RussEurope
Laïcité
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Samedi 20 août 2016
La question de la
laïcité revient avec force dans le débat
politique actuel à l’occasion des
polémiques sur le « burkini ». J’en veux
comme preuve le fait que sur le carnet
RussEurope il y a eu, du 15 au
18 août, correspondant à la publications
de notes sur le « burkini » et la
laïcité, plus de 76 000 connexions, soit
en 4 jours le tiers de la moyenne
mensuelle.
Pourtant, la notion de laïcité est
elle-même mal comprise et en découlent
confusions et erreurs, qui ne font
qu’obscurcir le débat. Les interventions
intempestives d’une partie de la
« gauche », tenant un discours du genre
« libéral-libertaire », ne font que
rajouter à la confusion. Il faut
rappeler un certain nombre de principes,
qui avaient été élaborés dans un ouvrage
que j’ai publié au début de cette année[1],
pour permettre une discussion au fond.
-
La
laïcité principe d’organisation
politique.
Ce qui fonde la laïcité, c’est la
nécessité de dégager l’espace public de
thèmes sur lesquels aucune discussion
raisonnable c’est-à-dire fondée
sur la raison ne peut avoir
lieu. La laïcité est donc un principe
d’organisation de l’espace politique, et
par extension de l’espace
publique. C’est l’une des leçons
chèrement apprise par la France (et une
partie de l’Europe) lors des guerres de
religion du XVIe siècle. La laïcité ne
se comprend que pour
qui conçoit le « peuple » comme une
assemblée politique et non ethnique ou
religieuse, et elle apparaît comme le
pendant de la souveraineté. En effet, la
souveraineté, en faisant entrer la
question du pouvoir dans le monde
profane, impose en réalité le principe
de laïcité. Tel est l’enseignement
d’auteurs comme Bodin, Hobbes et
Spinoza.
Ce qui permet la
laïcité, c’est la distinction entre
sphère publique et sphère privée. Tant
que cette distinction n’existe pas, on
ne saurait parler de laïcité. De ce
point de vue la laïcité est le contraire
du totalitarisme qui, lui, prétend
asseoir une vision totale en niant la
distinction entre ces deux sphères. La
laïcité et la démocratie
partagent donc les mêmes préalables.
Mais la distinction entre ces sphères
est mouvante, historiquement déterminée.
Cela impose de reformuler constamment
les matérialisations de ce principe.
Certaines de ces matérialisations
sont contenues dans la loi. On parle
beaucoup et trop de la loi de 1905. Mais
cette loi n’est pas à proprement parler
une loi de laïcité ; elle n’est qu’une
loi de séparation de l’église et de
l’État, de plus édictée dans un contexte
particulier, qui vise à une forme de
pacification de la question religieuse.
De ce point de vue, les rappels, à la
loi de 1905 sont inopérants car ils
identifient et cantonnent la laïcité à
des règles juridiques particulières
alors que la laïcité est un principe
politique qui peut, selon les sociétés
et les époques, prendre des formes
juridiques différentes.
-
Un
principe n’est pas une valeur
Une autre confusion vient de
l’assimilation de la laïcité avec une
valeur individuelle, comme l’est la
tolérance. Or, la question de la
tolérance ne fixe que les limites qu’un
individu s’impose à lui-même, mais non
des principes.
Un principe politique organise un
espace et se matérialise en règles
spécifiques. Certaines de ses règles
peuvent être des règles de liberté (la
liberté de culte par exemple) mais
d’autres sont des interdictions. Un des
problèmes majeurs que rencontre
aujourd’hui le principe de laïcité vient
justement de l’incapacité de nombreuses
personnes à se représenter la société
autrement qu’à travers le rapport
qu’elles ont directement avec cette dite
société. D’où, bien évidemment,
l’idéologie « libéral-libertaire », qui
ne fait que donner forme à
l’individualisme le plus crasse. Or,
dans le même temps que les sociétés
capitalistes modernes « produisent »
l’individualisme (au sens vulgaire du
terme) de la manière la plus brutale,
elles imposent – à travers la réalité de
la densité sociale[2]
– la nécessité de penser la société à
travers une vision holiste.
Il convient alors de ne pas la
transformer en une nouvelle religion,
comme l’a tenté, après d’autres, Vincent
Peillon[3].
Ces termes recouvrent la tentative de
sacraliser un certain nombre de
principes. Ils oublient que la laïcité
est un principe politique et non une
position philosophique[4],
même si il y a une philosophie qui peut
s’inspirer de ce principe.
Sur le principe, la reconnaissance
des deux sphères de la vie des individus
et l’appartenance de la religion à la
sphère privée, par contre il n’y a pas à
transiger. C’est bien dans une exclusion
de la place publique des revendications
religieuses et identitaires que pourra
se construire la paix civile.
-
De la
séparation entre sphère publique et
sphère privée
Cette séparation, pourtant, ne
saurait être stricte. D’une part en
raison de la contribution de nos valeurs
individuelles à notre vie en société, et
d’autre part en raison des habitudes,
coutumes, et comportements, qui
constituent de ce point de vue le
soubassement historique de TOUTE
société, mais aussi les bases de leurs
différences. Cela explique – en partie –
la spécificité « française » du débat,
mais aussi la sensibilité
légitime de la société
française à la question du « burkini ».
L’un des facteurs importants dans la
reconfiguration de la séparation entre
sphère privée et sphère publique a été
la reconnaissance (oh combien tardive)
de l’égalité entre hommes et femmes.
Cette reconnaissance s’inscrit, dans les
sociétés d’Europe occidentale à la fois
dans l’histoire longue (de «l’amour
courtois » à la volonté des maris de
préserver la vie de leurs épouses par
des formes de contrôle des naissances
dès le XVIIIe siècle[5])
et dans l’histoire « courte », marquée
par la 1ère guerre mondiale
et les mouvements qui ont associés la
lutte pour des droits politiques,
sociaux, et démocratiques (avortement,
contraception) dans la seconde moitié du
XXe siècle.
Cela implique qu’une attention
particulière doit être consacrée à ce
qui, dans des comportements, peut
constituer une tentative de remise en
cause de cette égalité, et en
particulier par des tentatives de
marquage « au corps » visant à
stigmatiser une soi-disant
« infériorité » des femmes. La question
de l’égalité entre hommes et femmes se
devrait de trouver une application
juridique plus explicite. Rappelons que
le principe en est inscrit dans le
préambule de la Constitution[6].
Tout « marquage au corps », dès lors
qu’il est porteur de ségrégation, est
une atteinte au principe d’égalité.
C’est d’ailleurs bien comme cela que
l’interprètent des personnes issues ou
vivant dans des sociétés de tradition
musulmane[7].
Très clairement, sur ce point, la loi
est défaillante.
La séparation des sphères privées et
publiques est donc aussi toujours
socialement contextualisée,
historiquement et géographiquement.
Méfions nous donc des anachronismes qui
cherchent à présenter comme invariant
des formes nécessairement mouvantes ;
nous ne sommes plus en 1905.
-
La paix
religieuse et la souveraineté
La question de la paix religieuse est
aujourd’hui un élément clef de la paix
civile. Cette question implique que des
règles soient clairement tracées pour
empêcher des provocations. Cette paix
implique qu’en contrepartie le libre
exercice des cultes soit garanti, bien
entendu dans le cadre de la loi. Cette
paix implique aussi une intolérance
absolue par rapport au soi-disant
« délit de blasphème ». Il convient,
ici, de se rappeler les mots écrits par
John Locke, dans son Essai sur la
Tolérance : « «Il est dangereux
qu’un grand nombre d’hommes manifestent
ainsi leur singularité quelle que soit
par ailleurs leur opinion. Il en irait
de même pour toute mode vestimentaire
par laquelle on tenterait de se
distinguer du magistrat et de ceux qui
le soutiennent ; lorsqu’elle se répand
et devient un signe de ralliement pour
un grand nombre de gens…le magistrat ne
pourrait-il pas en prendre ombrage, et
ne pourrait-il pas user de punitions
pour interdire cette mode, non parce
qu’elle serait illégitime, mais à raison
des dangers dont elle pourrait être la
cause?»[8].
L’amour que l’on doit avoir pour la
liberté individuelle n’interdit
nullement, que dans certains contextes,
le pouvoir politique puisse procéder à
une interdiction, au nom de l’ordre
public. C’est très précisément ce dont
il est question à propos du « burkini ».
Je reprends alorss une des
expressions de Bernard Bourdin,
théologien et philosophe, dans un
dialogue que nous avons eu ensemble, et
qui sera publié à la fin de l’année[9].
Quand il dit « il n’y a pas de parti
politique du royaume de Dieu »,
c’est aujourd’hui une idée fondamentale.
Elle signifie à la fois que l’on ne peut
prétendre fonder un projet politique
sur une religion, et que la démarche du
croyant, quel qu’il soit, est une
démarche individuelle, et de ce
point de vue elle doit être
impérativement respectée. Mais, elle ne
s’inscrit pas dans le monde de l’action
politique qui est celui de l’action
collective. C’est bien ici une des
fondations de la laïcité. Cependant,
comment devons-nous réagir face à des
gens qui, eux, ne pensent pas cela, soit
qu’ils considèrent que le « royaume
de Dieu » peut avoir un parti
politique (et on le voit des intégristes
chrétiens aux Etats-Unis aux Frères
Musulmans) soit qu’ils considèrent que
les deux cités, pour reprendre Augustin[10],
sont sur le point de fusionner, comme
c’est le cas de courants messianiques et
millénaristes comme les salafistes ?
On voit bien ici le problème. Ces
courants, pour des raisons différentes,
contestent – par des méthodes elles
aussi différentes – l’idée même de
laïcité. Or, cette idée est essentielle
à la formation d’un espace politique,
certes traversé d’intérêts et de
conflits qui donnent naissance aux
institutions, mais néanmoins gouverné
par des formes de raison, espace
politique indispensable à la
construction de la souveraineté et de la
nation. Faut-il donc les laisser faire,
au nom des libertés individuelles qui
sont une application de la raison, en
sachant qu’ils sont en réalité porteurs
de principes absolument antagoniques
qui, s’ils triomphaient, rendraient
impossible l’existence de ce type
d’espace politique – et donc les
libertés individuelles – au nom
desquelles, en particuliers ceux qui
considèrent que le « royaume de Dieu »
peut avoir un parti politique,
prétendent avancer ? La question est
moins compliquée avec les courants qui
prétendent à la fusion entre les « deux
cités ». Ceux-là, en un sens, se mettent
directement hors-jeu. D’ou, de mon point
de vue, la nécessité impérative de ne
pas se concentrer exclusivement sur ces
courants (les salafistes en particulier)
et de fonder l’organisation politique
sur ce que j’ai appelé « l’ordre
démocratique »[11].
La laïcité n’est pas un cadre
juridique et ne se réduit pas à la loi
de 1905, c’est l’une des leçons du débat
actuel. Mais il faut aussi comprendre
que les frontières entre sphère privée
et sphère publique ont changé, à la fois
du fait des évolutions de la société et
du fait des mutations techniques.
Pourtant, la notion de frontière, elle,
demeure. Elle est fondamentale pour la
démocratie et contre le totalitarisme.
La laïcité se matérialise
différemment selon le contexte
historique et culturel de chaque nation.
La souveraineté, elle, nous impose de
penser le « peuple » comme source de
cette souveraineté et ce « peuple » est
une construction politique, avec son
histoire et ses traditions héritées de
combats passés. Plus la souveraineté se
délitera et plus les individus
chercheront dans des appartenances de
substitution, comme les appartenances
religieuses, des remèdes à la perte du
sentiment d’appartenance national. Plus
elle se renforcera et plus la
pacification de la société pourra
progresser. Ce n’est que depuis que la
souveraineté est ouvertement bafouée,
contestée, que nous constatons cette
remontée du problème religieux qui
cache, en réalité, une forme de
sentiment identitaire.
Notes
[1] Sapir J., Souveraineté,
Démocratie, Laïcité, Paris,
Michalon, 2016.
[2] E. Durkheim, Les règles de
la méthode sociologique, PUF, coll.
Quadriges, Paris, 1999 (première
édition, Paris, 1937).
[3] Ce terme fut utilisé par Vincent
Peillon, qui fut Ministre de l’Éducation
Nationale de 2012 à 2014. Peillon V.,
Une religion pour la République,
Seuil, La Librairie du XXIe siècle,
janvier 2010.
[4] Bodin J., Colloque entre
sept sçavants qui sont de différents
sentiments des secrets cachés des choses
relevées, traduction anonyme du
Colloquium Heptaplomeres de Jean
Bodin, texte présenté et établi par
François Berriot, avec la collaboration
de K. Davies, J. Larmat et J. Roger,
Genève, Droz, 1984, LXVIII-591. Il sera
fait dans cet ouvrage référence à ce
texte comme Heptaplomeres.
[5] A. Burguière, « Le changement
social: histoire d’un concept », in
Lepetit, (ed.), Les Formes de
l’Expérience. Une autre histoire sociale,
Albin Michel, Paris, 1995, pp. 253-272.
[6]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006071193&dateTexte=&categorieLien=cid
[7]
https://environnement-energie.org/2016/08/16/un-vetement-pas-comme-les-autres/
http://www.mondafrique.com/les-theories-fumeuses-d-une-marocaine/a-lattention-des-defenseurs-du-burkini/
http://fr.le360.ma/blog/le-coup-de-gueule/burqa-plage#.V7LtEl4rTNv.twitter
[8] Locke J., Essai sur la
Tolérance, Paris, Éditions
ressources, 1980 (1667)
[9] Ce livre sera publié au Cerf cet
hiver.
[10] Saint Augustin, La Cité de
Dieu, Trad. G. Combés, revue et
corrigée par G. Madec, Paris, Institut
d’études augustiniennes, 1993.
[11] Voir Sapir J.,
Souveraineté, Démocratie, Laïcité,
Paris, Michalon, 2016 et, Idem, Les
économistes contre la démocratie – Les
économistes et la politique économique
entre pouvoir, mondialisation et
démocratie, Albin Michel, Paris,
2002.
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