, il ne suffira pas du
sursaut de lucidité dont bénéficient les
agonisants, il ne suffira pas que vous
armiez l'intelligence du Vieux Continent
de tout son courage un instant retrouvé,
il ne suffira pas de votre recul
intellectuel d'anthropologues résolument
prospectifs et de psychanalystes
spécialisés dans le scannage des
décadences - il vous faudra conduire les
sciences humaines au défrichage d'un
champ nouveau, inconnu et immense de la
science historique, celui d'une
spéléologie de la mort.
Vous descendrez au
sépulcre sur un modèle ignoré des
Anciens. D'illustres sépulcres nous ont
précédés; mais celui de l'Europe, vous
en chercherez vainement l'effigie dans
quelque musée des trépas d'autrefois.
Car les anciennes plongées des nations
dans l'oubli étaient dues à la carence
soudaine dont les neurones de leurs
élites se trouvaient frappées. Plus de
toisons d'or, plus d'Argonautes du
vertige! Mais nous produisons des Jason
à la pelle. Nos grandes écoles ne
jettent-elles pas chaque année sur le
marché du travail force explorateurs
patentés?
Tel est le paradoxe
d'une Europe en attente de la mort: nous
produisons des savoirs de haut voltage,
mais nous manquons d'ouvreurs,
d'éveilleurs, d'allumeurs. La conférence
de Vienne est une bonne illustration du
piétinement de notre intelligence de la
politique et de l'histoire. Ces deux
disciplines s'enlisent. Tout ce que
capturent nos intellectuels se laisse
cerner dans leur cirque à eux. Nos
grandes écoles ne sont que des tamis; et
ces tamis fabriquent sans relâche des
tamis aux mailles plus serrées que les
précédentes et de plus en plus fières de
leurs triages.
Les civilisations
d'autrefois ont péri du tarissement de
leur enseignement. L'Europe ne tombera
pas dans le gouffre de l'étroitesse de
ses savoirs, elle ne connaîtra pas le
naufrage de la mémoire qui a englouti
les élites d'Alexandrie, d'Athènes et de
Rome. Mais notre passé fera un
entassement de moins en moins
transportable: on n'alourdit pas
indéfiniment la cargaison des siècles.
11 - Les prémices
d'un réveil
A moins que… Voyez
la pâle lueur, le maigre falot, la
lanterne à demi éteinte qui trottine à
l'horizon. Les peuples de l'Europe
commencent de prendre leurs distances à
l'égard de leurs dirigeants. Quelques
hirondelles survolent le nid des
moineaux. Toute la presse russe, y
compris celle qui se montre critique à
l'égard du Président Poutine est tombée
à bras raccourcis, non seulement sur Mme
Merkel, qui était l'hôte d'honneur du
Kremlin le 9 mai de chaque année, mais
sur le peuple allemand tout entier,
parce que la Chancelière a condamné le
passage en revue de la flotte de guerre
russe dans le port de Sébastopol ce
jour-là.
La Crimée retrouvée
s'est révélée un nid d'aigle, celui du
patriotisme russe revivifié. Qui est ce
personnage oublié qu'on appelait la
nation? Quand M. Barack Obama fronce le
sourcil au spectacle du 9 mai sur la
Place Rouge, les Russes commencent de se
dire: "De quelle nation est-il,
celui-là? De quel droit ce peuple
surveille-t-il notre astéroïde?
L'Allemagne héritière de Hitler a-t-elle
un droit de regard sur nous?"
12 - La dignité
des nations
Pourquoi l'Amérique
fière de ses Universités les plus
célèbres ne produit-elle pas une super
élite de l'action politique? Les
amphithéâtres de Harvard, de Columbia,
de Stanford ou de Princeton ne
produisent aucun peloton de têtes mieux
faites que bien pleines et dont les
diplômes trieraient les cerveaux
cravatés des cerveaux déficelés.
J'attends les quelques rieurs qui n'en
croiront pas leurs oreilles d'apprendre
que le Département d'Etat a sottement
demandé à la Chine de se rallier aux
sanctions contre la Russie et à la
France de ne pas livrer à ce pays les
Mistral promis et dûment payés. Un pays
tout subitement hissé à la direction de
la planète ne saurait apprendre les
rudiments de l'histoire des nations en
un seul demi-siècle; mais de le voir
gesticuler dans le vide, c'est à se
tordre de rire. Peut-être le spectacle
de la sottise politique sera-t-il le
grand délivreur de l'Europe en marche.
Face au
ratatinement des élites et à la
puérilité des classes dirigeantes d'une
Amérique au petit pied, naîtra-t-il un
Titan européen? Après tout, la politique
est la science du possible; et le
possible est d'une grande simplicité.
C'est pourquoi le génie n'est jamais
qu'un bon sens ressuscitatif.
Quel bon sens de
placer le soleil au centre de la ronde
des planètes, quel bon sens de faire
tourner la terre sur son axe, quel bon
sens de demander aux troupes étrangères
campées sur nos terres depuis trois
quarts de siècle de lever le camp, quel
bon sens que de réveiller en sursaut les
peuples dont les sentinelles se sont
endormies, quel bon sens que celui des
retrouvailles de l'Europe des vigies
avec la solitude dont se nourrit la
dignité des nations."
Le 17 mai 2014
Reçu de l'auteur pour publication
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