Opinion
Lettre de Belgique
Jean Bricmont
Jean
Bricmont
Lundi 19 mai 2014
Il y a deux événements politiques
intéressants qui se sont produits dans
un pays, la Belgique, où il se passe en
général très peu de choses, et que je
voudrais essayer d’expliquer aux
non-Belges : l’interdiction musclée du
"meeting de la dissidence" le 4 mai, et
la montée électorale (du moins dans les
sondages) d’un parti "d’extrême gauche",
le Parti du Travail de Belgique (PTB),
pour les élections du 25 mai.
Commençons par le second événement
(je discuterai du premier dans un autre
texte). Le 25 mai, en Belgique, les
élections législatives et régionales ont
lieu en même temps que les européennes
et, pour la première fois depuis des
décennies, un parti à la gauche de notre
parti socialiste (ou de nos partis
plutôt, puisqu’il y en a un francophone
et un néerlandophone) a des chances
d’avoir des élus au parlement. Notre
Parti communiste, qui a eu son heure de
gloire après la guerre, n’a jamais eu la
force du PCF et n’a plus de
parlementaires depuis belle lurette.
J’ai connu le PTB depuis sa création
et même avant, puisqu’il est issu du
mouvement de 68, dont il représentait un
des courants "maoïstes". Mais
contrairement aux maos français
(dont beaucoup sont devenus
ultra-réactionnaires) ou à d’autres
courants du même genre en Belgique, ils
n’ont pas disparu, bien qu’ils aient
connu plusieurs mutations. Très
anti-soviétiques pendant leur période
mao (l’URSS étant vue par les
Chinois à l’époque comme révisionniste
et social-impérialiste), ils ont
effectué un virage plutôt pro-soviétique
ou soviéto-nostalgique après la chute du
Mur et la fin de l’URSS. C’est un parti
qui a toujours été considéré comme
"stalinien" et, jusque récemment, de
façon plus ou moins justifiée. Il est
d’ailleurs facile pour leurs adversaires
de la gauche bien-pensante d’aller
rechercher chez eux des anciens textes
sur Staline ou la Corée du Nord pour
"démontrer" leur stalinisme.
Plus récemment, le PTB a effectué un
tournant qu’il faut bien appeler
social-démocrate, même si le terme leur
ferait horreur. Pas vers la
social-démocratie actuelle, mais vers
celle qu’on pourrait appeler classique,
d’avant les années 1980, et qui s’est
battue pour le suffrage universel, la
sécurité sociale, la reconnaissance des
syndicats, la démocratisation de
l’enseignement etc. Cette
social-démocratie-là ne craignait pas
"l’intervention de l’état dans
l’économie", ni même parfois de parler
de lutte des classes.
Nos partis socialistes sont devenus
sociaux-libéraux et n’ont plus rien de
social-démocrate au sens classique du
terme, même si le parti socialiste belge
francophone est loin d’être le pire en
Europe de ce point de vue. C’est une des
nombreuses ironies de l’histoire que ce
soit un parti qui se veut communiste qui
incarne aujourd’hui la social-démocratie
classique, alors qu’à l’époque où
celle-ci était forte, les communistes
tiraient dessus à boulets rouges.
Peut-être que la survivance du PTB
est due à leur réel "lien avec les
masses" comme disaient les maos : au
lieu d’étudier les œuvres d’Althusser et
de Badiou, beaucoup d’entre eux, issus
du mouvement étudiant, se sont "établis"
en usine et certains sont devenus
militants syndicaux. Ils ont aussi créé
des maisons de "médecine pour le
peuple", offrant des soins gratuits à la
population et rentrant ainsi dans un
conflit aussi perpétuel que sympathique
avec l’ordre des médecins. Leur
"stalinisme " (c’est-à-dire ce qu’ils
appelaient le marxisme) a été une sorte
de référence théorique, un peu
comparable à une foi religieuse, mais,
heureusement, les militants du PTB ont
toujours été très pragmatiques.
Bien que n’ayant jamais été membre ou
sympathisant actif de ce parti, j’en ai
toujours été proche, en partie à cause
de liens personnels, mais surtout parce
qu’ils ont évité, précisément à cause de
leur "stalinisme" (que je n’ai jamais
pris au sérieux), les dérives
néo-libérales de la gauche
social-démocrate, et aussi l’évolution
de la "nouvelle gauche", celle des
droits de l’homme, de l’écologie
politique, du féminisme, de
l’antiracisme etc., qui est aussi issue
de 68, qui s’est développée dans les
années 1980-90 et qui a permis
d’accompagner l’évolution néo-libérale,
en mettant l’emphase sur tous les
conflits possibles, entre sexes ou
groupes ethniques et religieux, excepté
ceux qui concernent le contrôle du
capital. L’anti-capitalisme de la
nouvelle gauche, quand elle l’invoque,
se réduit souvent à une hostilité
systématique à la science et à la
technologie (OGM, nucléaire etc.) et,
pour les plus "philosophes" à la mise en
question de "l’idée de progrès" ou de la
"rationalité occidentale".
Le PTB s’est toujours opposé aux
guerres impériales et à notre politique
d’ingérence, qu’elles soient faites au
nom des droits de l’homme ou pas,
démarche qui est cruciale à mon avis
pour caractériser une gauche véritable.
A supposer que leur tournant
social-démocrate ne les mène pas à
édulcorer leur anti-impérialisme, ce
tournant permettra d’élargir la mise en
question de notre politique étrangère,
qui est totalement inféodée à l’OTAN.
Aujourd’hui, la "nouvelle gauche" est
dans une série d’impasses : au nom du
droit (ou devoir) d’ingérence elle a mis
les pays européens à la remorque des
Etats-Unis (les seuls ayant les
capacités militaires pour s’ingérer
réellement) et a ainsi détruit toute
notion de souveraineté nationale, de
diplomatie ou de recherche de la paix,
notions auxquelles l’ancienne gauche
était attachée. Cette gauche
pro-ingérence en est réduite aujourd’hui
à devoir applaudir des putschistes en
partie néo-fascistes en Ukraine et des
égorgeurs fanatiques en Syrie. Au nom de
la "lutte" contre le racisme, le sexisme
ou le fascisme, elle a créé une
atmosphère de contrôle du discours (le
"politiquement correct") souvent appuyé
par la répression étatique
(l’interdiction du congrès de la
dissidence en étant un exemple). Ce
contrôle fait eau de toutes parts : en
partie à cause du biais manifestement
pro-israélien de la censure, en partie à
cause de l’hostilité à l’immigration ou
à la construction européenne que ceux
qui partagent cette hostilité estiment
impossible à discuter sereinement et
librement. Finalement, elle a appuyé la
construction européenne, qui joue pour
la nouvelle gauche le rôle que jouait le
socialisme pour l’ancienne. Mais cette
construction totalement antidémocratique
est de plus en plus impopulaire et on ne
voit pas quel miracle pourrait inverser
la tendance. L’Union européenne, c’est
l’Union soviétique de la nouvelle gauche
et elle risque bien de finir comme
celle-ci.
On peut consulter le programme du PTB
sur leur site (http://ptb.be/programme),
mais cela ne sert pas à grand chose d’en
discuter les détails ou la faisabilité
théorique : de toute façon, personne ne
voudra s’allier avec eux pour former un
gouvernement et, si l’on tentait de
mettre en œuvre leur programme, les
institutions européennes s’y
opposeraient fermement, ce qui nous
entraînerait dans un conflit de bien
plus grande ampleur que ce à quoi la
population belge est prête à faire face.
Néanmoins, le PTB a un excellent service
d’étude dont les résultats sur les
injustices massives résultant de
décennies de réformes libérales sont
parfois pris en considération par la
presse mainstream. Certaines de leurs
propositions, concernant un impôt sur la
fortune ou la fermeture de niches
fiscales, sont même reprises par des
partis "bourgeois", ce qui, néanmoins,
ne signifie pas qu’elles aient la
moindre chance d’être appliquées dans un
futur prévisible.
Pour l’instant, le PTB joue le rôle
d’agitateur d’idées, mais leur montée
est néanmoins une bonne nouvelle à
plusieurs égards : elle montre qu’un
retour aux idées de l’ancienne gauche
(que j’appellerais la gauche véritable)
est possible. Même si le PTB reprend en
partie les litanies habituelles de la
nouvelle gauche sur le féminisme ou
l’écologie, il cherche à leur donner une
connotation plus sociale.
De plus, cette gauche à la gauche des
socialistes émerge pratiquement à partir
de rien (le PTB avant sa mutation était
très marginalisé dans la société
belge) ; c’est un phénomène beaucoup
plus neuf que le Front de gauche en
France, qui est en grande partie une
survivance très affaiblie de l’ancien
PCF, et qui est très contaminé par les
idées de la nouvelle gauche. Les PC grec
et portugais sont aussi plus ou moins
des survivances du passé (mais moins
affectés par la nouvelle gauche). En
Italie, la nouvelle gauche a mené à la
disparition totale de l’ancienne (le
PCI) et, pour l’instant, rien n’est venu
la remplacer.
Le PTB a réussi à rassembler sur ses
listes des membres de notre ancien parti
communiste et même des trotskistes (ce
qui est plutôt amusant si on pense au
passé stalinien du parti). Ce qui est
plus important, c’est qu’il cherche à
rassembler sur une base populaire et sur
un programme social plutôt que de
diviser les gens sur des bases
identitaires, comme la nouvelle gauche
adore le faire, au moyen de ce qu’elle
appelle l’antiracisme, qui n’est souvent
qu’une façon d’opposer les "minorités"
supposées être toutes victimes à la
majorité "blanche" supposée dominante,
indépendamment de toute considération de
classe (comme me l’a dit un jour lors
d’un débat un représentant
particulièrement fanatique de cette
façon de penser : "l’ennemi, c’est
l’homme blanc de 40 ans").
J’ai beaucoup de désaccords avec le
PTB nouvelle manière, comme j’en avais
avec l’ancien ; aujourd’hui, surtout sur
l’Europe et l’attitude à avoir par
rapport à la "mondialisation". Sur ces
questions, ils sous-estiment la gravité
de la situation à mon avis (ainsi que
sur la question de l’enseignement, qui
est pratiquement détruit, et pas
uniquement pour des raisons
économiques). Et bien sûr personne ne
peut prévoir ce qui se passera le jour
où ils goûteront aux joies du parlement
(notons néanmoins que leurs députés
continueront à vivre avec un salaire
ouvrier moyen, encore une bonne idée
héritée des vieux partis communistes
"staliniens"). Mais après 40 ans de
régression tous azimuts des idées de
progrès, il faut savoir se contenter de
peu.
Jean Bricmont
19 Mai 2014
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