RussEurope
Vendredi soir à la télé…
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Lundi 8 février 2016
J’ai participé le vendredi 5 février
2016 à l’émission de France-2,
Ce Soir (ou Jamais). Cette
émission est un débat, parfois court et
chaotique, entre 8 personnes sous la
houlette de l’animateur, Fréderic
Taddei. Ceux qui ont vu l’émission[1]
, et l’on annonce 422 000 spectateurs
(soit 6,1% de «part du marché »), ont pu
constater que plusieurs accrochages
m’avaient opposé à M. Philippe DOUCET,
député du PS, élu de la 5ème
circonscription du Val-d’Oise. De ces
accrochages, je retire que, dans un
débat, c’est bien souvent l’inconscient
qui parle. En voici trois exemples.
La justice, monsieur, et non
la bienveillance !
Doucet a parlé de la
« bienveillance » que les politiques
devaient avoir envers les classes
populaires. Ce mot, issu du vocabulaire
de l’Education Nationale, révèle
l’abominable mépris latent qu’a ce
député, et avec lui on s’en doute une
partie du P « S », pour ces classes
dites populaires. Ces dernières ne
réclament pas de l’amour, ou quelque
sentiment qui provienne de l’affection,
mais, bien plus simplement de la justice[2].
La justice sociale, bien sûr, mais aussi
la justice économique et la justice dans
le droit du travail, que la loi Macron
veut mettre à mal en ce qui concerne les
prud’hommes. Rappelons donc que le thème
de l’émission était de savoir si la
gauche était toujours au pouvoir. La
gauche, celle qui se définit par un
programme et non par des sentiments, ne
le fut jamais depuis 2012. Il fallait
être bien fou ou bien sot, et peut-être
les deux, pour croire que François
Hollande incarnait si peu que ce fut,
l’idée de gauche. Du moins pouvait-on
espérer qu’il fasse preuve de justice.
Nous savons aujourd’hui où nous en
sommes : dans le registre méprisant du
maître qui s’adresse à l’élève. Cette
« bienveillance », on ne doute nullement
qu’elle s’applique aux agriculteurs qui
crèvent littéralement sur place. On
compte deux suicides par jour dans les
exploitations agricoles, rappelons-le.
Cette « bienveillance », on ne doute
nullement qu’elle s’exerce envers les
travailleurs de Goodyear ou d’Air
France, condamnés à des peines de
prisons fermes, alors que tant de
fraudeurs millionnaires échappent à la
moindre peine. C’est cela, sans doute,
la « bienveillance » pour un
gouvernement de prétendus
« socialistes ».
Mais le terme de « bienveillance » a
une autre implication. La défense de M.
Doucet fut à cet égard lumineuse dans ce
qu’elle révélât. Pour répliquer à mon
attaque, il se fendit d’un long
développement sur « l’écoute » dont il
ferait preuve. Il ne se rendit pas
compte que c’était les mots d’un prêtre
qu’il utilisait. Un prêtre donc,
apportant aux miséreux non des solutions
mais des « consolations ». Et l’on ne
pouvait mieux dire le glissement de la
fonction politique, désormais vide de
sens puisque l’Etat a abdiqué, au moins
en partie, sa souveraineté, à la
fonction religieuse ou de communication.
Ici encore, l’inconscient – politique –
parle. Il nous dit cet abandon du
politique qui caractérise les
« démocraties » européennes au profit de
la technocratie, abandon qui ne laisse
place qu’à l’affairisme (et l’affaire
Cahuzac le montre entre d’autres) ou à
la compassion. Mais il est clair qu’il
n’y a plus de place pour la démocratie,
c’est à dire le pouvoir du peuple, pour
le peuple et par le peuple selon la
célèbre formule de Lincoln. Il est à cet
égard frappant et révélateur, que M.
Doucet fasse de manière récurrente au
« réel » comme si ce dernier constituait
la seule explication possible et surtout
autorisait une lecture simple et
univoque. La réalité, qui n’est pas le
« réel » des positivistes et autres
sottises factualistes, s’avère
stratifiée, contradictoire, et ne permet
pas de référence directe et simple pour
en tirer des « leçons ». Ce qui se cache
derrière la formule du « réel » c’est la
haine de la pensée et de ceux qui s’y
essaient. Et cela fut, toujours, l’une
des marques claires de l’extrême-droite.
L’euro ou l’austérité
Cette fin de la démocratie résulte de
l’abandon de la souveraineté car, s’il
peut y avoir des nations souveraines qui
ne soient pas des démocraties on n’a
jamais vu dans l’histoire de démocratie
qui ne soit pas souveraine. On a fort
peu – et je le regrette – parlé de
souveraineté dans cette émission, mais
il en fut fait mention. Mes deux
interlocuteurs, Renaud Dely, le
directeur de la rédaction du Nouvel
Observateur renommé l’Obs
dans un effort aussi désespéré que
pathétique de regonfler ses ventes, et
le député du parti dit socialiste, M.
Doucet, y ont fait allusion à plusieurs
reprises pour dire qu’il n’y avait pas
d’autres choix entre la politique du
gouvernement et le « souverainisme ».
Celui-ci était accablé de tous les maux,
dont celui de vouloir détruire ‘Europe.
Holà, messieurs, que d’emportements
et que de mensonges. Car, ce qui détruit
l’Europe, c’est au contraire le
fonctionnement de l’Union européenne et
de l’Euro. Mais, revenons un peu sur les
propos qui furent tenus. Le départ, il
n’y a pas d’alternative à la politique
du sieur Macron et du ci-devant Gattaz
si ce n’est la sortie de l’Euro, est
vrai. Que ce soit M. Dely ou M. Doucet,
tous le reconnaissent. Mais, c’est
immédiatement pour annoncer le
cataclysme en cas de sortie de l’Euro.
Et en particulier, la « fin de
l’Europe » qui est ici assimilée à
l’Union européenne. Or, l’Euro n’est pas
la monnaie de l’UE mais de certains pays
de cette dernière. Si d’autres, et non
des moindres, comme la Suède, la
Pologne, ou la Grande-Bretagne peuvent
vivre, et pas si mal, sans l’Euro tout
en restant dans l’Union européenne,
pourquoi pas d’autres ? Dire que la fin
de l’Euro précipiterait la fin de
l’union européenne ne tient pas.
Mais, il faut revenir sur
l’assimilation entre l’Union européenne
et l’Europe. L’existence de cette
dernière est une réalité culturelle et
politique à laquelle l’UE a tenté de
donner une expression et a échoué. On
voit bien, aujourd’hui, que l’Europe est
un cadre autrement plus vaste que l’UE.
Ce cadre inclut la Russie à l’évidence.
On voit aussi que cette civilisation
européenne peut prendre des formes
multiples et ne se laisse pas enfermer
dans le carcan d’un ordre technocratique
qui ne ronfle que contraintes et
réglementations. L’expression que l’UE a
voulu donner de l’Europe est en train de
la mettre à mal.
Au-delà, l’Euro est en train de tuer
l’UE elle-même par la montée désormais
irrémédiable d’antagonismes révélés par
les politiques austéritaires décidées à
Berlin ou Bruxelles et appliquées
d’Athènes à Rome en passant par Madrid
et Paris. Il faut ici rappeler les mots
utilisés par Pablo Iglésias, le
dirigeant de PODEMOS, lors du discours
qu’il a prononcé comme candidat du
groupe de la Gauche Unitaire Européenne
(GUE) à la présidence du Parlement
Européen le 30 juin 2014: « la
démocratie, en Europe, a été victime
d’une dérive autoritaire (…) nos pays
sont devenus des quasi-protectorats, de
nouvelles colonies où des pouvoirs que
personne n’a élus sont en train de
détruire les droits sociaux et de
menacer la cohésion sociale et politique
de nos sociétés ». Ce sont des mots
forts, des mots terribles. Ils décrivent
un processus de domination politique qui
est de type quasi-colonial, établi sur
les pays européens par les institutions
européennes pour le plus grand profit de
l’Allemagne et, sans doute, des
Etats-Unis. C’est de cela que l’idée
européenne, à laquelle nous avons tous
tant de raisons d’être attachés, et
l’Union européenne, sont en train de
mourir. Que cette mort soit accélérée
par l’incohérence des réponses apportées
à la crise des réfugiés est une
évidence. Mais, si l’Union européenne
avait un taux de chômage de 4% ou 5%,
pensons nous sérieusement que cette
question des réfugiés prenne une telle
dimension ?
Le drame des européistes, et la
preuve de leur schizophrénie politique,
est qu’ils ne veulent pas admettre que
c’est l’ensemble du projet européen,
au-delà de l’UE, qui est aujourd’hui mis
en cause par l’existence de l’Euro. Il
s’accroche à l’institution de la monnaie
unique avec une ferveur religieuse tout
en reconnaissant les problèmes qu’elle
suscite. Comment ne pas penser, alors, à
cette phrase fameuse de Bossuet : « Mais
Dieu se rit des prières qu’on lui fait
pour détourner les malheurs publics,
quand on ne s’oppose pas à ce qui se
fait pour les attirer. Que dis-je? Quand
on l’approuve et qu’on y souscrit,
quoique ce soit avec répugnance »[3].
L’état d’urgence et la pente
vers la tyrannie
Il reste un dernier point sur lequel
je me suis accroché avec ce représentant
du « socialisme » de portefeuilles,
qu’ils soient ministériels ou
autres…(Cahuzac, Cahuzac…). C’est, bien
entendu, l’état d’urgence. Je redis ici
ce que j’ai déclaré sur le plateau de Ce
soir (ou jamais). Oui, face à la menace
terroriste et aux attentats du 13
novembre, la proclamation de l’état
d’urgence était justifiée. Mais, l’état
d’urgence, comme tout « état
d’exception », ne fait sens que s’il
permet de rétablir le fonctionnement
normal des institutions de la
République. Si l’on considérait que
notre système législatif présentait des
manques dans la défense de la sécurité
des citoyens, on avait trois mois pour y
remédier. Par contre, vouloir installer
l’état d’urgence dans la durée, même
avec un contrôle parlementaire renforcé,
c’est dénaturer l’état d’urgence. C’est
en faire le remplaçant d’un état de
guerre. Or, si nous sommes en guerre, il
faut le dire, et en tirer toutes les
conséquences. Clémenceau, lorsqu’il
occupa les fonctions de Président du
Conseil, tint le 8 mars 1918 un discours
à la Chambre des Députés, qui est resté
dans les annales : « … Je dis que
les républicains ne doivent pas avoir
peur de la liberté de la presse. N’avoir
pas peur de la liberté de la presse,
c’est savoir qu’elle comporte des excès.
C’est pour cela qu’il y a des lois
contre la diffamation dans tous les pays
de liberté, des lois qui protègent les
citoyens contre les excès de cette
liberté.
Je ne vous empêche pas d’en user.
Il y a mieux : il y a des lois de
liberté dont vous pouvez user comme vos
adversaires ; rien ne s’y oppose ; les
voies de la liberté vous sont ouvertes ;
vous pouvez écrire, d’autres ont la
liberté de cette tribune ;(…). De quoi
vous plaignez-vous ? Il faut savoir
supporter les campagnes ; il faut savoir
défendre la République autrement que par
des gesticulations, par des
vociférations et par des cris
inarticulés. Parlez, discutez, prouvez
aux adversaires qu’ils ont tort et ainsi
maintenez et gardez avec vous la
majorité du pays qui vous est acquise
depuis le 4 septembre. Voilà la première
doctrine que j’ai à établir.
La seconde, dans les
circonstances actuelles, c’est que nous
sommes en guerre, c’est qu’il faut faire
la guerre, ne penser qu’à la guerre,
c’est qu’il faut avoir notre pensée
tournée vers la guerre et tout sacrifier
aux règles qui nous mettraient d’accord
dans l’avenir si nous pouvons réussir à
assurer le triomphe de la France. (…)Ma
politique étrangère et ma politique
intérieure, c’est tout un. Politique
intérieure, je fais la guerre ;
politique étrangère, je fais la guerre.
Je fais toujours la guerre. [4]»
Si nous ne le sommes pas, prétendre à
tort nous mettre, et nous mettre par
fraude, par une utilisation abusive de
l’état d’urgence, dans une situation
« de guerre » est une lourde faute. Cela
peut être le début d’une tyrannie.
[1] Que l’on peut revoir sur
http://www.france2.fr/emissions/ce-soir-ou-jamais
[2] Voir :
https://www.youtube.com/watch?v=6HCQaz9d0vg
[3] Bossuet J.B., Œuvres
complètes de Bossuet, vol XIV, éd.
L. Vivès (Paris), 1862-1875, p. 145.
Cette citation est connue dans sa forme
courte « Dieu se rit des hommes qui
se plaignent des conséquences alors
qu’ils en chérissent les causes ».
[4]
http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-moments-d-eloquence/georges-clemenceau-je-fais-la-guerre-8-mars-1918
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