RussEurope
Le TAFTA, la Commission
et le gouvernement « français »
Jacques Sapir

© Jacques
Sapir
Lundi 5 septembre 2016
Les dernières déclarations de
Jean-Claude Juncker et de la Commission
européenne sur le TTIP (ou TAFTA)
jettent une lumière crue sur la manœuvre
politicienne à laquelle s’est livré le
gouvernement de François Hollande[1].
La Commission « continuera de
négocier » avec les Etats-Unis le
traité transatlantique de libre-échange
(TTIP ou Tafta), car le mandat de la
Commission reste pleinement valable,
aucun pays de l’UE n’ayant
officiellement manifesté sa réprobation
ou son désaccord, a assuré dimanche son
président Jean-Claude Juncker, en marge
du G20 de Hangzhou.Il a alors ajouté
que« Etant donné le mandat »
que les Etats-membres de l’UE ont
accordé à la Commission, « nous
continuerons de négocier avec les
Etats-Unis », en dépit de la
contestation manifestée au sein des
gouvernements français et allemand.
Fekl et les
canards sauvages
Il convient donc de revenir sur la
déclaration du secrétaire d’Etat au
Commerce extérieur du gouvernement
français, Matthias Fekl . Ce dernier
avait indiqué que la France demanderait
en septembre à la Commission, à
l’occasion d’une réunion des ministres
européens du Commerce, d’arrêter les
négociations sur ce projet en raison du
« manque de transparence de ces
dernières ». Que les négociations du
TTIP manquent de transparence est une
évidence. Les conditions draconiennes
qui sont mises à la consultation des
documents de négociation en témoignent.
Mais, cela, le gouvernement français le
savait depuis 2013. On s’étonne qu’il
ait fallu trois ans à un membre de ce
gouvernement pour découvrir ce
qu’experts et militants dénonçaient
depuis le début. On veut bien croire que
l’on a le cerveau embrumé dans ce
gouvernement, au point de confondre un
Macron avec un socialiste ou prendre la
politique de Bercy pour une attaque
contre la « finance ». Mais il y a des
limites à l’indécence.
Alors, comme le disait Michel
Audiard, il faudrait peut-être éviter de
prendre les enfants du Bon Dieu pour des
canards sauvages. Bref le drapeau noir
flotte sur la marmite et si les
cormorans européistes continuent de
crier ainsi au-dessus des jonques de
Hangzhou, on aura droit aux tontons
flingueurs ; bref ce sera du brutal, et
on pourrait bien se fâcher.
Car, cette déclaration (indécente) de
Matthias Fekl fait écho à celle,
prononcée dimanche dernier le 28 août,
par le ministre social-démocrate
allemand de l’Economie, Sigmar Gabriel,
qui a estimé que les discussions avaient
de facto échoué car les Européens ne
devaient pas céder aux exigences des
Etats-Unis. La chancelière conservatrice
Angela Merkel continue cependant de
défendre le projet. La réalité est que
les différents gouvernements savent très
bien que les opinions publiques sont
aujourd’hui violemment remontées contre
le TAFTA, et cela non sans de très
bonnes raisons. Ce traité, et l’on a
l’expérience des traités précédents,
n’apportera rien que ce soit aux
consommateurs ou aux producteurs. Il est
fait, avant tout, pour enrichir les
actionnaires et la finance, pour
accélérer, si faire se peut, le
mouvement de désindustrialisation que
l’on observe dans les pays d’Europe
occidentale.
Mais, il faut le faire passer en
dépit de la volonté claire et explicite
des opinions publiques. La méthode que
les gouvernements ont choisie est donc
de prendre position contre ce
traité, tout en laissant la Commission
européenne faire le sale boulot. Après,
il sera toujours possible d’user d’un
discours du style « on ne voulait pas,
mais c’est la commission qui a
négocié… ». Sauf que cette Commission a
eu un mandat explicite de ces mêmes
gouvernements, et que ce mandat pourrait
être révoqué, s’il le voulait. Seulement
voilà, ils ne le veulent pas…
Le mandat et
les mensonges
Dire que ce traité va apporter de la
croissance est un immense mensonge, mais
un mensonge qui a des précédents.
Rappelons les précédentes négociations
de l’OMC. Lors de la préparation du
sommet de l’Organisation mondiale du
commerce (OMC) de Cancún en 2003, on
pouvait lire et entendre des estimations
des gains de la libéralisation du
commerce mondial qui montaient à
plusieurs centaines de milliards de
dollars[2].
Les deux principaux modèles utilisés
pour estimer les « gains » de la
libéralisation du commerce mondial
étaient Linkage, qui a été développé au
sein de la Banque mondiale, et GTAP
(pour Global Trade Analysis Project) de
l’université Purdue[3].
Mais cette euphorie issue des
statistiques et des modèles n’a pas
duré. Lors des discussions préparatoires
au sommet de l’OMC d’Hong Kong en 2005,
on a ressenti le besoin d’utiliser des
bases de données plus réalistes. Dans le
cas de Linkage, les gains engendrés par
la libéralisation du commerce sont
tombés de plus de 800 milliards de
dollars à près de 290, dont 90 seulement
pour les PVD. En fait, si l’on retirait
la Chine de ce groupe de pays, le gain
serait quasiment nul. Une telle
variation dans les estimations, en si
peu de temps, laisse rêveur[4]
et ne manque pas d’attirer l’attention
sur la nature des modèles utilisés. Il
est admis que les estimations
économiques sont toujours entachées
d’une marge d’erreur. Mais celles que
l’on constate entre les estimations
de 2002 et de 2005 dépassent, de très
loin, ce qu’il est d’usage d’accepter en
la matière. On se rend compte que le
problème se situe à un autre niveau. Si
l’introduction de données plus réalistes
dans le cours de la constitution de
GTAP-6 est ainsi susceptible d’engendrer
une baisse de près des deux tiers des
gains totaux et des quatre cinquièmes et
plus pour les PVD, c’est l’existence
même de gains de la libéralisation des
échanges qui en devient douteuse[5].
Ajoutons ici que, dans le bloc des PVD,
la Chine est incluse. Si on la retire,
on est en présence de pertes nettes pour
les autres PVD. Un des problèmes les
plus importants des modèles de type CGE
comme Linkage et GTAP est qu’ils
supposent tous qu’existe une situation
d’équilibre au départ comme à la suite
de la mise en œuvre des accords. Ces
modèles supposent en outre que les
ajustements au sein des activités et
entre les activités se font sans
frictions ni coûts. Si une activité voit
sa production décroître et une autre sa
production s’accroître, les « facteurs
de production » (soit le capital et les
travailleurs) sont réputés pouvoir
automatiquement passer de l’une à
l’autre. La possibilité de déséquilibres
locaux, même transitoires mais pouvant
entraîner une hausse du chômage et une
montée des coûts sociaux, n’est pas
prise en compte. Si l’on se penche sur
les estimations concernant les gains
potentiels en fonction des différents
accords (sur l’agriculture et sur le
textile, par exemple), les résultats
sont tout aussi instructifs.
En ce qui concerne l’agriculture, la
fin des subventions telle qu’elle est
programmée par l’OMC avantage
massivement les pays riches, et au
premier chef les États-Unis[6].
D’autres études montrent que les PVD
pourraient bien être des perdants nets
d’une libéralisation des échanges
agricoles[7].
Rappelons aussi ce qui avait été dit
au sujet de la mise en place de l’Euro
qui devait entraîner, d’après les
dirigeants de l’époque et leurs experts
aux ordres, un surcroît de croissance de
1% par an. Or, depuis la mise en place
de l’Euro, la « zone Euro » s’est
révélée être un boulet pour l’économie
mondiale.
Hypocrisie
et conséquences
Alors, il faut bien conclure que
cette addition d’hypocrisie à la
malhonnêteté ne peut que provoquer une
levée de bouclier non seulement contre
ce traité, mais aussi contre ces mêmes
gouvernements et surtout contre cette
Union européenne dont on voit bien
désormais qu’elle ne sert qu’à faire
avaliser tous les mauvais coups
possibles et imaginables contre la
volonté des peuples. Cette Union
européenne n’est selon toute
vraisemblance plus réformable. On
voudrait alors provoquer une crise
majeure de confiance entre l’Union
européenne et les peuples des pays qui
la composent que l’on ne s’y prendrait
pas autrement. Car, aujourd’hui, il est
clair que la question de l’appartenance
de la France, et de nombreux autres
pays, à l’Union européenne est posée.
L’idée d’un référendum fait aujourd’hui
son chemin et, si un tel référendum
devait être organisée, il est fort
probable qu’il aboutirait au même
résultat qu’au Royaume-Uni[8].
Pris dans une logique au jour le
jour, dans de misérables manœuvres
politiciennes, les gouvernements, que ce
soit en France ou dans les autres pays,
ont mis à mal l’idée d’une coopération
européenne. Il faudra bien en tirer et
les leçons et le bilan, et mettre fin à
cette UE pour pouvoir créer, sur ses
décombres, d’autres cadres
institutionnels permettant une
coopération de projets entre les
nations.

Notes
[1]
http://www.lesoir.be/1308610/article/economie/2016-09-04/l-europe-continuera-negocier-avec-usa-sur-ttip-affirme-juncker
[2] Sapir J., La
Démondialisation, Paris, le Seuil,
2010.
[3] Voir T. Hertel, D. Hummels, M.
Ivanic, R. Keeney, « How Confident Can
We Be in CGE-Based Assessments of
Free-Trade Agreements? », GTAP
Working Paper, n° 26, West
Lafayette (Ind.), Purdue University,
2004.
[4] Voir F. Ackerman, « An Offer You
Can’t Refuse: Free Trade, Globalization
and the Search for Alternatives » in
F. Ackerman, A. Nadal (dir.), The
Flawed Foundations of General
Equilibrium, op. cit.,
p. 149-167.
[5] Voir J. K. Sundaram, R. Von
Arnim, « Trade Liberalization and
Economic Development », Science,
vol. 323, janvier 2009, p. 211-212.
[6] Voir F. Ackerman, « The
Shrinking Gains from Trade: A Critical
Assessment of Doha Round Projections »,
Global Development and Environment
Institute. Working Paper,
vol. 5, n° 1, Medford (Ma.), Tufts
University, octobre 2005.
[7] Voir J. E. Stiglitz, A. H.
Charlton, « A Development-Friendly
Prioritization of Doha Round Proposals »,
IPD Working Paper, « Initiative
for Policy Dialogue », New York/Oxford,
2004.
[8]
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/08/18/31001-20160818ARTFIG00184-en-cas-de-referendum-sur-l-union-europeenne-le-frexit-l-emporterait-probablement.php
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