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Les implications de l’ACRA
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Samedi 19 mars 2016
Une nouvelle particulièrement importante
et significative a été révélée jeudi
dernier. La Russie vient d’établir sa
propre agence de notation, dénommée ACRA
(Analytical Credit Rating Agency).
Cette agence est une compagnie privée,
mais dont le capital de 44 millions de
Dollars sera fourni par de grandes
sociétés russes (la Sberbank, Severstal,
mais aussi Raiffeisenbank). Elle sera
dirigée par un américain, M. Karl
Johansson et par une personnalité bien
connue du monde de l’audit en Russie Mme
Ekaterina Trofimova. Cette agence a
d’ores et déjà recruté 23 auditeurs et
analystes (qui travaillaient auparavant
pour des agences américaines). Elle
devrait commencer à travailler dès la
fin du mois de mars, et devrait publier
ses premières « notations » vers la fin
du 2ème trimestre 2016.
Pourquoi cette nouvelle est-elle
significative ? Le rôle des agences de
notation est crucial pour le
développement d’un marché mondial des
dettes, en particulier des dettes
privées. Un investisseur souhaitant
diversifier son portefeuille ne peut
avoir à lui seul les compétences pour
évaluer la solvabilité de compagnies
très diverses tant dans leurs origines
que dans leurs branches d’activité. Il
est donc logique qu’il puisse recourir à
une « notation » effectuée par une
agence indépendante. De fait, le
développement des agences
(essentiellement américaines) comme
Moody’s, Fitch, Standards & Poor’s, a
permis le développement d’un marché
mondial des dettes. Dès lors, on
pourrait croire que l’émergence d’une
agence russe (et d’une agence chinoise)
correspond à ce que l’on appelle une
« saine concurrence », et devrait
continuer à stimuler le marché. Il n’en
est rien. Car, le développement de cette
agence correspond au contraire à une
réaction contre les manipulations
politiques auquel s’est livré le
gouvernement américain depuis environ 18
mois. Ces manipulations politiques ont
affecté la notation de la dette
souveraine de la Russie, mais aussi de
celle des grandes sociétés russes,
qu’elles soient publiques ou privées.
Or, la valeur de la notation détermine
largement le taux d’intérêt auquel un
Etat, ou une grande société, peut
emprunter.
En fait, les pressions du
gouvernement de Washington ont amené le
gouvernement russe à exiger que les
filiales russes des agences prennent
désormais comme « superviseur » la
Banque Centrale de Russie. Les agences,
et en particulier Moody’s et Fitch ont
décidé de fermer leurs filiales russes,
pour ne pas risquer de tomber sous des
procédures américaines, suite aux
sanctions financières que ce dernier
pays a pris contre la Russie. Standard &
Poor’s continue de négocier avec la
Banque Centrale de Russie, mais il est
probable qu’en tout état de cause elle
imitera les deux autres agences. Il en
résulte que le « marché » de l’audit et
de la notation en Russie est perdu pour
ces agences, et que celui-ci sera acquis
par la nouvelle agence ACRA. De manière
moins spectaculaire, le même processus
est en train de se produire en Chine. Il
implique donc, et c’est une conséquence
non-intentionnelle de la
décision politique des Etats-Unis
d’appliquer des sanctions financières
contre la Russie et de faire pression
politiquement sur les agences dans leur
notation des sociétés russes, que l’on
est entré dans une fragmentation de ce
fameux « marché mondial » des dettes qui
s’était constitué depuis environ une
trentaine d’années.
Loin de constituer un signe de
« bonne santé » du marché mondial, il
faut donc comprendre l’émergence d’une
agence russe, et d’une agence chinoise,
comme le début d’un processus de
fragmentation politique de ce
marché. A terme, d’ici quelques années,
les dettes russes ou chinoises ne seront
plus notées que par une agence russe ou
chinoise. La volonté d’un investisseur
de diversifier son portefeuille
deviendra donc un « choix » politique,
en particulier dans la confiance qu’il
aura dans ces institutions. De fait, on
peut penser que cela va largement
interrompre les flux internationaux de
capitaux.
De fait, l’internationalisation de
ces flux de capitaux n’a pas apporté
grand chose au développement économique
des pays concernés. L’étude de D. Rodrik
et A. Subramanyan, étude qui date de
plusieurs années, sur ce point est sans
appel[1].
Mais, si la « globalisation financière »
n’est pas un facteur de développement de
l’investissement, alors il est plus que
probable qu’il faut en revenir aux
méthodes dites de « répression
financière » qui étaient de mises dans
les années 1960 et 1970.
L’annonce de l’entrée en opération de
l’agence de notation russe pourrait donc
bien être le signal d’une
« dé-globalisation » de la finance, qui
se ferait pour des raisons au départ
politiques, mais qui trouverait dans des
raisons économiques les raisons de
s’enraciner. Et de ce point de vue, il
est clair que l’entrée en opération de
l’ACRA est bien l’évènement le plus
significatif de ces dernières années.
[1] Rodrik D., « Why Did Financial
Globalization Disappoint? » (with A.
Subramanian), IMF Staff Papers,
Volume 56, Number 1, March 2009,
112-138.
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