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Sortir de l'Euro
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mercredi 17 février 2016
Les dangers que l’Euro fait courir à
la France mais aussi à l’Europe sont
désormais évidents. Ils sont reconnus
par des dizaines d’économistes, tant
français qu’étrangers, dont un certain
nombre de titulaires du Prix Nobel. La
liste ne fait d’ailleurs que s’allonger
avec les mois qui passent[1],
et elle compterait désormais plus de 175
noms. Ces dangers font de l’objectif de
mettre fin à la monnaie unique, que ce
soit dans la cadre d’une dissolution
concertée ou que ce soit par une sortie
unilatérale, l’un des objectifs
prioritaires que toute force politique
défendant ET les intérêts des français
ET se donnant pour objectif la santé
économique et politique de l’Europe
devrait se fixer. De la même manière que
la sortie de la crise des années
1929-1932 impliqua la fin de
l’étalon-or, la sortie de la crise qui
dure maintenant depuis près de dix ans
en Europe implique que l’on mette fin à
l’Euro. Mais, le débat sur une sortie,
ou sur dissolution, de l’Euro suscite un
certain nombre de questions qui
reviennent de manière récurrente. Ces
questions, il convient d’y répondre.
Pourquoi la
fin de la monnaie unique est-elle un
impératif ?
On peut se demander si la fin de
l’Euro est réellement un impératif.
Après tout, une dépréciation de l’Euro
ne pourrait-elle remplacer la
dissolution de la zone Euro ? Cette
thèse a été régulièrement avancée, en
particulier de 2010 à 2014 quand le taux
de change de l’Euro face aux autres
monnaies était très élevé. Cette
question est d’ailleurs régulièrement
posée à chaque fois que les tensions
s’accumulent dans la zone Euro. On
considère qu’une alternative à la
dissolution de l’Euro serait sa
dépréciation par rapport au Dollar.
Mais, en quoi une dépréciation de l’Euro
pourrait-elle être une alternative au
retour aux monnaies nationales et à la
dépréciation de chaque monnaie ? En
réalité, les tenants de cette thèse ont
tendance à oublier :
Le fait que dans un processus de
dépréciation de l’Euro, la parité
implicite de chaque pays vis-à-vis
de l’Euro n’est pas modifiée. Or, le
problème réside dans les différences
de situation à l’intérieur de la
zone Euro. On ne peut, en réalité,
trouver un taux de change unique qui
satisfasse des pays qui ont des
économies structurellement très
différentes. Un Euro déprécié
avantage l’Allemagne bien d’avantage
que les autres pays, si les taux des
changes intérieurs à la zone Euro
restent constants, à leur niveau
fixé en 1999. C’est le rapport entre
les monnaies au sein de la zone
qu’il faudrait pouvoir modifier pour
pouvoir tenir compte des différences
entre les gains de productivité et
les taux d’inflation entre chaque
pays. Mais, cela, techniquement,
exige en réalité que l’on mette fin
à l’Euro.
Le fait que tous les pays n’ont
pas le même degré d’intégration dans
la zone Euro. La France est
aujourd’hui l’un des moins intégrés,
alors que le taux d’intégration de
l’Espagne ou de l’Italie est
nettement plus élevé. Dans une
dépréciation de l’Euro, la France
gagnerait ainsi nettement plus que
ses deux voisins du Sud. Soutenir
l’idée de la dépréciation de l’Euro
par rapport au Dollar, c’est en un
sens vouloir la mort des pays du
« Sud » de la zone.
En fait, la zone Euro fonctionne
comme un système de parités rigides,
comme l’équivalent d’un étalon-Or, et ce
sans la possibilité de dévaluer cette
parité, ce qui était le cas dans
l’étalon-Or. Les économistes connaissent
bien les inconvénients d’un tel système.
Il empêche les ajustements naturels
qu’il faut faire car les pays ont des
trajectoires de gains de productivité et
d’inflation qui sont très différentes.
Ce système rigide fut l’une des causes
de la grande dépression qui suivit la
crise de 1929, et ce jusqu’à ce que les
pays, les uns après les autres, se
mettent à déprécier leurs monnaies. Ces
pays, l’Allemagne et le Royaume-Uni en
particulier, avaient initialement tenté
de mettre en place des politiques que
l’on qualifie de « dévaluations
internes » pour maintenir la parité-or
de leurs monnaies. Mais la « dévaluation
interne » n’est autre que ce que l’on
appelait dans les années 1930 une
politique de déflation[2],
comme celle qui fut pratiquée par Ramsay
Macdonald en Grande-Bretagne, Pierre
Laval en France ou le chancelier
Heinrich Brünning en Allemagne[3].
Les résultats en furent dramatiques.
Compte tenu de la présence de rigidités
nominales différentes suivant les prix[4],
et du fait que les coûts financiers sont
constants en valeur nominale, ces
politiques se sont toutes traduites par
des désastres sociaux ET économiques.
Cette politique est aujourd’hui
largement responsable de la hausse du
taux de chômage dans les différentes
économies du « Sud » de la zone Euro. En
fait, il n’y a pas d’alternative à ces
politiques d’austérité tant que l’on
restera dans la zone Euro.
Une sortie
de la zone Euro entraînera-t-elle une
catastrophe ?
On avance souvent qu’une sortie de
l’Euro provoquerait une catastrophe
économique. Ce discours évoque les
déclarations les plus apocalyptiques de
l’histoire. A entendre ceux qui
condamnent toute sortie de l’Euro, nous
serions menacés de tremblements de
terre, de pluie de sang et de nuées de
sauterelle. Bref, les dix plaies
d’Egypte ne serait qu’une plaisante
rigolade à côté de ce qui nous
attendrait en ce cas. Ce discours est à
l’évidence conçu pour effrayer ceux qui
l’entendent. On cherche à provoquer une
réaction de peur et non une réflexion
raisonnée, et raisonnable, sur ce sujet.
Que des personnes, qui pour certaines
sont estimables, en soient réduites à ce
type d’argument dit bien à quel point on
est entré dans le domaine du religieux
dès que l’on évoque une sortie de
l’Euro.
L’un des arguments est qu’une
disparition de la monnaie unique
entraînant une dépréciation de la
monnaie provoquerait une explosion de
l’endettement de la France avec des
conséquences désastreuses. L’ancien
Président de la République, Nicolas
Sarkozy, s’est illustré dans la défense
de cet argument. Mais, il s’agit d’un
des arguments les plus usés et, en
réalité, les plus mensongers.
Il faut rappeler ici l’état exact du
problème. En Droit international ce qui
compte n’est pas la nationalité du
prêteur mais la nationalité des
contrats. Quand une dette, publique
ou privée, a été émise en droit
français, sa monnaie de règlement est la
monnaie ayant cours légal en
France, quel que soit cette monnaie
(Euro ou Franc). Ce principe porte un
nom, la Lex Monetae[5].
Pour la dette publique, les contrats
émis en droit français sont passés de
85% du montant de la dette à 97% en
2013. Donc, seuls les 3% résiduels
seraient affectés par une dépréciation
de la monnaie. La dette des ménages,
elle, est massivement (à plus de 98,5%)
en contrats en droit français. Cela veut
dire qu’il y aurait une conversion
instantanée des dettes et des avoirs
détenus en Euro en Franc, au taux de 1
pour 1. L’endettement des ménages
resterait inchangé. Pour les entreprises
non financières, le problème de la
nature du droit ne se pose que pour
celles, en général les grands groupes du
CAC-40, qui ont emprunté en Dollar, en
Livre ou en Yen (voire en Yuan). Mais,
ces grands groupes réalisent une large
partie de leur chiffre d’affaires hors
de France, et dans ces monnaies.
L’impact de la hausse de leur
endettement serait couvert par la hausse
de leur chiffre d’affaires en monnaie
autre que le Franc. Pour les sociétés
financières (banques et assurances) une
étude de la Banque des Règlements
Internationaux (BRI) de Bâle montre que
le système bancaire français peut
parfaitement digérer ce choc, dont le
montant agrégé ne dépasserait pas les 5
milliards d’Euros (soit le montant de la
fraude attribuée à Jérôme Kerviel). Pour
les assurances, elles ont massivement
réorienté leurs actifs vers la France.
Si une aide de l’État est nécessaire,
elle devrait être limitée et serait
largement digérable dans le cadre d’une
forte croissance engendrée par la
dépréciation.
Il faut ajouter ici qu’une sortie de
l’Euro impliquerait un changement global
de la politique monétaire et financière
de la France, mais aussi de TOUS
les états concernés. L’une des
caractéristiques les plus importantes de
ce changement serait le retour à une
situation de contrôles et de
réglementations de la finance, ce que
l’on appelle la « répression
monétaire ». Or, cette dernière a eut un
impact très positif, que ce soit sur la
production ou sur l’investissement,
quand elle fut pratiquée après la
seconde guerre mondiale[6].
Les
avantages d’une dissolution de l’Euro
Les avantages d’une sortie, ou d’une
dissolution, de l’Euro seraient en
réalité très importants pour l’économie
française, mais aussi pour celle de pays
comme l’Italie, l’Espagne, la Grèce et
le Portugal. Cette dissolution, ou une
sortie unilatérale provoquant rapidement
l’explosion définitive de la zone Euro,
rendrait aux différentes monnaies la
possibilité de s’ajuster, que ce soit à
la baisse ou à la hausse. On sait qu’une
dépréciation de la monnaie a bien des
effets positifs sur l’économie comme le
montrent les différentes études
réalisées ces dernières années, et en
particulier celles faites par le Fonds
Monétaire International. En particulier,
la compétitivité prix reste largement
dominante dans le cas des produits
fabriqués en France. La France
retrouverait donc la compétitivité
qu’elle a perdue depuis l’engagement
dans la logique de l’Euro, c’est à dire
depuis en réalité le début des années
1990.
Une dépréciation de la monnaie, et
l’on se met ici dans l’hypothèse d’un
retour au Franc accompagné d’une
dépréciation sensible par rapport au
Dollar et au Deutsche Mark, entraînerait
une forte croissance pendant une période
de 3 à 5 ans qui se traduirait par des
créations d’emplois importantes. Cette
croissance dégagerait les ressources
budgétaires et fiscales qui sont
nécessaires à la réalisation de
véritables réformes structurelles. Si
l’on procède à une dépréciation forte de
la monnaie, on obtient au bout de 3 ans
à une forte baisse du chômage (de 1,5
millions à 2,5 millions suivant les
hypothèses sur le marché de l’emploi).
Ceci entraînerait un équilibre (voire un
solde positif) de l’assurance-chômage.
En fait, la meilleure des réformes
structurelles, que ce soit sur la
question de l’assurance-chômage ou sur
celle des retraites, c’est bien le
retour rapide à une forte croissance et
une forte baisse du chômage. En réalité,
loin de s’opposer, la dépréciation
monétaire a toujours été le meilleur des
moyen de réaliser ces réformes
structurelles.
Si la France sortait de l’Euro et
dépréciait sa monnaie, bien des pays
l’imiteraient. D’aucuns affirment alors
que cela reviendrait à annuler le
bénéfice de l’opération. Mais, le fait
que d’autres pays nous imitent, voire
dévaluent plus nous, n’est pas un
obstacle. Cen réalité, cet argument ne
tient pas compte des réalités de
l’économie. Il est en effet très
difficile pour un pays qui a une balance
commerciale massivement excédentaire et
une balance des paiements équilibrée de
voir sa monnaie se déprécier. Si nous
prenons en compte le cas de l’Allemagne,
il est certain que sa monnaie (le DM)
s’apprécierait fortement, ce qui
provoquerait un écart avec le Franc
d’environ 40%. Une dépréciation de la
Lire italienne et de la Pesetas
espagnole est par contre certaine. Elle
devrait être légèrement plus importante
que celle du Franc français, la lire se
dépréciant d’environ 10% de plus que le
Franc et la Pesetas d’environ 15%. Cette
situation se révèle pourtant favorable
tant pour la France que pours les divers
pays du « Sud » de la zone Euro. Que se
passerait-il alors ? L’excédent
commercial « monstrueux » de
l’Allemagne, excédent qui détruit les
économies européennes, disparaitrait du
fait de l’écart entre les taux de change
du Franc, de la Lire et de la Pesetas
avec le Deutsche Mark. Cet excédent
serait pour partie recyclé dans un
excédent français qui, à son tour,
disparaîtrait au profit de l’Italie, de
l’Espagne et de la Grèce et du Portugal.
En fait, les produits français
gagneraient fortement en compétitivité
par rapport aux produits allemands mais,
en contrepartie, ils perdraient en
compétitivité par rapport aux produits
italiens et espagnols. Ceci a été testé[7],
et l’on peut montrer que des
dépréciations monétaires engendrent une
forte croissance non seulement pour la
France, mais aussi pour l’ensemble de
l’Europe du Sud.
La fin de
l’Euro est-elle la fin de l’Union
européenne ?
C’est là un des arguments les plus
répandus chez les personnes qui, après
avoir reconnu et admis que l’Euro était
une mauvaise chose pour la France mais
aussi pour l’Union européenne, vous
disent que sortir de l’Euro entraînera
automatiquement la fin de l’UE.
Or, il faut rappeler qu’il y a des pays,
et des pays importants, qui font partie
de l’UE et pas de la zone Euro : la
Grande-Bretagne, la Pologne, la Suède.
Par ailleurs, l’UE a existé bien avant
que ne soit créé l’Euro. Il est donc
faux de dire qu’un éclatement de la zone
Euro conduirait inéluctablement à un
éclatement de l’UE. En fait, c’est
l’existence de l’Euro qui compromet
aujourd’hui la stabilité de l’UE et qui
la rend, dans tous les pays, massivement
impopulaire. C’est au nom de l’Euro que
l’on a imposé des politiques
d’austérités qui sont meurtrières (au
figuré mais aussi au propre, que l’on
pense à la montée des suicides et des
pathologies) aux pays de l’Europe du
Sud. C’est l’Euro qui, par ses effets
négatifs sur la croissance, fait que
aujourd’hui l’UE apparaît comme une zone
de stagnation économique tant par
rapport à l’Amérique du Nord (Etats-Unis
et Canada) que par rapport à la zone
Asie-Pacifique. C’est l’Euro, du fait de
la crise qu’il provoque à l’intérieur de
certains pays, qui menace la stabilité
politique et l’intégrité de ces
derniers. C’est la raison pour laquelle,
avec les économistes du European
Solidarity Manifesto[8],
nous appelons à mettre fin à l’Euro
avant que ce dernier n’ait tué tant la
France qu’une bonne partie de l’Europe.
Mais, il ne faut cependant pas se
voiler la face. L’Euro a contaminé l’UE.
Un certain nombre de réglementations
européennes sont liées à l’existence de
l’Euro. D’autres, sans l’être
directement sont en réalité nocives. De
plus, le cours « libre-échangiste » pris
par l’UE est une menace pour les
travailleurs de tous les pays de l’UE.
Il serait bon, alors, que profitant du
choc provoqué par une dissolution de
l’Euro (qu’elle soit contrôlée ou non)
on puisse profiter de l’occasion pour
remettre à plat un certain nombre de
problèmes de l’UE (et en particulier les
règles de négociation qui conduisent à
l’acceptation du « grand marché
transatlantique »). Ceci impose qu’un
gouvernement qui se fixerait comme
objectif de sortir de l’Euro ait aussi
des idées précises sur ce que pourrait
être la coopération entre pays européens
dans le cadre d’une UE profondément
réformée.
Note:
[1] On peut consulter l’état de 2014
de cette liste à l’adresse suivante :
https://blogs.mediapart.fr/brigitte-pascall/blog/210414/liste-des-economistes-favorables-une-sortie-de-leuro
[2] Goodhart C. et B. Hofmann
(2004), « Deflation, credit and asset
prices », In Burdekin R. C. K. & P. L.
Siklos, (eds.), Deflation – Current
and Historical Perspectives,
Cambridge University Press, Cambridge,
2004.
[3] Eschenburg, T. (1972), “The Role
of the Personality in the Crisis of the
Weimar Republic: Hindenburg, Brüning,
Groener, Schleicher”, in Holborn H.,
Republic to Reich The Making of the Nazi
Revolution, New York: Pantheon
Books, pp. 3–50.
[4] Greenwald B.C. et J.E. Stiglitz,
(1989), “Toward a Theory of Rigidities”
in American Economic Review,
vol. 79, n°2, 1989, Papers and
Proceedings, pp. 364-369. J.E. Stiglitz,
(1989), “Toward a general Theory of Wage
and Price Rigidities and Economic
Fluctuations” in American Economic
Review, vol. 79, 1989, Papers and
Proceedings, pp. 75-80
[5] Garner, B. A. (2001).
A Dictionary of Modern Legal Usage,
Oxford University Press, p. 526.
[6] Reinhart C. et K.Rogoff, (2013),
Financial and Sovereign Debt Crises:
Some Lessons Learned and Those Forgotten,
IMF/FMI Working paper, Washington DC.
[7] Sapir J., Les scénarii de
dissolution de l’Euro, (avec P.
Murer et C. Durand), Fondation
ResPublica, Paris, septembre 2013.
[8]
http://www.european-solidarity.eu/
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