RussEurope
De la haine de la démocratie dans l’UE
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Vendredi 1er juillet 2016
Les principaux responsables de
l’Union européenne se déchaînent contre
la pratique des référenda, considérée
comme non démocratique. Ceci peut se
comprendre à la suite du référendum
britannique, mais ne constitue en
réalité qu’une argutie qui vise à
renforcer la déclaration de Jean-Claude
Juncker de janvier 2015 où il déclarait
« qu’il ne peut y avoir de choix
démocratique contre les traités
européens ». En fait, si l’on regarde
l’histoire des référenda depuis le
traité de Maastricht, elle est
effectivement édifiante :
Pays |
Date |
Objet |
Pourcentage du
vote de rejet (« non ») |
Résultat
politique |
Danemark |
1992 |
Traité de
Maastricht |
51,7% |
Obligation de
revoter |
Danemark |
2000 |
Adhésion à
l’Euro |
53,2% |
Résultat accepté |
Irlande |
2001 |
Traité de Nice |
53,9% |
Obligation de
revoter |
Suède |
2003 |
Adhésion à
l’Euro |
56,1% |
Résultat accepté |
France |
2005 |
Constitution
européenne (TCE) |
54,9% |
Résultat ignoré |
Pays-Bas |
2005 |
Constitution
européenne (TCE) |
61,5% |
Résultat ignoré |
Irlande |
2008 |
Traité de
Lisbonne |
53,2% |
Obligation de
revoter |
Grèce |
2015 |
Conditions des
créanciers |
61,3% |
Résultat ignoré |
On constate que sur 8 référenda,
seuls 2 ont été respectés. La pratique
de l’Union européenne, et des
gouvernements dans le cadre de cette
Union européenne, se révèle donc
largement anti-démocratique puisque
remettant en cause dans 75% des cas un
vote démocratiquement exprimé.
De la
pratique à la théorie…
Cette position n’est pas seulement
une pratique. Elle a été théorisée dans
une critique qui s’avère parfaitement
convergente avec le discours tenu par
l’Union Européenne. Il convient de s’y
arrêter un instant pour chercher à
comprendre de quoi il retourne en la
matière. Jakab, après une analyse
comparée des diverses interprétations de
la souveraineté, avance pour le cas
français que : « La souveraineté
populaire pure fut compromise par un
abus extensif de referenda sous le règne
de Napoléon Ier et de Napoléon III, la
souveraineté nationale pure ayant été
perçue comme insuffisante du point de
vue de sa légitimation[1] »
C’est soutenir qu’un abus
pervertirait le principe ainsi abusé.
Mais il ne peut en être ainsi que si
l’abus démontre une incomplétude
du principe et non de sa mise en œuvre.
Viendrait-il à l’esprit des
contemporains de détruire les chemins de
fer au nom de leur utilisation par le
Nazis dans la destruction génocidaire
des Juifs et des Tziganes ? Or, ceci est
bien le fond du raisonnement tenu par
Jakab. Pourtant, il est loin d’être
évident dans l’usage politique
fait du plébiscite que cet usage soit le
seul possible. Si un plébiscite est bien
un instrument non-démocratique, tout
référendum n’est pas à l’évidence un
plébiscite.
La confusion établie par l’auteur
entre les deux notions est très
dangereuse et pour tout dire malhonnête.
La pratique qui consiste à assimiler
référendum et plébiscite, car c’est de
cela dont il est question dans le texte,
est une erreur logique. La discussion se
poursuit sur la portée qu’il faut
attribuer à la décision du Conseil
Constitutionnel concernant la Nouvelle
Calédonie où il est dit que « la loi
votée… n’exprime la volonté générale que
dans le respect de la Constitution
»[2].
Ici encore, on pratique de manière
volontaire la stratégie de la confusion.
Ce que reconnaît le Conseil
Constitutionnel, en l’occurrence,
c’est la supériorité logique de la
Constitution sur la Loi.
Ce n’est nullement, comme le prétend à
tort Jakab l’enchaînement de la
souveraineté. En fait, dire que le
processus législatif doit être encadré
par une Constitution ne fait que répéter
le Contrat Social de Rousseau[3].
Ce qui est en cause est bien le parti
pris de cet auteur est de refuser ou de
chercher à limiter le concept de
Souveraineté.
Le
positivisme juridique
Pour pouvoir ainsi limiter le
principe de souveraineté, il est fait
appel aux travaux de Hans Kelsen[4].
On sait que, pour ce dernier, le droit
d’un État est subordonné au droit
international, ce dernier existant de
manière implicite à travers un système
de « lois naturelles » qui seraient
propre à la condition humaine, servant
alors de normes pour le droit des États.
C’est le principe de la norme
hypothétique fondamentale, dite aussi la
Grundnorm (Grund
désignant le fondement). On est ici en
présence d’une norme de nature
logico-transcendantale[5].
Kelsen est fortement influencé par la
logique du néo-Kantisme et la
Grundnorm apparaît au sommet de la
pyramide des différents niveaux de lois.
Mais, les thèses de Kelsen sont loin de
faire l’unanimité. Il lui est reproché,
et non sans raison, un positivisme
juridique[6]
qui aboutit à un aplatissement des
principes du droit.
Les études de cas proposées dans
l’ouvrage de David Dyzenhaus, The
Constitution of Law, aboutissent à
mettre en évidence une critique de ce
positivisme. Elle permet de comprendre
comment l’obsession pour la rule by
law (i.e. la légalité formelle) et
la fidélité au texte tourne bien souvent
à l’avantage des politiques
gouvernementales quelles qu’elles
soient. À quelques reprises, l’auteur
évoque ses propres analyses des
perversions du système légal de
l’Apartheid[7]
en rappelant que cette jurisprudence
avilissante tenait moins aux convictions
racistes des juges sud-africains qu’à
leur « positivisme»[8].
Dans son principe, ce positivisme
représente une tentative pour dépasser
le dualisme de la norme et de
l’exception. Mais on voit bien que c’est
une tentative insuffisante et
superficielle. En tant que via del
mezzo, le positivisme échoue car il
ne prend pas l’exception assez au
sérieux.
Quelle
norme ?
Néanmoins, on peut aussi soutenir que
la Grundnorm est une norme
hypothétique, un choix épistémologique
qui permet de comprendre la juridicité
de la Constitution et donc de l’ensemble
de l’ordre juridique. En tant que norme
supposée, elle ne disposerait d’aucun
contenu. La démarche kelsénienne se
situerait donc, en réalité, aux
antipodes de la recherche jusnaturaliste
des fondements d’un droit basé sur des
normes morales[9].
Mais, sur ce point, il est difficile de
distinguer les différentes étapes de
l’évolution de Kelsen, mais surtout de
distinguer entre Kelsen et ses épigones
et ses héritiers. La critique en
jusnaturalisme semble ici bien
pertinente à propos de l’héritage de
Kelsen.
À l’inverse, on peut considérer que
le Droit International découle au
contraire du Droit de chaque État, qu’il
est un Droit de coordination[10].
C’est la logique développée par Simone
Goyard-Fabre[11].
De plus, la notion de « loi naturelle »
pose un vrai problème en ceci qu’elle
prétend établir une spécificité radicale
de l’action humaine, un schéma dans
lequel il n’est que trop facile de voir
une représentation chrétienne (la
« créature » à l’image de son
« créateur »). Accepter ceci sans
discussion reviendrait à établir le
Christianisme comme norme supérieure
pour la totalité des hommes, et par là
même à nier l’hétérogénéité religieuse
avec toutes les conséquences dramatiques
que cela impliquerait.
Centralité
de la souveraineté
Andras Jakab se voit alors obligé de
reconnaître que : « malheureusement,
du point de vue de la définition de la
notion, la souveraineté comme telle
n’est définie dans aucun traité
international (peut-être parce qu’un
accord sur cette question serait
impossible »[12].
Il ajoute quelques lignes plus loin : « Mais
l’acceptation totale du premier droit du
souverain, c’est-à-dire l’exclusivité,
n’est pas satisfaisante vu les défis
nouveaux, notamment la mondialisation »[13].
Ce faisant il glisse, dans le même
mouvement, d’une position de principe à
une position déterminée par
l’interprétation qu’il fait – et que
l’on peut réfuter – d’un contexte. Cette
démarche a été critiquée en son temps
par Simone Goyard-Fabre : « Que
l’exercice de la souveraineté ne puisse
se faire qu’au moyen d’organes
différenciés, aux compétences
spécifiques et travaillant
indépendamment les uns des autres,
n’implique rien quant à la nature de la
puissance souveraine de l’État. Le
pluralisme organique (…) ne divise pas
l’essence ou la forme de l’État; la
souveraineté est une et indivisible« [14].
L’argument prétendant fonder sur la
limitation pratique de la souveraineté
une limitation du principe de celle-ci
est, quant au fond, d’une grande
faiblesse. Les États n’ont pas prétendu
pouvoir tout contrôler matériellement,
même et y compris sur le territoire qui
est le leur. Le despote le plus puissant
et le plus absolu était sans effet
devant l’orage ou la sécheresse. Il ne
faut pas confondre les limites liées au
domaine de la nature et la question des
limites de la compétence du Souverain.
La démarche de Jakab a pour objet,
consciemment ou inconsciemment, de nous
présenter le contexte comme déterminant
par rapport aux principes. La confusion
entre les niveaux d’analyse atteint
alors son comble. Cette confusion a
naturellement pour objet de faire passer
pour logique ce qui ne l’est pas : la
subordination de la Souveraineté. Or,
cette subordination est contraire aux
principes du droit. Il n’est guère
étonnant, dans ces conditions, que
l’article de Jakab ait reçu tant de
distinctions des institutions de l’Union
Européennes. On comprend mieux aussi
pourquoi il va, dans une autre partie de
son article parler de « l’ignorance
[des Etats membres] par rapport au défi
constitutionnel de l’appartenance à
l’UE ». Cela revient à dire que la
Souveraineté pourrait être mise à mal
par l’existence de liens contractuels
entre les États. On retrouve ici l’idée
que les traités doivent s’imposer sur
les choix démocratiques, autrement dit
que le suffrage universel n’est plus
l’expression de la souveraineté. Nous en
sommes là dans la dérive que connaît
aujourd’hui l’Union européenne et ses
thuriféraires.
Notes
[1] Jakab A., « La neutralisation de
la question de la souveraineté.
Stratégies de compromis dans
l’argumentation constitutionnelle sur le
concept de souveraineté pour
l’intégration européenne », in Jus
Politicum, n°1, p.4, URL :
http://www.juspoliticum.com/La-neutralisation-de-la-question,28.html
[2] Décision 85-197 DC 23 Août 1985,
Voir : Jacques Ziller, « Sovereignty in
France: Getting Rid of the Mal de
Bodin », in Sovereignty in
Transition. éd. Neil Walker,
Oxford, Hart, 2003.
[3] Rousseau J-J., Du Contrat
Social, Flammarion, Paris, 2001.
[4] Kelsen H., «La méthode et la
notion fondamentale de la théorie pure
du droit »Revue de Métaphysique et
de Morale, T. 41, No. 2 (Avril
1934), pp. 183-204.
[5] Kelsen H., Théorie générale
des normes, (traduction d’Olivier
Beaud)
PUF, 1996, Paris.
[6] A. Hold-Ferneck, H. Kelsen,
Lo Stato come Superuomo, un dibattito a
Vienna, édité par A. Scalone, Il
Mulino, Turin, 2002
[7] Dyzenhaus D, Hard Cases in
Wicked Legal Systems. South African Law
in the Perspective of Legal Philosophy,
Oxford, Clarendon Press, 1991.
[8] Dyzenhaus D., The
Constitution of Law. Legality In a Time
of Emergency, op.cit., p. 22.
[9] Troper M., La philosophie du
droit, Paris, PUF, 2003,
[10] Dupuy R.J., Le Droit
International, PUF, Paris, 1963
[11] Goyard-Fabre S., « Y-a-t-il une
crise de la souveraineté? », in
Revue Internationale de Philosophie,
Vol. 45, n°4/1991, pp. 459-498.
[12] Jakab A., « La neutralisation
de la question de la souveraineté.
Stratégies de compromis dans
l’argumentation constitutionnelle sur le
concept de souveraineté pour
l’intégration européenne », op.cit., p.
11.
[13] Jakab A., « La neutralisation
de la question de la souveraineté.
Stratégies de compromis dans
l’argumentation constitutionnelle sur le
concept de souveraineté pour
l’intégration européenne », op.cit., p.
12.
[14] S. Goyard-Fabre, « Y-a-t-il une
crise de la souveraineté? », op.cit., p.
480-1.
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