RussEurope
L'impromptu de Vnoukovo
Jacques Sapir
Photo:
D.R.
Dimanche 7 décembre 2014
La rencontre impromptue du samedi 6
décembre entre les Présidents Hollande
et Poutine, lors d’une escale du premier
à son retour du Kazakhstan marque
peut-être un tournant dans les relations
avec la Russie. Ces dernières étaient
devenues franchement détestables avec la
crise ukrainienne, mais leur
détérioration était en réalité bien
antérieure à cette crise.
Même s’il ne faut pas trop attendre
d’une réunion d’une heure, même si – et
l’Elysée a bien tenu à le préciser – il
y a eu concertation préalable avec la
Chancelière Angela Merkel, il est clair
que cette rencontre, organisée à la
demande du Président français, constitue
une étape importante dans l’amélioration
de ces relations. Il faut donc s’en
réjouir.
Une rencontre
prévisible
Cette rencontre, pour inattendue
qu’elle ait été, n’en était pas moins
prévisible. En France, tout d’abord, de
nombreuses voix commençaient à se faire
entendre pour souligner l’extrême
fragilité de notre position, qu’on la
considère sur le plan moral, en raison
de la révélation progressive tant des
crimes de guerre commis par certaines
des troupes du gouvernement de Kiev que
des conditions réelle de son arrivée au
pouvoir, ou politique, avec le risque
réel de déboucher sur une nouvelle
« guerre froide », ou enfin économique.
La France, tout comme l’Italie et
l’Allemagne, a beaucoup à perdre avec le
maintien des « sanctions ». Le risque de
voir la Russie se détourner de l’Europe
pour de longues années était bien réel.
Bref, il fallait mettre un coup d’arrêt
à cette logique profondément
destructrice. Un tel point de vue était
apparu depuis ces dernières semaines
dans les milieux proches du Quai
d’Orsay. Dans la conférence de presse
commune qu’il avait faite avec le
Président du Kazakhstan, M. Nursultan
Nazerbaev, François Hollande avait
largement ménagé, dans ses propos, son
homologue russe. Par ailleurs, il ne
pouvait pas ne pas mesurer l’incohérence
d’une position qui amène la France à
avoir des bonnes relations avec des pays
avec lesquels les causes de conflits,
qu’elles soient latentes ou explicites,
sont bien plus importantes qu’avec la
Russie. Ceci a été dit et répété. Tout
ceci rendait nécessaire une initiative
forte de la diplomatie française sur ce
dossier. La visite du président François
Hollande au Kazakhstan fournissait
l’occasion. Elle fut donc saisie. Mais,
il convient ici de rappeler que François
Hollande était demandeur.
Se réjouir, mais ne
pas se bercer de fausses illusions
Il n’en reste pas moins qu’il ne faut
pas trop en attendre. Assurément, toutes
les conditions pour la « désescalade »
sont réunies. On a déjà noté la
déclaration du Commandant en Chef des
forces de l’OTAN, le général Breedlove,
qui déclarait le 26 novembre dernier à
Kiev qu’il n’y avait pas de troupes de
combat russes dans le Donbass. Par
ailleurs, un nouvel accord de
cessez-le-feu entrera en vigueur le 9
décembre entre les troupes de Kiev et
celles des insurgés. De plus, avec
l’arrivée de l’hiver, un certain sens
des réalités va s’imposer à Kiev. Des
accords économiques ont d’ailleurs été
signés, tant avec la Russie qu’avec les
insurgés du Donbass. C’est dans ce
contexte qu’il faut replacer la décision
de Kiev de suspendre tous les salaires
et tous les versements sociaux à la
population du Donbass. Pour scandaleuse
que puisse paraître cette mesure, il
faut aussi comprendre qu’elle signifie
une reconnaissance de fait que la partie
insurgée n’est plus l’Ukraine. En un
sens, c’est aussi une décision qui va
vers une stabilisation de la situation.
On peut donc s’attendre à ce que tant
l’OTAN que les Russes, comprenant que
cette crise les entrainait dans une
spirale dont ils pouvaient à tout
instant perdre le contrôle, trouvent un
intérêt commun à faire descendre la
tension. Il est tout aussi certain que
tel est bien l’intérêt de la France, et
ceci est compris par François Hollande.
Outre la pression des industriels, qui
va bien au-delà de la question de la
livraison des deux BPC de classe
« Mistral », il conçoit que cette
tension est délétère pour l’ensemble du
continent.
N’est pas de Gaulle
qui veut
Il n’en reste pas moins que la
position de la France n’est plus
aujourd’hui celle qu’elle avait dans les
années 1960 et 1970. D’une part, la
France a réintégré le commandement
intégré des forces de l’OTAN. Cet acte
nous lie bien plus étroitement que par
le passé à la politique des États-Unis.
D’autre part, l’existence de l’Union
européenne, mais aussi le parti-pris
très européiste de François Hollande,
viennent limiter l’autonomie de la
politique étrangère française. On sait
qu’au sein de l’UE, un groupe de pays
donne dans une véritable hystérie
anti-russe, comme la Pologne, la Suède
et les Pays Baltes. Cette hystérie est
largement partagée au Parlement
européen. D’autres pays, tels la
Hongrie, la Slovaquie ou la Bulgarie,
ont des positions bien plus
compréhensives quant il s’agit de la
Russie. Enfin, de ce point de vue,
l’Allemagne, la France et l’Italie ont
toujours adopté une attitude médiane,
qui s’explique tant par leur histoire
que par l’étendue de leurs relations
économiques avec la Russie. Il faut
comprendre que les tensions internes à
l’UE étaient en train d’atteindre un
point de rupture. La décision de la
Russie d’annuler le projet « South
Stream », prise ces derniers jours,
constituait un avertissement très clair.
La Russie signifiait par ce geste une
préférence pour des livraisons de gaz à
l’Asie (Chine, mais aussi Corée du Sud
et Japon). Il est clair que, dans les
motivations qui ont poussé François
Hollande à demander cette rencontre à
Vladimir Poutine, il y a aussi la
volonté d’éviter que cette crise, si
elle continuait à monter en agressivité,
ne provoque des déchirements
irrémédiables dans l’UE. Aussi, rien ne
serait plus faux que de voir en François
Hollande un « continuateur » de la
politique du Général de Gaulle. Sa
démarche s’inscrit dans la ligne
européiste et atlantiste qui est la
sienne.
Quel futur ?
Il faut maintenant considérer quels
pourraient être les débouchés de cette
rencontre. La situation au Donbass peut
se stabiliser, si Kiev est décidé à
jouer le jeu du cessez-le-feu. Mais la
solution de la « fédéralisation » de
l’Ukraine, telle qu’elle est
officiellement défendue par la Russie,
n’apparaît pas réellement applicable.
Cette solution eût été possible en juin
2014, avant les combats de la fin juin
au début du mois de septembre.
D’ailleurs, dans certaines vidéos, on
sent bien qu’au-delà de leurs
divergences il y a bien le sentiment
tant des militaires ukrainiens que des
insurgés d’appartenir à la même Nation.
Mais, aujourd’hui, il est à craindre
qu’il n’y ait trop de haines
inexpiables. Au mieux, la
« fédéralisation » pourrait prendre la
forme d’une région autonome de
l’Ukraine, sur le modèle du Kurdistan
comme région autonome (et de fait
quasi-indépendante) de l’Irak. L’autre
solution est celle d’une indépendance
non-reconnue, comme c’est le cas en
Abkhazie ou en Ossétie du Sud. Un point
important est ici celui de la monnaie.
Si Kiev maintient son blocus monétaire,
les responsables de Donetsk et Luhansk
n’auront le choix qu’entre imprimer leur
propre monnaie ou adopter le rouble
russe. Dans tous les cas, ceci rendra
encore plus difficile la perspective
d’une future réunification de l’Ukraine.
Dans le reste de l’Ukraine, une fois
l’émotion nationaliste passée, il faudra
se rendre à l’évidence : le pays
n’intègrera pas l’UE avant au moins
vingt ans, et peut-être plus, et ne sera
pas membre de l’OTAN. Les dirigeants
ukrainiens ne veulent pas l’admettre
alors que c’est une évidence, répétée
par l’ensemble de leurs interlocuteurs
officiels. Que se passera-t-il quand la
population comprendra que le rêve d’une
adhésion rapide à l’UE, si tant est que
ce soit un « rêve », ne se réalisera
pas ? Qu’à la place, elle aura affaire
aux sbires de la Troïka et du FMI, et à
une austérité meurtrière ainsi qu’à une
destruction de toutes ses conquêtes
sociales ? Dans ce contexte, tout
devient possible, du retour vers la
Russie à des demandes locales de
rejoindre des pays de l’UE (la Galicie
vers la Pologne, et la Ruthénie vers la
Hongrie), qui signifieraient
l’éclatement pur et simple du pays.
Surmonter la
défiance
La rencontre entre les Présidents
Hollande et Poutine a été un pas en
direction d’une meilleure compréhension
réciproque. Mais, le chemin pour
désamorcer la défiance qui s’est
accumulée des deux côtés sera long tant
sont importants et durables les griefs.
Il faut comprendre que la crise
ukrainienne a cristallisé plus qu’elle
n’a créé ces griefs qui se sont
accumulés, surtout du côté russe, depuis
1998. Que l’on se souvienne de l’affaire
du Kosovo, de l’intervention des
parachutistes russes à Pristina, ou de
la décision américaine d’envahir l’Irak
en 2003. Si l’on veut rétablir la
confiance il faudra mettre toutes ces
questions sur la table. Pour cela une
conférence, sur le modèle de celle qui
se tint à Helsinki en 1975, s’impose. La
conférence historique CSCE (ou
Conference on Security and Cooperation
in Europe) fut en effet une étape
majeure dans le rétablissement d’un
véritable dialogue entre les pays du
Pacte de Varsovie et l’OTAN. Mais, cette
fois, le dialogue devra être limité aux
seuls pays européens, ce qui revient à
en exclure les États-Unis et le Canada.
J’ai déjà présenté l’idée de cette
conférence dans une table ronde
organisée par la Duma à Moscou, le 25
novembre[1].
J’en rappelle ici les thèmes qui me
semblent importants. Il y en a trois :
- (a) Définir les règles qui
permettent de gérer la contradiction
existant entre les principes
westphaliens et ceux nés des
Lumières et de la Révolution
française de 1789. La souveraineté
de l’État demeure la pierre de
touche de toutes les relations
internationales, mais aussi de la
démocratie à l’intérieur de chaque
État. Mais, certains principes comme
le droit de décider de son propre
futur et la nécessité de protéger
les populations ont acquis une
importance grandissante. La question
est de savoir comment ces principes
contradictoires peuvent se
réconcilier avec le moins
d’ambiguïté possible. Il n’est plus
possible de voir les règles
internationales subverties comme on
le vit au Kosovo pour ensuite
entendre les pays de l’UE proclamer
leur attachement indéfectible à ces
mêmes règles.
- (b) Définir les règles de la
sécurité collective, mais aussi du
possible emploi de la force
militaire, en Europe et dans sa
périphérie. Le traité CFE est mort
mais il nous faut un autre traité.
Il doit inclure des règles sur
l’utilisation légitime de la force
militaire, là encore avec le moins
d’ambiguïté possible. L’idée d’un
monde où nulle force militaire ne
serait nécessaire n’est pas
aujourd’hui réaliste. Ce traité
permettrait de résoudre des
situations comme celles de la Libye
en 2011 ou celle qui est en train de
se développer à la frontière entre
la Syrie et l’Irak, ou encore celle
qui se développe en Afrique sub-sahélienne
où la France intervient
militairement depuis janvier 2013.
- (c) Définir les règles de la
coopération économique, scientifique
et culturelle. La coopération est
nécessaire non seulement entre les
États mais aussi entre des régions
constituées de différents États.
Nous devons trouver des règles
communes gouvernant cette
coopération sans mettre en danger le
principe de souveraineté tel qu’il
est définit dans le premier point.
Le problème principal est ici
d’atteindre la coopération et non de
désigner d’en-haut quelque nouvel
État “supranational” sous un
quelconque travesti économique ou
social.
Ce programme est ambitieux, mais il
est le seul qui puisse permettre de
reconstruire une véritable confiance qui
est nécessaire si nous voulons
réellement dépasser la situation
actuelle. Cependant, pour atteindre cet
objectif, il est nécessaire que meurent
certains comportements et certains
discours. Le premier est la prétention
des pays de l’Union Européenne de
vouloir représenter l’Europe et en même
temps d’être les porteurs des plus
hautes valeurs morales. C’est ce que
l’on peut appeler « l’exceptionnalisme »
européen, tout aussi nocif que
l’exceptionnalisme américain. Il faut se
souvenir que l’Europe n’est pas l’UE.
Ceci est vrai au sens géographique, au
sens culturel et aussi dans un sens
politique. Les discours au sujet des
“valeurs européennes” que l’on entend
dans différentes capitales ne servent en
fait qu’à établir une nouvelle barrière
idéologique à la coopération. Non que le
développement des institutions de l’UE
n’ait donné lieu à des débats vigoureux
et importants. Mais revendiquer une
position dominante en ce qui concerne
les “valeurs morales” est ici sans
fondement et est en fait
autodestructeur. Les pays de l’UE ont à
plusieurs reprises manqué à leurs
prétendus “principes,” que ce soit dans
les affaires internationales comme avec
le Kosovo et plus tard avec la
participation de certains pays de l’UE
(comme la Pologne) dans la guerre
d’agression des États-Unis contre l’Iraq
en 2003, ainsi que dans leurs affaires
intérieures.
Il faudra donc que l’Union européenne
fasse preuve d’humilité et de raison si
elle veut aboutir une véritable
confiance avec la Russie.
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