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La fin de l’européisme
Jacques Sapir

© Jacques
Sapir
Jeudi 30 juin 2016
Le « Brexit » jette une lumière
particulièrement crue sur la stratégie
de « fédéralisme furtif » adoptée par
les dirigeants européens depuis le
traité de Maastricht et en conséquence
sur l’idéologie européiste qui sous-tend
cette stratégie. C’est en réalité cette
stratégie, et son instrument privilégié,
l’Euro, qui ont provoqué cette réaction
des électeurs britanniques, les poussant
à quitter non pas « l’Europe » comme
certains le prétendent mais une
institution particulière, l’Union
européenne. Les choix des électeurs
britanniques a été largement expliqué[1].
Le fait que des personnalités du
gouvernement britannique, comme le
ministre de la justice Michael Gove,
aient appelé à voter pour la sortie de
l’UE est significatif.
Le Brexit remet donc en cause ce qui
constitue aujourd’hui la colonne
vertébrale de la politique qualifiée
d’européiste, que ce soit celle de
François Hollande ou celle d’Angela
Merkel. Le choc va donc bien plus loin
que celui de la sortie de l’UE d’un
pays, la Grande-Bretagne, dont
l’appartenance à cette dite UE était en
fait des plus lâches. Cette crise de la
stratégie européiste est un point de
rupture. Ce n’est qu’en nous
débarrassant de l’aporie européiste que
nous pourrons réellement penser la
construction de l’Europe.
Les bases
idéologiques du fédéralisme furtif
Il convient en premier lieu de
comprendre la démarche dite de
« fédéralisme furtif » qui a été adoptée
à partir du traité de Maastricht et qui
s’incarne dans l’Euro. Cette stratégie
se fonde sur un rejet des Nations, que
ce rejet soit lié à une méfiance ou
qu’il soit lié à une véritable haine des
dites Nations. C’est pourquoi ont
communié dans cette démarche à la fois
des libéraux conservateurs, qui
considèrent que la Nation moderne
implique la Démocratie et qui restent
fidèles à cette méfiance profonde envers
le peuple de la pensée conservatrice,
des anciens « gauchistes » (et
Cohn-Bendit en est l’un des exemples)
qui haïssent en la Nation cette
accumulation de médiations ancrées dans
l’Histoire qu’ils perçoivent comme un
obstacle à leur vision millénariste et
apocalyptique d’une « fin » de
l’Histoire[2],
ou que ce soit des sociaux-démocrates
qui cherchent à transposer vers un
niveau étatique supérieur ce que la
mollesse de leurs politiques les
empêchent de réussir dans le cadre
national. Ces différents rejets de la
nation s’articulent eux-mêmes de
manières spécifiques compte tenu de la
culture politique de chaque pays.
En France, c’est la combinaison de la
démission d’une grande partie de l’élite
politique en 1940 qui vient s’associer à
un sentiment issu du traumatisme des
guerres coloniales. En Allemagne, c’est
le poids de la culpabilité collective
issue du Nazisme, aggravée par le
traumatisme de la division en deux de
1945 à 1990 qui explique cette montée de
l’européisme dans les élites.
L’Allemagne, pays objectivement dominant
de l’UE ne s’autorise pas à penser sa
propre souveraineté et ne peut la vivre
qu’en contrebande, dans la mesure où
elle prend la forme d’une souveraineté
« européenne ». On ne peut comprendre
autrement les fautes politiques commises
tant vis-à-vis de la Grèce que sur la
question des réfugiés, fautes qui
aujourd’hui viennent hanter Angela
Merkel. En Italie, c’est là encore la
combinaison de l’épisode Mussolinien et
des « années de plomb » qui ont
convaincu une grande partie de la classe
politique que l’Union européenne était
la seule issue à la Nation italienne. Et
l’on peut multiplier les exemples, en y
incluant des pays qui s’aiment mal
(Espagne, Portugal) ou qui se savent
irrémédiablement divisés (la Belgique).
Mais, et c’est une évidence, un
projet politique issu d’une haine de soi
ou d’un mal-être ne peut avoir d’avenir.
Telle était la première faille de
l’européisme et du fédéralisme furtif.
Car, engendré par une vision
essentiellement négative, il ne peut
être porteur d’avenir.
Le rôle politique de
l’Euro
Ce projet s’est incarné
essentiellement dans l’Euro. La
précipitation qui vit les politiques
accepter l’idée de monnaie unique, alors
que les conditions nécessaires à sa
réussite n’étaient nullement réunies, et
qu’il eut été bien plus logique de s’en
tenir à une monnaie commune, soit une
monnaie venant coiffer mais non
remplacer les monnaies nationales, ne
peut s’expliquer que par des motifs
politiques et psychologiques impérieux[3].
Ici encore, ils furent différents
suivant les pays, mais ils ont tous
convergé dans cette idée qu’une fois la
monnaie unique réalisée, les pays de la
zone Euro n’auraient d’autres choix que
le fédéralisme. Ce qui avait été négligé
cependant dans ce processus c’était le
fait que le fédéralisme n’est pas un
objectif unifiant. Il peut y avoir
diverses formes de fédéralisme. Or,
faute d’un débat public, débat
contradictoire avec une stratégie
imposant la furtivité et la
dissimulation, il ne pouvait y avoir
d’instance à même de trancher entre ces
différentes formes de fédéralisme. Ainsi
l’Allemagne conçoit le fédéralisme comme
un système qui lui donne un droit de
regard sur la politique des autres pays
mais sans devoir en payer le prix
budgétaire. C’est le fédéralisme
mesquin. La France, elle, voit dans les
structures fédérales la poursuite de
l’histoire de sa propre construction
étatique et entend imposer un
fédéralisme donnant naissance à un
nouvel Etat-Nation. Mais, c’est faire fi
justement des spécificités de
l’Histoire, et du fait que la Nation et
le Peuple se sont construits en
parallèle (et avec de multiples
interactions) sur près de 8 siècles. De
ce point de vue, seule l’Histoire de la
Grande-Bretagne est pleinement
comparable. L’idée implicite était de
réaliser par la ruse ce que l’Empire
napoléonien n’avait pu par la force.
Cette idée se fondait sur les illusions
de l’universalisme français qui confond
des valeurs avec des principes. C’est
cette énorme erreur, qui a engagé les
dirigeants français, de gauche comme de
droite, dans une voie sans issue.
Car, ce qui bloque dans l’option
fédéraliste est à la fois une notion
politique, quel serait donc le
« souverain » et une question
économique, celle des transferts. On
sait, et on l’a dit à de nombreuses
reprises, que ces transferts exigeraient
le versement d’environ 10% (entre 8% et
12% selon les études) du PIB allemand au
« budget fédéral »[4].
Il n’est donc pas surprenant que les
Allemands ne veuillent pas car, en
réalité, ils ne peuvent pas. Le refus de
l’Allemagne de réviser les règles pour
permettre à l’Italie de faire face à se
crise bancaire montre toutes les limites
de la notion de solidarité qui est
essentielle dans une fédération. Or, si
cette solidarité n’est pas réalisée,
comment convaincre les peuples de se
fondre démocratiquement dans un grand
ensemble ? Et l’on retrouve ici la
question politique du souverain[5].
Le « fédéralisme » est donc condamné
soit à ne pas être soit à n’exister que
sous la forme du fédéralisme mesquin
soit un droit de regard asymétrique de
l’Allemagne sur la politique des autres
pays. C’est le constat que tire Joseph
Stiglitz dans son dernier livre[6],
dont une traduction française sortira
cet été. Soit nous mettons fin à l’Euro,
soit nous avançons vers un fédéralisme
inclusif dont ni les Allemands ni les
Néerlandais ne veulent, soit l’Euro sera
la mort de l’UE mais aussi et c’est bien
plu grave de l’idée de coopération en
Europe.

La
responsabilité des européistes
D’ores et déjà, les dégâts provoqués
par l’Euro sont importants. Conçu pour
rapprocher et unir l’Europe, l’Euro a
fait effectivement le contraire: après
une décennie sans croissance, l’unité a
été remplacée par la dissidence et
l’agrandissement par le risque de
sorties. La stagnation de l’économie
européenne et les sombres perspectives
actuelles sont donc le résultat direct
des défauts fondamentaux inhérents au
projet de l’Euro – l’intégration
économique prenant le pas sur
l’intégration politique avec une
structure qui favorise activement la
divergence plutôt que convergence.
Mais, le plus important ont été ses
conséquences politiques[7].
L’UE (et non la seule zone Euro) s’est
engagée dans un processus politique où
la démocratie a été progressivement
retirée aux peuples. Le cas du traité « Merkozy »,
ou TSCG, voté par la France en septembre
2012, a été exemplaire à cet égard. Et
le soulèvement démocratique de la
Grande-Bretagne peut être lu comme une
réaction à ce fédéralisme mesquin qui se
met peu à peu en place, sous la volonté
du gouvernement allemand et avec la
passivité du gouvernement français.
Il est donc clair aujourd’hui qu’il
faut liquider l’européisme et ses
instruments si nous ne voulons pas nous
retrouver d’ici quelques années, voire
quelques mois, dans une situation où les
conflits entre Nations, parce qu’ils
auront été trop longtemps niés, ne
trouveront plus d’espace où un compromis
sera possible entre des intérêts
divergents.
Il convient donc de dire ici quelle
est la responsabilité historique des
européistes, de leur idéologie de haine
des Nations, et de leur instrument,
l’Euro. Dans la crise que nous
traversons aujourd’hui, et dont la
sortie de l’UE par le Royaume-Uni n’est
qu’un aspect, la crise bancaire
italienne qui vient en constituant un
autre, la responsabilité des
européistes, et de tous ceux qui les ont
laissé faire, est centrale ; elle est
fondamentale.
La rupture avec l’idéologie
européiste est donc un acte de salubrité
public. Non qu’il soit en lui-même
suffisant. Rejeter cette idéologie,
tourner le dos au fédéralisme furtif,
reconnaître le cadre de la Nation comme
étant celui au sein duquel vit et se
nourrit la démocratie, ne produira pas
immédiatement de solution. Mais, cela
rendra possible la recherche d’une
solution, tant au niveau de la France
qu’à celui de l’Europe. C’est donc une
condition certes non suffisante mais
absolument nécessaire. Cette solution,
on l’a déjà évoquée avec cette idée de
Communautés des Nations Européennes.
Elle devra être certainement précisée et
peut-être amendée, mais du moins est-ce
dans cette direction qu’il nous faut
aller.
Notes
[1]
Sapir J.,
Brexit (et champagne),
https://russeurope.hypotheses.org/5052
[2]
Voir
https://russeurope.hypotheses.org/5059
[3]
Sapir J.,
Faut-il sortir de l’euro ?,
Le Seuil, Paris, 2012.
[4]
Sapir J.,
Macron et
le fantôme du fédéralisme en zone Euro
http://russeurope.hypotheses.org/4291 et
Fédéralisme?
https://russeurope.hypotheses.org/4347
[5]
Sapir J.,
Souveraineté, Démocratie, Laïcité,
Paris, Michalon, 2016.
[6]
Stiglitz J.,
The Euro –
How a common currncy threatens the
future of Europe,
Pinguin, Londres, mai 2016
[7]
http://www.bloomberg.com/news/features/2016-06-30/after-brexit-here-s-what-s-next-for-europe
Le sommaire de Jacques Sapir
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