Qu'est-ce que
philosopher
La condition humaine
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Vendredi 2 mai 2014
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1-
L'humanité physique et
l'humanité réflexive
2 - Les embarras théologiques de
la République
3 - L'irrationalisme laïc
4 - Une espèce prise en étau
5 - La responsabilité
intellectuelle de la France
6 - L'inculture des Etats et la
géopolitique
7 - Les deux enfers
8 - La viabilité des évadés de
la zoologie
9 - La planétarisation des
décadences
10 - Les vigies du néant
|
1 - L'humanité
physique et l'humanité réflexive
Parmi les ouvrages
dont l'interprétation de leur postérité
intellectuelle pourrait nous aider à
prendre le chemin d'une anthropologie
moins titubante que la nôtre et déjà
prospective, il faut compter:
L'Essai sur l'accélération de l'histoire
de Daniel Halévy (1948); le
Précis de décomposition de EM
Cioran (1949), Fin de partie
(1957) de Beckett, la Colonie
pénitentiaire de Kafka (1919),
La Condition humaine
(1933) de Malraux. Mais les lecteurs qui
ont lu mes décodages peu orthodoxes de
quelques contrebandiers et violeurs de
frontière savent déjà que l'histoire est
toujours à la traîne de la réflexion et
qu'une herméneutique prometteuse
porterait sur le décryptage de
l'encéphale d'une espèce devenue semi
pensante.
Voir -
Mon Panthéon 2 , 18 janvier 2014
-
La déraison du monde, 26
avril 2014
Car seule une
science historique et une géopolitique a
rmées d'un télescope nous permettraient
de poser la question de savoir si notre
civilisation arbore d'ores et déjà des
signes avant-coureurs de son
anéantissement ou si un bimane ultra
mondialisé par ses technologies se
révèlera capable de résoudre les apories
liées à son hyper développement.
Nous ne savons pas
si la mécanisation intensive de la
production des marchandises trouvera des
débouchés en accélération constante ou
si cette automatisation universelle des
fuyards de la zoologie les conduira à un
auto-étranglement sans remède. Jamais
encore le simianthrope n'avait eu à
résoudre une contradiction aussi
strangulatoire. Il se trouve, de
surcroît, que la bête programmée depuis
le paléolithique sur le modèle de divers
mythes religieux passe sans relâche d'un
univers mental limé sur la meule de ses
songes à un cosmos asséché par le
tarissement ou l'exténuation de ses
délires sacrés. Les évadés de la nuit
originelle ne sont-ils viables qu'au
prix de leur placement définitif sous le
joug ou la couronne de leurs cosmologies
fabuleuses ou bien ont-ils rendez-vous
avec un blocage de leurs neurones tour à
tour incurable et guérissable? Quelle
est la psychobiologie qui commande
l'évolution des fantasmes rédempteurs
qui se gravent d'un millénaire à l'autre
dans les sotériologies cosmologiques de
cet animal épouvanté et béatifié?
2 - Les embarras
théologiques de la République
La question de la
vie eschatologique de l'humanité a
débarqué depuis des décennies dans la
politique intérieure et extérieure de la
France. Mais la République est aux abois
; elle ne sait plus que répondre aux
centaines de jeunes gens qui s'enrôlent
en toute innocence dans la guerre sainte
censée répondre aux vœux ardents du
prophète Muhammad en Syrie. M. Hollande
n'est pas théologien pour un sou. C'est
en toute candeur laïque et le cœur sur
la main qu'il déclare aux croisés
d'Allah que la religion musulmane ne
saurait prôner une guerre du salut qu'il
qualifie de "terrorisme religieux".
Il se trouve
seulement qu'une divinité triphasée,
mais dont la justice unifiée a noyé
toutes ses créatures à l'exception d'un
seul rescapé dont nous serions tous les
descendants transis, il se trouve
seulement qu'un juge infaillible et qui
nous rôtit depuis lors à la pelle dans
ses souterrains, il se trouve seulement
que ce monstre aurait des leçons
d'équilibre mental et de courtoisie à
recevoir d'un Président de la République
française un peu mieux informé de la
nature des Célestes. Qu'en est-il du
trio qui se partage la même chambre des
tortures depuis que ses malheureuses
créatures se sont à nouveau effrontément
multipliées?
Mais si un M.
Hollande plus instruit s'avisait
d'expliquer ces mystères aux enfants,
s'il leur disait que les dieux sont
cruels à l'image de leurs cruels
inventeurs et qu'il appartient à leurs
interprètes les plus talentueux de les
civiliser peu à peu - ce qui n'est pas
près de convaincre leurs adorateurs les
plus sauvages - il violerait la
Constitution de la Ve République, qui
enjoint à l'Etat de la Liberté et de la
Justice de respecter la barbarie des
croyances les plus sanglantes. De plus,
une jeunesse qu'alerterait l'ambiguïté
des propos d'un chef de l'exécutif au
courant de l'histoire du monde lui
demanderait en retour si les dieux
existent hors de l'encéphale de leurs
fidèles. Car leurs pédagogues les plus
doués les font changer de nature et les
éduquent avec tant de lenteur qu'ils ne
les font passer de l'état le plus
sauvage à une vapeur qu'au prix de mille
tracas - ce qui désarme tout l'appareil
de leur justice et réduit leurs
châtiments les plus effroyables à une
gesticulation ridicule. Faut-il
précipiter les nations dans la petite ou
la grande délinquance si seule une saine
épouvante dompte la bête respectueuse
des fouets de ses dresseurs? Comment un
Jupiter privé de la sainteté de ses
supplices serait-il crédible aux yeux
des tigres et des lions prosternés
devant ses foudres et ses grâces
alternées?
3 -
L'irrationalisme laïc
Certes, le peuple
français a cessé, depuis près de deux
siècles, de proclamer l'existence de
Dieu par la voix du suffrage universel,
comme Napoléon 1er le lui avait demandé;
mais si, dans le même temps, vos trois
monothéismes vous livrent encore pieds
et poings liés à des tortures posthumes
perpétuelles, c'est parce que le hiatus
entre des classes dirigeantes de plus en
plus instruites et l'inculture des
masses remonte seulement à Platon. On
sait que le Ve siècle avant notre ère a
vu soudainement des philosophes
éloquents courir dans les rues à
Athènes. Certes, leurs cohortes se sont
montrées trop habiles à manier une
scolastique de prétoire; mais leurs
phalanges sont néanmoins parvenues à
imposer les règles de la pensée logique
et le carcan des syllogismes d'Aristote
à la conduite des cités; et ils ont
réussi à faire régner le terrorisme des
raisonnements impeccables de la
dialectique jusque dans l'arène de
l'incohérence du monde.
Puis l'esprit
rationnel des juristes romains a permis
de porter au pouvoir quelques empereurs
lettrés - Hadrien, Trajan ou
Marc-Aurèle. Mais sous la République
déjà, une classe d'avocats coûteusement
initiés à l'éloquence raisonneuse et
longuement éduqués à l'école d'Athènes
avait converti le pouvoir politique à
l'élégance de la littérature. Puis un
cléricalisme chrétien à la syntaxe
approximative et au vocabulaire
maladroit a reconduit les hommes
d'action à une théologie armée du glaive
et des éclairs de la foi; et les bûchers
de l'Inquisition n'ont pas tardé à
suppléer à la hache des bourreaux de
Zeus. Il a fallu attendre le XVIIIe
siècle pour que se creuse derechef un
fossé de plus en plus impossible à
combler entre les cosmologies mythiques
armées de leurs potences et les savoirs
positifs fiers de leurs calculs.
Entre 1870 à 1940,
la France laïque a semblé profiter d'un
répit dans la rivalité entre la
sauvagerie des gibets et la sauvagerie
d'un Dieu de sac et de corde, mais il ne
suffisait pas d'imposer à tout le monde
un apprentissage rudimentaire des règles
de la pensée logique, il ne suffisait
pas de contraindre les écoles
religieuses, elles aussi, à engager des
professeurs éduqués par un Etat
prématurément qualifié de rationnel, il
ne suffisait pas d'user du biais des
retraites assurées sur fonds publics aux
théologiens de la République, il ne
suffisait pas d'accorder des soins
médicaux aux enseignants d'une foi
sanglante et d'acheter les écoles
confessionnelles à un si haut prix.
C'était à une
ignorance nouvelle, celle de l'Etat
laïc, qu'il aurait fallu porter remède.
Or, depuis la fin du XVIIIe siècle, la
République n'avait en rien progressé
dans la connaissance des ressorts et des
rouages des théologies. Pis que cela :
le darwinisme et la psychanalyse étaient
demeurés aussi stériles dans les Etats
rationnels que l'héliocentrisme deux
siècles durant dans les monarchies de
droit divin.
4 - Une espèce
prise en étau
Deux siècles après
1789, non seulement les pédagogues d'un
Etat censé être devenu logicien, mais
toute l'intelligentsia française de haut
vol en ont oublié que le capital
psychogénétique des évadés de la
zoologie les contraint à respirer dans
deux mondes qui les prennent en
tenaille, l'un visible et tangible,
l'autre imaginaire. Or, aucune
anthropologie scientifique ne saurait se
fonder sur la méconnaissance de cet étau
universel. Aussi, la planète entière
est-elle bien vite retournée à la
schizoïdie cérébrale qui caractérise un
animal que la nature a rendu onirique au
berceau. En 1948, un Etat viscéralement
juif s'est fondé en Palestine et, dès
2014, la proclamation officielle de
l'alliance d'une ethnie avec un
monothéisme local a manifesté avec éclat
les droits d'une cosmologie mythique sur
la scène internationale tout entière. En
1989, la Russie est retournée d'un seul
élan au christianisme orthodoxe. Toute
l'Amérique du Sud est demeurée
unanimement catholique tandis qu'aux
Etats-Unis le calvinisme fondait un
protestantisme nationaliste des pieds à
la tête.
C'est pourquoi M.
François Hollande est tombé dans une
ignorance sécrétée par des siècles de
cécité pseudo rationaliste sur les
religions. Comment combattre la "guerre
sainte" en France et la soutenir en
Syrie? Rien de plus simple: les croisés
d'Allah feront une redoutable
association de malfaiteurs en France,
mais la Turquie et toute l'Afrique du
Nord nous enverront en toute légitimité
des masses de croyants de Jahvé et
d'Allah, parce que la scolastique
républicaine légalise toutes les
croyances, mais sans en "reconnaître"
aucune et au prix de leur relégation
vigoureuse dans la vie privée.
Comment réarmer
intellectuellement les démocraties dites
rationnelles si l'ignorance d'une
anthropologie sophistique abusivement
qualifiée de scientifique frappe les
Etats européens et toute leur
intelligentsia en plein cœur et si cet
obscurantisme nouveau se révèle plus
dangereux que celui du Moyen-Age, parce
qu'une République à la fois censée
laïque et ignorante des fondements
philosophiques du concept de laïcité ne
se fait pas respecter longtemps dans
l'ordre politique et se trouve bientôt
renversée par son inculture. Mais que
faire si, comme à l'heure de la chute du
monde antique, la question du statut de
l'encéphale simiohumain se révèle
derechef non seulement le nœud de la
géopolitique mais de la réflexion de la
science anthropologique mondiale?
5 - La
responsabilité intellectuelle de la
France
Mais il y a plus:
l'œuvre entière de Platon enseigne que
les disciplines scientifiques ne sont
pas en mesure de peser leurs propres
fondements cérébraux, donc de regarder
leurs présupposés de l'extérieur, faute
de balance à peser un "dehors". Elles se
contentent donc d'améliorer sans relâche
des performances aveugles à leur propre
statut anthropologique. Mais il leur
suffit pour cela de multiplier des
exercices censés rendus intelligibles
par les succès pratiques de leurs
présupposés méthodologiques. S'il en est
ainsi des auto-paiements inlassables
dont se nourrissent la géométrie et la
physique, ce sera à plus forte raison
que les théologies se rendront
compréhensibles à la lumière de leur
propre axiomatique. Mais la connaissance
scientifique de l'histoire et de la
politique s'en trouveront frappées d'une
quadriplégie inguérissable parce que la
France n'a pas fait bénéficier les
méthodes des sciences humaines de
l'avance virtuelle, mais considérable
que la loi de séparation de l'Eglise et
de l'Etat semblait lui avoir
potentiellement donnée en 1905.
Pourquoi ce
grippage? Pourquoi n'avoir pas déposé la
notion d'intelligibilité scientifique
sur les plateaux d'une balance à peser
le contenu anthropologique des
signifiants ? Parce qu'on jugeait urgent
de libérer l'Etat de l'étau politique de
l'Eglise catholique. Cet objectif
seulement pratique, donc à courte vue,
avait nourri toute l'œuvre du Voltaire
du XIXe siècle, le suave Anatole France,
qui ne s'est livré qu'à une apologie de
la liberté sexuelle certes piquante en
son temps, mais devenue vulgaire et
stérile de nos jours. Ce qui intéresse
l'anthropologie critique, ce n'est ni la
satire amusée de la chasteté de l'ermite
Paphnuce dans sa Thébaïde, ni la
description des charmes de la belle
Thaïs, mais la psychophysiologie d'une
espèce horrifiée depuis deux millénaires
seulement par son mode de reproduction.
Si vous nous
racontez les péripéties d'une guerre
sanglante, il ne sera pas nécessaire de
vous armer d'une science du bimane
divisé entre des meutes ardentes à
s'entre-assassiner et qui se font une
gloire de leurs tueries sur quelques
arpents qu'ils appellent leurs "champs
d'honneur". Mais si l'historien du XVIe
siècle ignore pourquoi la moitié de
l'humanité est prête à se faire tuer les
yeux au ciel pour manger effectivement
la chair et boire avec ravissement
l'hémoglobine d'un homme assassiné tous
les dimanches sur ses autels, si vous
voulez savoir pourquoi l'autre moitié de
cette étrange espèce veut consommer deux
symboles d'un sacrifice richement
rémunéré de là-haut, vous raconterez
seulement le plus sottement du monde une
histoire de fous à vos sciences
humaines. Car la France de la raison
porte la responsabilité de la cécité du
monde d'aujourd'hui: elle seule était en
mesure d'approfondir quelque peu le
"connais-toi" entre 1870 et 1940. Et
maintenant, notre classe dirigeante
lance bêtement la police de la
République sur les traces des enfants
trompés auxquels de faux savants ont
promis qu'ils seraient propulsés au
paradis de leur foi s'ils allaient tuer
en toute candeur des mécréants. .
6 - L'inculture
des Etats et la géopolitique
Voyons de plus près
ce qu'il en est de l'ignorance dont la
classe dirigeante des démocraties
d'aujourd'hui se trouve frappée au
chapitre du statut anthropologique des
religions. Il y a un siècle seulement,
nous n'étions pas encore armés pour
observer l'oscillation perpétuelle de
notre pauvre espèce entre la
fossilisation de ses classes sociales et
de ses Etats d'un côté et le basculement
constant, de l'autre, de nos cosmologies
oniriques entre les floraisons
sanglantes et l'effritement de nos
rituels exténués.
Et pourtant la
Chine de la Cité interdite et la
Russie des tsars s'étaient pétrifiées
côte à côte, la première dans le
mandarinat bureaucratique, la seconde
dans la perpétuation du servage féodal.
L'Etat avait tenté d'abolir cette
survivance d'une époque révolue, mais
l'échec, au moins partiel, de ce
bouleversement de la structure
multiséculaire de la société russe avait
conduit à l'assassinat d'Alexandre II.
Puis, en 1917, la Russie a passé en un
tournemain du carcan cérébral du
Moyen-Age à une utopie politique
ambitieuse de retrouver ses attaches
avec le songe chrétien des origines,
lequel se réclamait de rien moins que de
l'abolition pure et simple du péché de
propriété : les premiers disciples de
Jésus-Christ s'étaient partagé tous
leurs biens, si j'ai bonne mémoire. Mais
la chute des civilisations au cœur
d'acier dans l'hypertrophie d'une
charité à la fois administrative et
messianisée est bien connue de tous les
historiens laïcs - Justinien disposait
d'une armée de six cents pieux
fonctionnaires dont la dévotion
admirative se réduisait à lui couper la
barbe.
Mais la nouveauté
de la révolution "rédemptrice" de 1917
résidait dans les retrouvailles
soudaines de la fraction orthodoxe du
culte de la Croix avec les espérances
d'un apostolat radical, celles d'un
avènement soudain et définitif du règne
de Zeus sur la terre. Cette
expérimentation d'un débarquement enfin
terminal de la grâce divine s'est
révélée riche d'enseignements
politiques, parce que les béatitudes
évangéliques n'étaient jamais
intervenues à une si grande échelle et
avec une si grande vigueur parmi les
dislocations qui frappent fatalement le
monde séculier. Certes, la sécrétion
instantanée d'une ecclésiocratie mise
d'autorité au service des pauvres avait
été divinisée à nouveaux frais, avec la
parution, en 1516, de L'Ile
d'Utopie de Thomas More, mais la
générosité de cette rêverie théologique
avait mis en évidence les désastres de
la politique gravés dans le capital
psychogénétique des Etats simiohumains.
Pourquoi les
missionnaires du marxisme apostolique
s'étaient-ils hâtés de recruter une
caste de fonctionnaires que
sacraliserait leur vocation d'exterminer
le culte de la propriété privée dans
tous les cœurs et tous les esprits, puis
chargée de mettre en scène une
confession appelée à s'inscrire dans le
capital psychogénétique de l'humanité ?
Parce que cet évangélisme retrouvait
d'instinct la vocation doctrinale qui
avait rapidement infecté le
christianisme institutionnalisé des
premiers siècles. Mais cette mainmise de
l'absolu sur les cervelles avait
aussitôt ressuscité le modèle de
l'immolation sacrificielle des premiers
âges, à cette différence près qu'une
auto-immolation massive de l'humanité
avait pris le pas sur celle des bœufs et
des moutons. On avait rempli les
couvents d'une chair qu'on offrait sans
relâche et toute palpitante à un
créateur du cosmos avide de viande
fraîche. Le trucidé archétypique était
le fils même du céleste glouton.
Le marxisme, lui,
crucifiait en masse et de génération en
génération non plus un Christ
représentatif du prolétariat mondial,
mais les ennemis des "masses
laborieuses" dans le monde entier. Le
clergé du peuple des travailleurs
n'était autre que les dirigeants des
syndicats, qui officialisaient leur
fonction sacrificielle sous la forme
doctrinale et catéchétique la plus
classique, celle d'une vulgate de la foi
armée jusqu'aux dents - la nouvelle
théologie hiérarchisait ses dignitaires
sur le modèle de la précédente - il n'y
manquait que la pourpre, l'or et les
broderies du culte. .
7 - Les deux
enfers
Le même
ratatinement et le même rabougrissement
des cervelles qu'à l'âge des bréviaires
ont suivi la décapitation des pires
ennemis de classe - les spécimens
sommitaux. Il fallait "chanter dans
le chœur", il fallait danser autour
de l'autel, il fallait ânonner des
litanies, il fallait respecter les rites
et les liturgies. Naturellement, la
haine de la meute à l'égard des grands
solitaires n'avait pas tardé à conduire
les convertis aux mêmes catastrophes
politiques que les verdicts théologiques
d'autrefois: une orthodoxie obtuse
ordonnait aux auto-glorifiés à l'école
de leurs songes de distribuer les biens
de consommation selon les "besoins de
chacun".
Mais de quels
besoins parlait-on? Comment peser un
"chacun" désindividualisé? Les exploits
des virtuoses du piano ou du violon se
donnaient maintenant à consommer dans
les cours de ferme; et comme les besoins
artistiques des paysans étaient demeurés
champêtres, la peinture, la sculpture et
la littérature russes étaient devenues
agrestes. La littérature de gare du
marxisme rivaliserait avec celle du
capitalisme, à cette différence près
qu'elle était dévote au sens marxiste du
terme. De plus, la paresse naturelle des
piétés n'avait pas manqué d'engendrer
une fainéantise nouvelle et insidieuse
des masses.
On voit que la
mâchoire à broyer la bête scindée entre
ses platitudes et ses délires religieux
se rend opérationnelle sous la férule
des Etats messianisés. Qui se montrera
la plus carnassière des deux
mythologies, celle qui armera la
fainéantise sacerdotalisée des foules ou
celle qui nourrira l'activisme hyper
mécanisé et la voracité capitalistes? Il
avait fallu mettre hâtivement en place
une inquisition prolétarienne fondée à
son tour sur les dénonciations des
croyants entre eux, il avait fallu
couper le cou aux possédants. Bientôt
les goulags se sont remplis à ras bords
d'hérétiques à brûler vifs, bientôt les
pestiférés se sont comptés par centaines
de milliers dans des réservoirs remplis
à ras bords. En fin de parcours, les
peines infernales se montrent plus
cruelles sur cette terre que dessous.
Puis il a fallu
parquer les fidèles du salut prolétarien
derrière un mur; bientôt la chute de
cette enceinte en béton armé a précipité
les Berlinois dans les béatitudes d'un
capitalisme qui avait ensauvagé les
siècles précédents. A peine le paradis
des marxistes s'était-il effondré que
des bandits de haut vol se sont rués sur
le pétrole, le gaz et toutes les
richesses naturelles de la Russie et de
l'Ukraine; et il a fallu la poigne de
fer d'un Poutine pour redonner à la
nation dépossédée d'une utopie politique
habile à tromper les pauvres les trésors
naturels capturés en un tournemain par
une pléiade de richissimes Hébreux. .
8 - La viabilité
des évadés de la zoologie
On voit qu'à
l'auberge où l'histoire de leur embryon
de cervelle s'est arrêtée, les campeurs
tout juste évadées des forêts demeurent
désarmés face à deux maladies
congénitales à toute l'espèce dite
pensante. Kafka les avait diagnostiquées
dans son célèbre récit La Colonie
pénitentiaire, où l'on voit
tantôt la raideur carcérale des
religions et des disciplines sociales
qui les soutiennent, tantôt la
dislocation des croyances
traditionnelles dissoudre l'ordre public
dont cet animal agrestis et
silvestris, dit Tite-Live, tente en
vain de consolider le double règne.
Aussi était-il naturel qu'une trentaine
d'années seulement après l'effondrement
de l'orthodoxie marxiste, l'orthodoxie
chrétienne, dont l'apprentissage battait
de l'aile depuis la fin du XVIIe siècle,
tombât en quenouille à son tour; et l'on
a vu exploser une institution familiale
qui se fondait depuis les origines sur
la monogamie et sur la division de
l'humanité entre deux sexes.
Quel spectacle que
celui d'une Europe enrubannée de toute
la solennité de ses lois et parée des
bandeaux de la souveraineté des
peuples-rois et qui ordonnait tout
soudainement aux légions serrées des
maires de France non seulement de
célébrer des mariages aussi solennels
que fictifs des sodomites entre eux et
des lesbiennes entre elles, mais de
fournir des bébés en otage à deux maris
cravatés et à des couples de lesbiennes
parfumées et poudrées.
On voit, comme il
est dit plus haut, que l'histoire
véritable du genre simiohumain conduit
la recherche psychogénétique sur une
piste décisive, celle d'une
anthropologie scientifique encore au
berceau. Il s'agira de découvrir les
causes de l'oscillation des sociétés
entre, d'un côté, la rigidité dogmatique
des orthodoxies religieuses et, de
l'autre, leur chute dans la dissolution
des moeurs. Cette question est devenue
tellement politique, et cela à l'échelle
de la planète tout entière, qu'elle
intéresse la survie, non point seulement
de la civilisation européenne, mais de
l'équilibre mental de la civilisation
mondiale.
9 - La
planétarisation des décadences
Il a fallu se
rendre à l'évidence: le monde antique
avait soudainement cessé de servir de
paradigme à la réflexion des historiens,
des philosophes et des politiques sur
les ressorts des sociétés humaines.
Quand Messaline célébrait en public son
mariage avec le sénateur Caius Silius,
le plus beau jeune homme de Rome,
disait-on, quand Néron se prostituait
publiquement avec Pythagoras, cuncta
denique spectata quae etiam in femina
nox operit - (On a vu à l'œil nu
tout ce que cachent les nuits conjugales)
- nous savons que l'empire romain allait
sombrer dans la débauche; mais
aujourd'hui, l'interconnexion entre les
cinq continents est devenue si étroite
que rien n'est moins sûr qu'une
résistance durable de la Chine, de
l'Inde, de la Russie, de l'Afrique et de
l'Amérique du Sud à l'engloutissement
des évadés partiels de la zoologie dans
la débâcle mondiale de leurs mœurs.
Certes, les nations
émergentes se veulent enceintes de
l'avenir industriel et commercial de la
mappemonde. Mais la dissolution
planétaire du simianthrope peut se
trouver facilitée à la faveur même d'une
morale proclamée délivrante et dont les
prétendus bienfaits s'étendront
rapidement à toute l'étendue de notre
astéroïde. Les mœurs de l'empire romain
finissant étaient saluées pour leur
modernité. Comme de nos jours,
l'avant-garde dissolue de l'époque se
moquait de l'austérité "vieux jeu" des
Romains d'autrefois. A l'heure où, dès
les bancs de l'école, le globe terrestre
tout entier enseignera les bienfaits de
la transsexualité aux enfants, qui peut
croire un seul instant qu'un réveil in
extremis de l'autorité morale
d'autrefois redressera la barre d'une
histoire à la dérive, mais "dans le
vent"? Autrefois, une civilisation
descendait au sépulcre pour renaitre
ailleurs. Mais "le temps du monde
fini commence", disait Valéry et
Nietzsche l'avait précédé d'un
demi-siècle: "Sur la terre devenue
plus petite sautille le dernier homme",
écrit-il, "et il cligne de l'œil".
Après tout, la
terre n'est âgée que de quelques
milliards d'années, mais l'invention de
la roue remonte à cent mille ans
seulement. Qu'adviendra-t-il d'un Adam
encore dans sa première jeunesse s'il
devait vivre mille millions d'années de
plus? Qui peut croire que cet animal
instable présenterait les traits d'un
vivant appelé à se développer sur une
durée infinie, à l'instar des abeilles
et des fourmis, qui peut croire que son
intelligence essentiellement mécanique
et combinatoire deviendra subitement
sommitale, qui s'imagine que les
industriels et les marchands enrichis
depuis quelques millénaires deviendront
soudainement austères comme des
Cincinnatus, qui se berce de l'illusion
que les classes dirigeantes de demain se
reconvertiront à l'usage de la charrue
et que les Etats acquerront la morale
des meilleurs parmi leurs dieux morts?
10 - Les vigies
du néant
La science de la
condition humaine du XXIe siècle se
trouvera soumise à la nécessité
d'inaugurer une réflexion
anthropologique appropriée à la
spécificité du troisième millénaire.
Cette discipline devra s'enquérir des
chances d'une survie de la seule espèce
qu'un caprice bienvenu ou malheureux de
la nature avait affligée d'un avenir
imprévisible. Un cerveau dichotomisé
d'avance entre des ciels schizoïdes
est-il viable? Le corps de l'animal
cérébralisé est éphémère, mais la vie
posthume qui le grise démontre qu'il ne
sait à laquelle de ses deux cervelles se
vouer.
Que se passera-t-il
quand la bête biphasée comptera
cinquante ou cent milliards de spécimens
condamnés à errer et à se bousculer sur
le minuscule astéroïde livré à leur
folie, que se passera-t-il quand les
ressources naturelles de cet
ex-quadrumane se seront épuisées sur la
goutte de boue qui enregistre ses
sautillements et ses abasourdissements?
Elle sera solitaire, la discipline
scientifique qui se spécialisera dans la
connaissance abyssale des chemins d'un
microbe éberlué!
Puisque l'univers
est infini, diront les anthropologues de
demain, il est absurde de le ceinturer
de clôtures imaginaires, il est ridicule
de tenter d'englober un néant condamné à
se nourrir de l'englobant de l'immensité
qu'il est à lui-même. Il doit donc
exister d'autres galaxies dont il serait
extraordinaire qu'aucune ne connût un
petit soleil assorti d'une planète de la
taille de la nôtre, il serait
extraordinaire que cette planète n'eût
pas vu naître et périr un fuyard des
forêts construit sur le modèle d'une
bancalité éphémère.
L'anthropologie
critique de demain pèsera donc les
secrets de la mort programmée des
civilisations qui avaient fait, de leur
vie dans des mondes imaginaires, le pain
quotidien de leurs songes. Mais si, pour
la première fois, la sclérose du genre
simiohumain se produira nécessairement à
l'échelle mondiale, le compte à rebours
a d'ores et déjà commencé; et il suffira
d'un siècle de plus pour que la
dégénérescence de cet animal se révèle
irréversible.
Ce bifide cérébral,
ce malheureux privé de sa fourrure
depuis cent mille ans seulement, ce
porteur de la hotte d'un Dieu des
primates encore tout empêtré dans son
code pénal nous apprendra-t-il ce qu'il
en est du destin de la bête boitillante
entre ses raideurs et ses déconfitures?
Sommes-nous condamnés à épuiser les
ressources de notre maigre habitacle?
Sommes-nous voués à trépasser dans le
vide? Nous appartenons à la première
génération appelée non seulement à se
poser cette question, mais à se la voir
imposer par la logique la plus
élémentaire et la plus évidente, celle
de l'étroitesse de son habitacle. .
le 3 mai 2014
Reçu de l'auteur pour publication
Le sommaire de Manuel de Diéguez
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