Algérie
DU
NATIONALISME ALGÉRIEN À LA CONTESTATION
DU 22 FÉVRIER 2019
La revanche
posthume de Ferhat Abbas
Lahouari Addi
Lundi 27 mai 2019
Ferhat Abbas avait
politiquement tort dans les années 1930
et 1940, et il a eu raison après 1962. Cette contestation
est à mettre dans le contexte historique
de la formation de la nation et des
idéologies qui ont marqué son combat
pour l'indépendance. Après 90 ans de
révoltes tribales qui avaient échoué
face à la puissance de feu de l'armée
coloniale, l'Algérie du début du XXe
siècle s'était mise au discours
politique moderne. Il était formulé par
trois courants idéologiques différents:
le populisme radical du PPA-MTLD, issu
de l'Etoile Nord-Africaine (ENA),
incarné par Messali Hadj, le
culturalisme identitaire des Oulémas,
représenté par Abdelhamid Ben Badis, et
enfin le réformisme institutionnel de la
Fédération des élus indigènes qui
deviendra plus tard l'UDMA dirigée par
Ferhat Abbas. Au-delà de leurs
divergences et de leurs rivalités, ces
trois leaders sont les pères de la
nation algérienne. Dans sa diversité
idéologique, le nationalisme algérien
s'est cristallisé dans le rejet du Code
de l'indigénat qui faisait des Algériens
des étrangers dans leur pays. En
combattant ce code scélérat, ces trois
courants ont forgé, chacun à sa manière,
la grammaire politique du nationalisme
algérien, formant des élites qui ont
porté les aspirations de la société à la
dignité et à l'égalité. Leurs
différences politico-idéologiques sont à
mettre en rapport avec leur ancrage
sociologique. Le PPA-MTLD puisait son
énergie dans les couches pauvres
hostiles à tout compromis avec les
autorités coloniales. L'Association des
Oulémas, regroupant des citadins lettrés
en arabe, était soucieuse de préserver
l'islam et la langue arabe menacés par
la domination française. La Fédération
des élus, devenue plus tard UDMA,
réunissait l'élite sociale indigène qui
aspirait à l'indépendance par les urnes
et sans confrontation violente avec la
France.
Le populisme révolutionnaire
C'est le PPA-MTLD qui avait le plus
d'écho auprès des masses rurales et du
lumpenprolétariat des villes. Née dans
l'émigration ouvrière en France, cette
organisation a su capter les aspirations
de la majorité des Algériens en refusant
tout compromis avec les autorités
coloniales sur la question de
l'indépendance. Fort de son ancrage
populaire, le PPA-MTLD a développé la
seule idéologie efficace contre l'ordre
colonial: le populisme révolutionnaire.
C'est ce qui explique son hégémonie dans
le Mouvement national qu'il a orienté
vers l'action armée.
Pendant plus de 30 ans, le mot d'ordre
de l'indépendance avait un visage, celui
de Messali Hadj que les masses
populaires adulaient. Messali a pris la
dimension de leader charismatique lors
du discours prononcé au stade de
Belcourt, à Alger, le 2 août 1936, où le
Congrès musulman (réunissant la
Fédération des élus, les Oulémas et les
communistes) avait organisé un meeting
de soutien au projet Blum-Violette qui
devait accorder la nationalité française
à 20 000 «indigènes» choisis par
l'administration coloniale. Dans un
discours enflammé, celui qui allait
devenir Ezzaim, a dénoncé le projet en
déclarant: «Nous ne voulons pas la
nationalité française, nous voulons
l'indépendance.» Les milliers
d'Algériens qui assistaient au meeting
ont quitté le stade, envahissant les
rues d'Alger, au cri «Messali, Messali».
Un Zaim venait de naître, ruinant les
calculs politiques de la Fédération des
élus, des Oulémas et des communistes.
Les Oulémas et la Fédération des élus
exprimaient les visions
politico-idéologiques de deux minorités
sociales de la société autochtone. Ils
souhaitaient l'indépendance sans rupture
brutale avec la France et sans le
concours des masses populaires. En
effet, le discours des Oulémas était
celui des couches citadines lettrées,
attachées à un islam puritain opposé à
la religion populaire du culte des
saints.
Ben Badis et la dimension berbère
L'aristocratie religieuse de
Constantine, Béjaïa, Alger, Tlemcen,
Nédroma...était plus soucieuse de
l'identité culturelle que de la
politique qui implique des sacrifices.
Pour eux, le plus important, c'est la
sauvegarde de l'islam et de la langue
arabe, et probablement de la langue
amazighe. Ben Badis, qui signait
Abdelhamid Sanhadji, n'était pas hostile
à la dimension berbère de l'Algérie.
Issu d'une grande famille de lettrés
constantinoise, il était plus à l'aise
avec les couches urbaines d'Alger, de
Tlemcen et de Béjaïa qu'avec les ruraux
de la campagne constantinoise. Il était
favorable au projet Blum-Violette en
espérant le généraliser à tous les
Algériens. Cela permettra, écrivait-il,
d'avoir une nationalité (politique) qui
donnera des droits civiques aux
Algériens attachés à leur culture. Mais
Ben Badis, mort en 1940, n'était pas
opposé à l'indépendance; il estimait
que, compte tenu du rapport des forces
entre la France et sa colonie,
l'indépendance est un objectif lointain,
et que l'urgence devait être la
protection de l'identité. Dans un futur
lointain, écrivait-il, l'Algérie sera
indépendante de la France comme le sont
le Canada et l'Australie de la
Grande-Bretagne. En attendant, il
fallait arracher les droits civiques qui
permettront de protéger l'islam et la
langue arabe. Il avait forgé les
concepts de janssiya siyassya
(nationalité politique) et jansisya
qawmiya (nationalité ethnique), la
première destinée à renforcer la
seconde. C'est ce que vivent aujourd'hui
des centaines de milliers d'Algériens
ayant des passeports étrangers. Cohérent
avec lui-même, Ben Badis définissait la
nation d'abord sur le critère ethnique.
Il était plus proche du docteur
Bendjelloul, dont il était un parent par
alliance, que de Messali Hadj.
L'aristocrate n'aimait pas le plébéien
et inversement.
Dans les années 1920 et 1930,
Bendjelloul et Saâdane, de la Fédération
des élus, tous deux médecins formés à
l'université en France, demandaient des
réformes graduelles pour l'émancipation
des autochtones. Leur combat a été
continué par Ferhat Abbas, lui-même
pharmacien, attiré comme eux par la
modernité institutionnelle de la
République française. Il était opposé à
l'ordre colonial sans rejeter la France
et ses institutions. Il critiquait les
colons en invoquant la Déclaration
universelle des droits de l'homme de
1789. Cette stratégie réformiste et
pacifiste s'expliquait par le faible
ancrage social de l'UDMA, dont les
militants étaient des notaires, des
interprètes, des médecins, des
pharmaciens, des propriétaires
fonciers...
La révolte des fils
Ils constituaient l'élite sociale
indigène qui voulait l'indépendance sans
la mobilisation populaire. Il ne faut
pas, par illusion rétrospective,
sous-estimer leur contribution à la
formation du nationalisme qu'ils ont
enrichi avec les concepts de la
modernité politique: libertés publiques,
droits civiques, citoyenneté, etc. De
nombreux cadres instruits du PPA-MTLD
des années 1940 ont des parents membres
de la Fédération des élus. L'historien
Gilbert Meynier parle à ce sujet, dans
son livre L'Algérie révélée «de la
révolte des fils contre des pères
modérés». Oulémas et réformistes
auraient eu un destin différent si la
France coloniale avait accepté leur
programme de réformes graduelles menant
à l'indépendance. L'intransigeance des
colons a donné à leurs adversaires du
PPA-MTLD le rôle d'acteur principal de
la destruction de l'ordre colonial. Les
réformistes et les Oulémas finiront par
rejoindre deux ans plus tard
l'insurrection déclenchée en 1954 par
les populistes qui ont fourni
l'encadrement des masses durant la
guerre de libération. A quelques
exceptions près, les officiers
supérieurs de l'ALN étaient tous issus
du PPA-MTLD et de sa branche militaire,
l'Organisation Spéciale (l'OS). La
polémique au sujet du congrès de la
Soummam avait pour enjeu l'intégration
dans la direction du FLN des «udmistes»
et des Oulémas. Ahmed Ben Bella, et il
n'était pas le seul, s'était opposé à
Abane Ramdane, lui reprochant d'avoir
intégré dans le leadership de la
révolution des «udmistes» et des
Oulémas. Le principe de la suprématie du
politique sur le militaire, imposé par
Abane au Congrès de la Soummam, était
perçu par les populistes comme une
volonté d'amoindrir leur leadership sur
la guerre d'indépendance. Il a été
inversé par les réunions du CNRA du
Caire (1958) et de Tripoli (1962). La
Wilaya 3 n'avait pas suivi Abane parce
que le populisme, et le PPA-MTLD,
étaient ancrés en Kabylie aussi
fortement que dans le reste du pays,
sinon plus. Ni Krim Belkacem ni
Amirouche, cadres dirigeants du
PPA-MTLD, n'ont défendu Abane contre les
attaques de Boussouf, Bentobbal, Ben
Bella...
Abane et la Wilaya III Néanmoins, pris
de remords, les populistes au pouvoir
après 1962, ont donné à plusieurs
grandes artères d'Oran, d'Alger, de
Constantine, Tizi-Ouzou... le nom de
Abane Ramdane.
A l'indépendance, en effet, c'est ce
courant populiste, représenté par Ben
Bella et Boumédiene, qui prend le
pouvoir et qui dirige le nouvel Etat, se
prévalant de la légitimité historique.
Ferhat Abbas commit une erreur en les
rejoignant. Il l'a réparée en
démissionnant de son poste de président
de l'Assemblée nationale en 1964, mais
c'était trop tard. Quand un ami l'avait
informé par téléphone qu'il y avait un
coup d'Etat dans la nuit du 19 juin
1965, il a répondu: «Pour qu'il y ait un
coup d'Etat, il faut d'abord qu'il y ait
un Etat.» Les populistes, auxquels
s'étaient ralliés les opportunistes du
19 Mars, avaient pris le contrôle de
l'administration gouvernementale qui se
mettait en place avec l'idéologie du
parti unique. En 1964, aussi bien Bachir
al Ibrahimi, de l'Association des
Oulémas, que Ferhat Abbas étaient
dénoncés par le quotidien Le Peuple,
comme traîtres à la patrie pour avoir
refusé de cautionner les orientations
idéologiques du régime. À l'ombre de la
légitimité historique, se mettait en
place un régime qui gouvernait au nom du
peuple tout en refusant au peuple ses
propres organisations représentatives.
Paradoxalement, l'idéologie qui avait
mobilisé le peuple pour détruire l'ordre
colonial allait empêcher ce même peuple
de se doter d'un Etat de droit. Ce que
Ben Bella et sa génération n'avaient pas
compris, c'est que le populisme avait
rempli sa mission historique en 1962.
Devenu anachronique après cette date, il
était demeuré vivace dans la culture
politique des élites militaires qui ne
conçoivent pas un Etat échappant à leur
contrôle et à leur surveillance.
Le monopole du nationalisme
Les jeunes générations d'officiers ont
été formées avec l'idée qu'ils ont le
monopole du nationalisme et, qu'à ce
titre, ils sont la source du pouvoir. De
façon sournoise et sans que les
militaires en soient conscients, ils ont
rétabli le Code de l'indigénat: les
Algériens étaient redevenus après
l'indépendance des indigènes qui
n'avaient pas le droit de choisir leurs
représentants et de faire de la
politique.
Comme dans l'Algérie coloniale, les
militaires fabriquaient les élites
civiles artificielles dans les
laboratoires du DRS pour créer des
bachaghas de l'Algérie postcoloniale
formellement indépendante. En
s'autoproclamant source du pouvoir, la
hiérarchie militaire bloquait le
processus de construction de l'Etat de
droit. La contradiction fondamentale de
l'Algérie contemporaine est que l'Etat
indépendant a été créé et dirigé par des
élites qui n'ont pas de culture d'Etat.
C'est ce qui a jeté dans l'opposition
Hocine Ait Ahmed, un des leaders du
PPA-MTLD et ancien chef de l'OS, qui
avait perçu que les idéologies avaient
leurs périodes historiques. Il s'était
opposé au tandem Ben Bella-Boumediene en
demandant le transfert de la
souveraineté nationale de l'ALN vers une
Assemblée constituante issue d'élections
pluralistes. Il a repris l'idéologie
politique de l'UDMA devenue
historiquement pertinente dans l'Algérie
indépendante: Assemblée constituante,
droits civiques, citoyenneté, liberté
d'expression, élections pluralistes
libres, etc. Si Ait Ahmed a été mis en
minorité et a dû s'exiler, c'est parce
que l'histoire n'obéit pas à la raison;
elle obéit au rapport des forces, aux
passions idéologiques, aux intérêts des
individus et des groupes et à la soif du
pouvoir des hommes. Que reste-t-il de
ces trois courants politico-idéologiques
constitutifs du nationalisme algérien?
Le populisme hérité du PPA-MTLD est mort
avec les 500 jeunes tués par l'armée en
octobre 1988, et surtout avec la
répression des années 1990 qui a fait
des dizaines de milliers de victimes,
avec son lot de veuves et d'orphelins.
Le culturalisme de Ben Badis s'est
radicalisé avec la popularisation de
l'enseignement religieux des Oulémas. Le
FIS dissous est la synthèse
politico-idéologique du populisme de
Messali et du culturalisme de Ben Badis.
Avec le temps, les islamistes ont
compris, ou comprendront, qu'ils n'ont
un avenir que s'ils séparent la religion
(qui réunit) de la politique (qui
divise). Les réformistes de l'UDMA, en
décalage historique sous la domination
coloniale, ont semé les éléments d'une
culture politique moderne que vont
s'approprier les nouvelles classes
moyennes nées après l'indépendance.
Ferhat Abbas avait politiquement tort
dans les années 1930 et 1940, et il a eu
raison après 1962. La révolution du 22
février 2019 consacre sa victoire
posthume, et donc celle de Abane Ramdane,
Hocine Ait Ahmed, du colonel Lotfi, du
commandant Moussa, et d'autres
nationalistes porteurs d'un projet de
modernité politique.
Sociologue et enseignant à
l'Université de Lyon. N.B.Le professeur
Lahouari Addi invite les étudiants à
commenter et à débattre avec lui ce
texte sur son blogpost «Sciences
Sociales, Culture et Politique».
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