RussEurope-en-Exil
La crise politique et la
responsabilité du gouvernement
Jacques Sapir
Mercredi 5 décembre 2018
Nous sommes entrés
en crise politique. Les incidents du
samedi 1er novembre, mais
l’évolution aussi des revendications et
des slogans des Gilets Jaunes
l’attestent. Ces incidents sont
regrettables, et dans un certain nombre
de cas condamnables. Mais, la première
des violences, une violence bien
supérieure à ce qui s’est passé dans les
rues de Paris ou de Marseille, est bien
le fait de forcer des millions de
français de vivre dans les conditions
qui sont les leurs. Cette violence là
est réellement intolérable, et c’est
pour ne pas l’avoir compris que ce
gouvernement et ce Président doivent
aujourd’hui faire face à une telle
colère. Cette colère n’est pas prête à
s’éteindre, mais de cela il n’est pas
sûr que le pouvoir politique l’ait
compris. Cette crise,
d’ailleurs, n’est pas sans rappeler
celle de mai 1968. Bien sûr, on pointera
les différences, et elles sont
évidentes. Mai 1968 avait commencé comme
un mouvement étudiant, parisien qui plus
est. Rien, ici, de comparable en
apparence avec le mouvement actuel. On a
suffisamment insisté sur son émanation
de la « France Périphérique » pour qu’il
ne soit pas besoin d’y revenir. Des
ressemblances importantes cependant
existent néanmoins.
1 – Les
Gilets Jaunes, un mouvement qui
s’inscrit dans la continuité des grandes
insurrections sociales des français
En 1968, le
mouvement étudiant, en fait relativement
minoritaire même s’il faut se souvenir
qu’il y avait dans les universités bien
moins d’étudiant qu’aujourd’hui, s’était
heurté initialement à l’intransigeance
du pouvoir. Cela avait donné lieu à des
manifestations extrêmement violentes
(biens plus que ce qui s’est passé
autour des Champs Elysées). Le phénomène
de sympathie et d’identification aidant,
les travailleurs étaient entrés dans la
lutte après le 13 mai, de manière
largement spontanée, on parlait à
l’époque de « grèves sauvage ». Ce
mouvement ne fut contrôlé qu’ex-post par
les syndicats. Les grèves et occupations
d’usine spontanées se sont donc
multipliées. La première a lieu à
l’usine
Sud-Aviation de
Bouguenais, en Loire-Atlantique, le
14 mai avec plus de 2500 salariés ; il
s’agira à la fois du premier et du plus
long des mouvements ouvriers de Mai 68,
prenant fin le 14 juin. Le
22 mai, au plus haut de la grève
générale, ce sont dix millions de
salariés ne travaillent pas. La grève
générale avait rapidement fait tâche
d’huile. Cette grève avait alors
débouché sur les « accords de Grenelle
», marquant ainsi la dissociation,
probablement inévitable, entre les
revendications des manifestants (qui
scandaient « De Gaulle démission ») et
des revendications directement tangibles
pour les salariés (hausse du SMIC,
quatrième semaine de congés payés,
etc…).
Nous voyons bien
aujourd’hui certaines ressemblances. Le
mouvement actuel, issu de la « France
périphérique » a gagné la sympathie de
la grande majorité des français, et le
soutien, du moins implicite des très
nombreux salariés. Parti sur une
revendication antifiscale (le refus de
la taxe sur les carburants),
revendication parfaitement
compréhensible du fait des problèmes
auxquels cette « France périphérique »
est confrontée, il a évolué vers des
revendications de justice fiscale. Ces
revendications sont elles aussi
justifiée du fait de la politique des
gouvernements depuis ces dernières
années. Le sentiment d’injustice est
très fort. Ces revendications ont alors
abouti à des revendications sociales,
comme la hausse du SMIC à 1300 euros,
une forte revalorisation du minimum
vieillesse. On le voit, ces
revendications sont de nature à réaliser
l’union, autour des Gilets Jaunes
de la population, dans un mouvement où
l’on chante plus la Marseillaise
que l’Internationale. Le
gouvernement aurait dû y prendre garde.
Un mouvement de masse qui chante la
Marseillaise signifie que quelque
chose de fondamental est en train de se
passer. Les syndicats ne s’y sont
d’ailleurs pas trompés qui sont passés
d’une attitude de méfiance à une
attitude de soutien.
Les affrontements
du 24 novembre et du 1er
décembre n’ont, semble-t-il, pas
affectés la popularité du mouvement[1].
Près de 72% des français soutiennent les
Gilets Jaunes et plus de 90%
condamnent l’attitude du gouvernement
qui, selon eux, n’a pas été à la hauteur
des événements. Nous sommes ainsi passés
de la crise sociale à la crise politique
et, avec la multiplication des slogans
appelant à la démission du Président,
nous sommes désormais au bord de la
crise de régime. C’est une situation
inouïe depuis mai 1968. Ces événements
conduisent cependant le gouvernement à
une impasse : soit il accepte de
négocier au fond soit il s’enferme dans
une spirale de répression.
Un gouvernement
sans marges de manœuvres pour répondre à
ce mouvement
La négociation
apparaît donc comme la seule issue
raisonnable. Mais, le pouvoir a-t-il les
moyens de négocier ? Il peut céder sur
la mesure qui a tout provoqué, la taxe
sur le carburant diésel. Mais, à l’heure
actuelle, cette revendication, certes
toujours présente, apparaît comme
dépassée. Il pourrait, aussi, annuler
les hausses prévues le 1er
janvier. Mais, alors, compte tenu de la
privatisation des entreprises de service
public (gaz, autoroutes), il sera
confronté à un refus d’investir. Il
peut, comme certains le suggèrent,
rétablir l’ISF. Là aussi, même si cette
revendication a une évidente dimension
symbolique, on est loin du compte. On
voit que c’est toute la fiscalité qui
est à revoir dans un sens de plus grande
justice. De plus, s’il se décide à
rétablir l’ISF, c’est tout son discours
sur le pseudo « ruissellement », ici
sous la forme de « possibilités
d’investissements » dans des PME (et des
start-ups) qui s’effondre. Il est
confronté, directement, aux conséquences
de sa politique.
Quant aux
revendications, justifiées, concernant
le SMIC et le minimum vieillesse, elles
posent le problème de la soutenabilité
de la politique économique. La France a,
depuis le début des années 2000, un
déficit permanent de sa balance des
comptes courants.
Graphique 1
Source : IMF,
World Economic Outlook Database, Octobre
2018
Ce déficit, et on
le voit sur le graphique, est lié à
l’introduction de l’Euro (à partir de
janvier 1999). Il a été accru de manière
spectaculaire quand l’Allemagne a
effectué, de plus, une forme de
dévaluation interne dans les années
2000, avec les réformes dites « Harz ».
Cela a été confirmé à de multiples
reprises par le Fond Monétaire
International[2],
qui établit l’ampleur des écarts à
l’intérieur de l’Euro entre le taux de
change réel de la France et celui de
l’Allemagne.
Tableau 1
Ampleur des
appréciations/dépréciations des taux de
change en cas de dissolution de la zone
Euro
|
Ajustement
moyen
|
Ajustement
maximal
|
Ecart avec
l’Allemagne
(normal-Maxi)
|
Ecart avec
la France
(normal-Maxi)
|
France
|
-11,0%
|
-16,0%
|
26-43%
|
–
|
Italie
|
-9,0%
|
-20,0%
|
24-47%
|
+2/-4%
|
Espagne
|
-7,5%
|
-15,0%
|
22,5-42%
|
+3,5/+1%
|
Belgique
|
-7,5%
|
-15,0%
|
22,5-42%
|
+3,5/+1%
|
Pays-Bas
|
+ 9,0%
|
+21,0%
|
6-6%
|
+20/+37%
|
Allemagne
|
+15,0%
|
+27,0%
|
–
|
+26/+43%
|
Source : écart des
taux de change réels dans le FMI
External Sector Report 2017
Dans ces
conditions, une hausse du salaire
minimum et des minimas retraites aurait
des conséquences dramatiques sur la
compétitivité de l’économie française.
On peut ainsi le
constater : l’issue logique à la crise
actuelle, des accords comme les «
accords de Grenelle » sont désormais
bloqués tant par l’existence de l’Euro
que par notre appartenance à l’UE, qui
nous impose de respecter des règles en
matières d’ouverture des marchés (et
c’est le problème dans l’énergie), ou
dans le domaine de l’ouverture
financière. C’est pourquoi, on peut
considérer ce mouvement comme
objectivement un mouvement anti-Euro
et anti-UE en ce que les revendications
qu’il met en avant et qui permettraient
d’aboutir à un accord ou à un compromis,
ne sont pas compatibles avec l’Euro et
l’UE.
Un gouvernement
au pied du mur
Que peut faire,
dans ces conditions, le gouvernement ?
On sait qu’Emmanuel Macron a demandé au
Premier-ministre, M. Edouard Philippe,
de recevoir tant les forces politiques
que les Gilets Jaunes le lundi 3
et le mardi 4 décembre. Mais, on peut
penser qu’il ne sortira rien de ces
consultations. Les Gilets Jaunes
ne sont pas prêts à faire des compromis
sur leurs revendications, et le
gouvernement semble sourd, de toute
manière, tant à leurs revendications,
qu’aux propositions émanant des partis.
C’est d’ailleurs essentiellement parce
que les marges de négociations du dit
gouvernement sont actuellement des plus
réduites, du fait de ses choix européens
et européistes. Pourtant, le pouvoir, et
le Président de la République, ne
peuvent plus se masquer la crise de
représentativité qui les frappe, avec
l’ensemble du système politique
français. Cette crise de
représentativité menace de déboucher, à
court terme, sur une crise de
légitimité. Et, la capacité de survie
d’un gouvernement illégitime est alors
des plus limitée.
La crise de
représentativité était latente dès
l’élection à la Présidence d’Emmanuel
Macron, une élection où il ‘avait
recueilli au 2ème tour que
20,7 millions de suffrages sur 47,5
millions d’inscrits. Cette crise s’est
de plus développée avec le système
français des élections législatives (le
système dit d’arrondissement, uninominal
à deux tours). De larges segments de la
population ont ainsi eu le sentiment de
n’être pas représentés, ou d’être
largement sous-représentés. Compte tenu
des modifications, que ce soit dans les
textes ou dans la pratique, qui ont été
apportées à la Constitution depuis
maintenant une trentaine d’années,
modifications qui ont renforcées le
poids du Président et diminuées de
manière drastique celui du
Premier-ministre, cette crise de la
représentativité touche Emmanuel Macron
de plein fouet. D’où, les slogans de «
Macron démission » entendus tant à Paris
qu’en province.
On peut passer en
revue les options qui sont aujourd’hui
possibles.
-
Le Président peut décider de
maintenir le statuquo, en espérant
une décrue du mouvement, décrue
qu’il organiserait au travers de
diverses opérations de
communication. C’est probablement la
pente la plus probable du pouvoir,
qui va essayer dans les jours à
venir de diviser le mouvement des
Gilets Jaunes et de le rendre
odieux à la population. Mais, cette
solution est en fait très risquée
quand on voit les erreurs manifestes
commises par le pouvoir depuis ces
derniers jours. Et surtout, quand
bien même elle réussirait, elle ne
ferait que repousser les échéances,
car elle ne règlerait en rien la
crise sociale et la crise de
représentativité dans laquelle la
France est plongée. Cette crise
pourrait être alors réactivée dans
les semaines ou les mois à venir, et
dans des conditions de bien plus
grande violence qu’aujourd’hui.
-
Le Président peut changer de
Premier-ministre et de gouvernement,
mais cela n’aura guère de sens s’il
conserve la même politique, et cela
–surtout – ne règlera pas la crise
de représentativité. Il faudrait que
le nouveau Premier-ministre puisse
céder sur des points importants au
mouvement, comme sur les hausses des
taxes (les carburants mais aussi les
hausses à venir sur l’électricité et
les autoroutes). Fors un moratoire
de un à deux ans sur toutes ces
hausses prévues, ce nouveau
gouvernement rencontrerait les mêmes
difficultés que le précédent.
-
Il peut, et on en parle beaucoup,
dissoudre l’Assemblée Nationale et
provoquer de nouvelles élections.
Mais, si ces nouvelles élections se
passent dans le même système
électoral que le précédent, le
risque est fort que le discrédit du
présent parlement ne déteigne sur le
suivant. Quant à modifier le système
électoral, si cela est théoriquement
possible avant une dissolution (mais
ne laissant guère de marge pour se
faire), il apparaît que seule une
proportionnelle intégrale dans le
cadre du département ou de la région
(avec un seuil minimum de
représentativité de 3%) pourrait
être appliquée très rapidement.
Cette solution pourrait régler en
partie la crise de représentativité,
mais elle apparaît comme très
défavorable à Emmanuel Macron et
surtout aux élites qui l’ont fait
élire.
-
Enfin, le Président peut
démissionner, ce qui provoquera un
intérim (assuré par le Président du
Sénat) avant de nouvelles élections.
Dans la situation actuelle, et en
dépit de la montée d’une opposition
à sa personne, rien n’oblige
Emmanuel Macron à démissionner. Bien
entendu, si la situation devait
dégénérer cela deviendrait une
possibilité, mais nous n’en sommes
pas là.
Nous sommes
aujourd’hui à la fois dans une crise
sociale, évidente, dans une crise
politique, manifeste, mais aussi
confrontés à une crise de la
représentativité des « élites » qui nous
gouvernent depuis des lustres. Une
solution tant politique qu’économique
s’impose. Mais, une telle solution ne
pourra voir le jour que si nous brisons
avec le cadre dans lequel la France
s’est enfermée (et a été enfermée par
ses élites) depuis une vingtaine
d’années. Nous sommes encore dans la
phase montante de la mobilisation et du
mouvement social. Que le gouvernement
prenne garde : Il ne cesse d’agir à
contretemps, entretenant et aggravant à
chaque fois la colère. Il doit prendre
des décisions importantes. Et, s’il
considère qu’il ne peut mettre en place
ces décisions, qu’elles sont contraires
à sa politique, mieux vaut qu’il quitte
le pouvoir au plus vite.
[1]
https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/gilets-jaunes-72-des-francais-soutiennent-le-mouvement-malgre-les-violences-selon-un-sondage_3082487.html
[2] Les calculs ont été
faits par le FMI :
http://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2017/07/27/2017-external-sector-report
et
http://www.imf.org/en/Publications/Policy-Papers/Issues/2016/12/31/2016-External-Sector-Report-PP5057
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